Machines de guerre urbaines, coordonné par Manola Antonioli, rassemble des contributions d’architectes, de philosophes, d’artistes autour de questions relatives aux nouvelles façons de penser et de vivre les espaces urbains contemporains. A partir d’un concept inventé par Gilles Deleuze et Félix Guattari, cet ouvrage analyse ce qui s’invente autour des problématiques urbaines actuelles dans des domaines et selon des modalités très divers : architecture, agriculture urbaine, guérilla végétale, art, tiers lieux, urbanisme, etc.
Il s’agit à la fois de développer des points de vue critiques sur les politiques urbaines actuelles mais aussi d’analyser l’ensemble des points de vue novateurs permettant de concevoir et de mettre en pratique d’autres types d’espaces urbains, d’autres façons d’être dans la ville, mais aussi d’autres possibilités économiques, politiques, artistiques, subjectives.
Machines de guerre urbaines est un livre à la croisée du politique, de l’urbanisme, de l’économie, de l’esthétique, du technologique, favorisant aussi l’émergence d’un nouvel imaginaire de la ville ainsi que de nouvelles façons de s’approprier la ville. Un livre qui résonne donc, en particulier, avec le mouvement actuel Nuit Debout…
Pour commencer, pourrais-tu expliquer le sens de la notion de « machine de guerre », qui vient de Deleuze et Guattari, et expliciter le sens du titre du livre « Machines de guerre urbaines » ?
Sans rentrer dans un exercice d’exégèse deleuzo-guattarienne – auquel je me suis déjà livrée, dans une certaine mesure, dans mon introduction à l’ouvrage – les « machines de guerre » sont à mes yeux tous les dispositifs d’ordre politique, social, artistique, philosophique, etc. qui, pour reprendre une expression de l’anthropologue britannique Tim Ingold, échappent à l’autorité omniprésente de la ligne droite ou de la « rectilinéarité » de la géométrie euclidienne pour emprunter les lignes sinueuses du trajet et du déplacement perpétuel.
Ce sont des formes d’organisation nomades : elles caractérisent tous les savoirs, toutes les techniques et les pratiques que Deleuze et Guattari appellent « mineures » par oppositions aux sciences, aux techniques et aux formes de pouvoir « majeurs » et institutionnalisés. Inventer des machines de guerre signifie donc construire des projets singuliers centrés sur des « problèmes-événements », tout comme au Moyen Âge les bâtisseurs des cathédrales gothiques ne dessinaient pas des plans à l’avance mais les improvisaient sur site, à même le sol. La machine de guerre implique toujours une distribution dans un espace ouvert, dont les frontières ne sont pas tracées à l’avance, l’élaboration d’un parcours changeant qui ne peut jamais être simplement identifié à l’aide d’une carte ou d’un GPS et qui relève d’un « espace lisse », d’une topologie différenciée et sensible.
Et l’idée de « machines de guerre urbaines » ?
Les textes réunis dans cet ouvrage partent du constat que les espaces urbains contemporains échappent à la maîtrise de l’urbanisme qui a voulu s’imposer comme une « science royale » aux villes et à leurs habitants. On assiste à l’invention de petites « machines de guerre » qui utilisent des stratégies très différentes – retour du « végétal en ville » et introduction de nouvelles formes d’agriculture urbaine, interventions artistiques dans l’espace public, cartographies et dérives urbaines, formes d’auto-construction et de construction collective éphémères ou durables, etc. – pour échapper à la désolation de la « ville générique » tout comme à l’enfermement des ghettos destinés aux populations les plus riches – les gated communities – ou à celles plus pauvres et marginalisées. Il s’agit ainsi de créer des « lieux improvisés », qui ne suivent aucun schéma préétabli sans pour autant être inéluctablement voués au chaos, tout comme les musiciens de jazz improvisent en suivant des règles qui sont le fruit d’une longue expérimentation et d’un long apprentissage. Il s’agit aussi d’inventer des « usages improvisés » des rues et des places des villes, de plus en plus livrés quasi exclusivement au commerce et à la circulation automobile. L’exemple que nous avons tous sous les yeux en ce moment est celui de l’occupation des places par le mouvement de la « Nuit debout ».
Le livre que tu as dirigé est clairement politique. Pourquoi essayer de repenser le politique à partir de la ville, de l’urbain et de l’urbanisme ? Quelle serait l’importance singulière de la ville pour une réflexion politique aujourd’hui ?
Sur ce point, je partage entièrement les analyses de Félix Guattari dans un très beau texte intitulé « Pratiques écosophiques et restauration de la cité subjective », que l’on trouve dans Qu’est-ce que l’écosophie ?, où il considère que le devenir et l’avenir de la politique dépendent désormais des villes, où vit un pourcentage de plus en plus élevé de la population mondiale.
Les agglomérations urbaines sur la planète ressemblent de plus en plus à un « archipel de villes », dont les composantes sont connectées par des flux et réseaux de toutes sortes, à une constellation de villes-monde déterritorialisées. Cette mise en réseau planétaire des espaces urbains a, d’une part, homogénéisé les équipements, les moyens de communication et de transport, les modes de vie et les mentalités des élites mondialisées, mais elle a, d’autre part, exacerbé les différences entre les zones d’habitat. L’ancienne structure centre-périphérie s’est transformée en profondeur, pour donner lieu à une tripartion entre des zones urbaines suréquipées et surconnectées, des zones résidentielles d’habitat médiocre pour les classes moyennes, et des zones de pauvreté de plus en plus présentes sur toute la planète : les banlieues des grandes villes européennes, les bidonvilles ou les favelas d’Amérique latine et d’Asie, les sans-abris dans les rues et les parcs de toutes les villes des pays dits « riches », etc.
