Oraison funeste : Samar Yazbek (Les Portes du néant)

Samar Yazbek, Les Portes du néant © Stock

Avec Les Portes du néant, Samar Yazbek nous entraîne dans les tréfonds du conflit syrien, au prix de son exil et de la confrontation de son écriture au plus près de la mort.

En août 2012, Samar Yazbek, exilée en France depuis août 2011, retourne en Syrie une première fois. La journaliste vient prêter main-forte aux femmes de la région d’Idlib, qu’elle soutient par des projets de micro-entreprise.
En 2012, « Daech » n’existe pas, du moins pas dans la nomenclature du ministère des Affaires étrangères. La journaliste note pourtant, « Je ne cesserais d’entendre de la bouche de soldats qui avaient fait défection qu’ils avaient du mal à se procurer des munitions, contrairement aux nouveaux groupes islamiques, très bien équipés […] ces groupes qui avaient émergé il y a peu, étaient décrits comme extrémistes et généreusement financés par certains États. » — une réalité qui ne faisait pas encore de Une média mais n’avait pas échappé à tous non plus.

Sur ce premier voyage s’ouvre Les Portes du néant, témoignage de Samar Yazbek. L’écrivain en ferait deux autres jusqu’en août 2013, jusqu’à voir « [des] bataillons qui se battaient entre eux, [des] conflits qui dévoraient la révolution. […] Les extrémistes étaient devenus un monstre à plusieurs têtes grâce à toutes leurs factions. » Le récit se construit autour de quelques fils d’Ariane comme la petite Alaa, enfant rencontrée une première fois à Saraqeb, retrouvée à Antioche en Turquie, de même que quelques lieux, dont Saraqeb et Kafranbel. A ces points de repère se mêlent des portraits de Syriens, combattants au nom d’Allah, activistes anti-Assad, dont Samar Yazbek a patiemment recueilli les témoignages au fil de ses séjours.

51DKn1aZA1L._SX324_BO1,204,203,200_Peut-être parce que son écriture n’est pas née avec la révolution ni avec la guerre (elle avait publié quatre romans en Syrie avant de quitter le pays puis un récit de la révolution, Feux croisés, journal de la révolution syrienne chez Buchet-Chastel), peut-être parce qu’elle a aussi, très tôt, témoigné des atrocités de la répression des premières heures du soulèvement syrien, peut-être parce qu’elle avoue dès les premières pages du livre, que « le seul personnage fictif est la narratrice », Samar Yabek avec ce livre choisit de construire son identité dans « ce qui était juste en tant qu’intellectuelle et écrivain, c’est-à-dire [se] tenir aux côtés de [son] peuple dans son combat ».
Aux côtés et au plus près, qu’il s’agisse de survire sous les bombardements, de franchir un barrage, d’approcher la ligne de front. Samar Yazbek laisse sa narratrice, à chaque fois qu’elle s’entretient avec des sunnites, ne pas leur cacher qu’elle est alaouite — qu’elle appartient à cette même minorité que Bashar Al-Assad — au point que son idéalisme finit par agacer ou effrayer ses fixeurs. C’est avec cette obstination à dévoiler une identité clanique, qui, sur le terrain, pourrait lui coûter la vie, que la narratrice ne s’effondre pas et poursuit ses projets humanitaires, comme si elle refusait de choisir entre ses tripes et son sang.

Les obus tombent, puis les barils tombent, la narratrice ne lâche pas son carnet. Elle archive les crimes — tel soldat assassiné par un coup de feu dans ses parties intimes lorsqu’il a refusé de violer la fille d’un dissident — ; elle note les dommages — telle mère de famille qui « sait pourtant lire, écrire » et ses enfants réfugiés en haillons dans une grange misérable tandis que le mari combat au front — ; elle documente la montée des affrontements entre différentes tendances de l’Islam puis l’apparition de combattants étrangers. La profusion des atrocités est telle qu’il faut parfois revenir plusieurs fois à la même page pour être sûr de ce qu’on a lu — et c’est ainsi que le lecteur se rend mieux compte qu’il ne s’agit plus d’un seul conflit, serait-il une guerre civile, mais, les mois et chapitres passant, de la juxtaposition de plusieurs guerres qui surgissent en surimpresssion comme des calques pour carte d’État-major à très grande échelle : au cours de son récit, la journaliste n’aura pas quitté un périmètre de quelques dizaines de kilomètres de côté (il y a 32 km, par la route, entre Saradeq et Kafranbel). C’est important pour comprendre : la mort a beau surgir à chaque coin de page, les voyages de Samar Yazbek, qui durent quelques semaines sur quelques acres de la région d’Idlib, ne sont qu’un tout petit échantillonnage de ce qui se passe depuis cinq ans sur les 186 475 kilomètres carré du territoire syrien.

Dans son échantillonnage, Samar Yazbek ne hiérarchise pas les prises de parole de ses témoins, parfois désignés par leur seul prénom. Du côté de ses alliés, au-delà de la protection que lui offre l’ASL pour la sécurité de ses déplacements, ses principaux interlocuteurs sont des activistes et journalistes liés aux centres média citoyens ayant accompagné la révolution, comme Razzane Ghazzawi et Raed Fares. Samar Yazbek partage avec certains d’entre eux, comme Razzane, d’avoir connu les prisons du régime (c’est ainsi qu’elle a dû fuir la Syrie dès juillet 2011). Le 24 juillet 2013, lors de son troisième voyage, elle assiste impuissante à l’enlèvement du journaliste polonais Martin Söder par Daech, à Saradeq (il finira par s’évader quelques mois plus tard). Les centres média, le plus souvent rattachés à une localité, ont parfois touché des subsides de fondations américaines. La plupart ont fermé ou ont dû s’exiler, certains comme le centre média de Kafranbel — connu en particulier pour ses caricatures et satires du conflit — ou le groupe Raqqa is being slaughtered silently ont connu la renommée. Au fil des mois, puis des années,
suivant les reportages effectués par Yazbek, l’information qu’ils fournissaient s’est amenuisée au fur et à mesure que Daech inondait les réseaux de sa propagande et que les journalistes ont pour la plupart dû s’exiler sous la menace ou ont été assassinés.

Mais Samar Yazbek n’interviewe pas que de potentiels alliés. Elle ne ménage ni son temps ni sa peine, pour recueillir les paroles de dirigeants du Front al-Nosra (qui a prêté allégeance à al-Qaeda) ou d’Ahrar-Al-Cham (qui a depuis rejoint Ansar-Al-Sharia). D’un chef de bataillon à l’autre, elle traduit quelques nuances dans le désir d’application de la charia, et de nombreux points communs : désertions d’officiers supérieurs de Bashar Al-Assad persuadés ou se persuadant qu’une plus stricte adhésion à un Islam rigoriste bénéficierait au pays, petits arrangements pour l’accès aux armes — dont les trafics d’antiquités, et même revente de lignes de front entre factions, ou des factions vers le régime : une économie du chaos, où certains chefs ne cachent pas leur pessimisme, tels qu’Abou Hassan, un des émirs du front al-sharia, qui promet ou redoute : « Après deux ans et demi de guerre, je peux vous dire qu’il s’agit d’une guerre sunnite/alaouite. Elle sera longue, elle durera au moins une décennie. » (Le récit ne permet pas avec certitude de déterminer s’il s’agit de la même personne, mais un homonyme, Abou Hassan dit « Al-Tounsi », figure du Front al-Nosra a été tué en septembre 2015 lors de combats contre les troupes du régime. Ce dernier avait une longue expérience des combats auprès d’al-Qaeda et avait assisté personnellement Ossama Ben Laden).

Lorsqu’elle décrit l’urgence à laquelle elle est rendue de témoigner, la peur qui la saisit dans Saraqeb soudain contrôlé par des Islamistes, ou les alertes anti-aériennes transmises par radio, elle sait que le temps est compté. Pourtant, plus encore que du temps, elle se méfie d’elle-même et d’une écriture qui viendrait falsifier le récit, et elle mettra près d’un an après son retour à reprendre un stylo, « Même s’il s’agit d’une sorte de fraude esthétique, j’espère qu’elle me sera pardonnée par mon désir de composer, de narrer et de communiquer la vérité sur les événements qui se produisaient dans le Nord syrien. » Samar Yazbek ne se perd pas et clôt son récit de six pages tout aussi cinglantes que les 280 précédentes (« L’E.I. occupe des villes syriennes. La coalition dirigée par les États-Unis les bombarde presque avec coquetterie »), depuis un exil « qui diminue les confins étroits de votre identité, qu’il s’agisse de la langue, de la nationalité, de la religion ou de la situation géographique. »

Trois ans ont passé, depuis ces voyages où tout semble déjà avoir été écrit de l’horreur. Dans la région visitée par Samar Yazbek, si l’on a la curiosité de consulter Wikimapia, plusieurs villages sont désormais mystérieusement tagués en cyrillique. Les événements n’ont pas fini de se produire dans le Nord syrien. Ils n’ont plus de témoin.

Samar Yazbek, Les Portes du néant, traduit de l’arabe par Rania Samara, préface de Christophe Boltanski, éditions Stock, « La Cosmopolite », mars 2016, 306 p., 21 €

Rencontres avec Samar Yazbek : le 24 mai, 21h – Librairie Millepages (Vincennes) ; le 27 mai aux Assises du Roman – Villa Gillet (Lyon) ; le 16 juin à 18h30 : European Endovment for Democraty (Action Syrie) à Bruxelles.
Quatre livres et une série peuvent accompagner la lecture du récit de Samar Yazbek :

Jean-Pierre Filiu, avec Les Arabes, leur destin et le nôtre (2015, éditions La Découverte), permet d’apprendre (ou de se rappeler) que la France a bombardé la Syrie plusieurs fois par le passé : en 1925-1926 contre la révolte druze contre le mandat français, mais aussi en 1945 avec la bénédiction du général de Gaulle. Le livre de Jean-Pierre Filiu ne se contente pas d’inventorier les dates anniversaire des multiples échecs européens en Orient (comme les cent ans de l’accord Sykes-Picot du 16 mai 1916, restés secrets jusqu’à la fin de 1917, et qui démantelaient purement et simplement l’empire ottoman). Sa recension concise et passionnante des faits permet de mieux appréhender comment les printemps arabes, loin de constituer une révolution soudaine, succédaient à d’autres émancipations, certaines en apparence achevées avec la décolonisation, certaines en apparence laissées en suspens comme la «nahda», renaissance portée entre autres, selon l’auteur, par l’importation de l’imprimerie en caractères arabes (qui mit 400 ans pour traverser la Méditerranée, importée par Bonaparte).
Joseph Kessel, avec son reportage En Syrie (Folio) datant de 1926, ne contredit pas Filiu, il participe à un bombardement de Soueïda sans que cela semble autrement l’émouvoir, puis, quelques pages plus loin, vante « l‘extraordinaire promenade à travers ces bois porteurs des plus beaux fruits, sous le soleil ineffable d’Orient ».
Ah, le soleil ineffable !
Le colonialisme, finalement, n’aurait-il pas été d’abord le vœu secret d’un soleil obéissant ?

Un soleil ineffable, dont peut-être, nous ne sommes pas tout-à-fait sortis quand nous achetons en masse Palmyre, l’irremplaçable trésor, de Paul Veyne (Albin Michel), l’un des best-sellers (mérité) de 2015,
ou Boussole, le Goncourt tout aussi mérité de Mathias Enard : deux érudits, deux livres magnifiques, mais aussi, deux livres pour convoquer une nostalgie d’Orient éternel. Au moins, bien sûr, les deux auteurs nous parlaient de ce soleil que nous aimerions revoir, et ce n’était pas leur responsabilité d’auteur, mais celle de chaque lecteur, que d’aller chercher au fond de lui-même les bonnes raisons de croire en ce soleil-là qui appartienne à tout le monde, mais d’abord à ses habitants, qui de Damas à Tell-Abiad nous avaient tendu un thé — Sur Tell-Abiad et la complexité des destins syriens, il est possible de lire le passionnant témoignage de Mohamad Al-Roumi.

A cet égard, Le Bureau des légendes, deuxième saison, semble chercher la rédemption. [attention spoiler, quelqu’un chez Diacritik a visionné les dix épisodes] La série, déjà célébrée l’an passé, poursuit le chemin entamé avec brio, articulant destins individuels et enjeux géopolitiques avec une subtilité louable et une documentation solide. Son héroïne Nadia El-Mansour pourrait même avoir été inspirée par Samar Yazbek. Et pourtant, en confiant à son maître-espion de sauver le monde, Le Bureau des légendes croit encore qu’en Syrie, c’est encore à la France de gagner.

Bien sûr, il faut gagner. Mais pour une fois, et pour toujours, gagnons avec les Syriens.