La déterritorialisation du capitalisme avancé a produit également, au niveau urbain, une reterritorialisation généralisée sur la base d’une polarisation riches/pauvres, intégration/désintégration. La réponse à ces problématiques dépasse largement, selon Guattari, les domaines traditionnellement attribués à l’architecture, l’urbanisme, l’économie, pour engager un grand nombre de pratiques et de réflexions d’ordre sociopolitique, écologique, éthique et esthétique. On ne peut donc séparer les problèmes liés aux infrastructures matérielles, de communication, de transport et de service des fonctions « existentielles » des espaces urbains. Le phénomène urbain est au carrefour des enjeux économiques, sociaux, écologiques et culturels, et ne peut donc pas être réduit à la question, qui reste cependant essentielle, des nouvelles techniques de construction, de l’introduction de nouveaux matériaux qui permettent de lutter contre toutes les formes de pollution et de nuisance.
Guattari suggère ainsi que les futurs programmes de rénovation urbaine associent systématiquement dans le cadre de contrats de recherche et d’expérimentation sociale non seulement les architectes, les urbanistes, les politiques, mais aussi des chercheurs en sciences sociales et surtout des futurs habitants et utilisateurs des lieux. Il s’agit d’anticiper ainsi, par une démarche collective, l’évolution du cadre bâti, mais aussi de nouveaux modes de vie : pratiques de voisinage, d’éducation, de culture, d’activités sportives, de transport, de prise en charge des enfants ou des personnes âgées, etc.
Certains textes de ce livre présentent une critique des politiques de la ville actuelles, en particulier de celles qui mettent l’accent sur le développement durable. Le problème n’est évidemment pas d’insister sur le développement durable mais réside dans la façon dont celui-ci est conçu et dont il résulte d’une certaine façon d’instaurer des rapports entre les dirigeants et les habitants. Par exemple, dans le texte qu’ils ont écrit, Gabe et Émeline Eudes soulignent que si les habitants sont parfois appelés à participer pour élire un projet pour leur quartier ou leur ville, il ne faut pourtant pas confondre participation et intervention, les deux impliquant des rapports au pouvoir et des rapports de pouvoir différents. Est-ce que tu peux donner des exemples des projets qui s’appuient sur l’intervention des habitants ? En quoi une politique de l’intervention change-t-elle ce que sont les habitants et ce que signifie habiter une ville ?
Comme toutes les expériences de démocratie dite « participative », les initiatives qui prétendent impliquer les habitants dans l’évolution des espaces et des politiques urbaines se soldent souvent par des échecs cuisants, comme Gabe et Emeline le font remarquer à juste titre. La « consultation » des habitants n’intervient que sur des aspects marginaux d’aménagements urbains dont l’évolution a été décidée en amont par les acteurs publics et les promoteurs privés. Par ailleurs, ceux qui « participent » activement à ces processus consultatifs sont le plus souvent ceux qui ont les compétences et les aptitudes nécessaires pour prendre la parole en public et faire entendre leur point de vue. La situation paraît particulièrement bloquée et stérilisée en France, à cause de la centralisation des pouvoirs, de la complexité des démarches administratives et d’une longue tradition autoritaire en ce qui concerne l’aménagement du territoire : il est difficile, voire impossible, d’influer sur les grandes opérations d’urbanisme.
Dans son livre Reconquérir les rues, l’architecte et urbaniste Nicolas Soulier a montré qu’en Europe du Nord, en Allemagne, en Belgique, en Suisse, en Angleterre, au Canada, aux États-Unis et au Japon fleurissent partout de nombreuses pistes d’action pour que les habitants puissent soustraire la rue – espace de rencontre, de circulation et de respiration de la ville par excellence – à la surabondance des réglementations et des interdits, à la minéralisation et à la stérilisation des espaces, à l’emprise de la voiture. En Amérique latine, où l’habitat informel et les bidonvilles ne cessent de s’étendre, les habitants s’organisent pour faire face à la précarité et pour créer des liens entre la ville informelle et la ville formelle grâce à des projets participatifs susceptibles de réduire l’exclusion à la fois spatiale et sociale dont ils font l’objet.
Un chapitre du livre est consacré à la place de la nature dans la ville et plus généralement à la place de l’écologie dans les politiques urbaines actuelles. Dans ce chapitre, on trouve une approche volontiers critique de l’écologie telle qu’elle est globalement prise en compte dans ces politiques. Qu’est-ce qui serait critiquable dans cette conception actuelle de l’écologie en milieu urbain et quelle autre forme d’écologie pourrait lui être opposée ? De manière plus large, en quoi l’écologie serait-elle une dimension essentielle pour une politique urbaine aujourd’hui ?
Étrangement, la plupart des projets de reconversion urbaine actuels semblent ignorer ou sous-estimer l’importance de la demande collective d’une nouvelle présence de la « nature en ville » qui s’exprime dans des pratiques aussi diverses que la multiplication des jardins et des potagers partagés, la guerilla gardening, les pratiques de permaculture ou d’agriculture urbaine, le rôle du paysage, les pratiques artistiques, la recherche de la biodiversité urbaine. L’introduction du vivant est en général limitée au végétal, recherché pour ses fonctions esthétiques plutôt que pour son importance éthique, sociale et politique, alors que la présence de « l’animal en ville » n’est que très rarement prise en compte. La vision techniciste et normative de la « qualité urbaine » semble systématiquement confondre un critère qualitatif non mieux défini – et probablement impossible à définir de façon univoque – avec des critères quantitatifs. Les éco-quartiers devraient donc pouvoir conjuguer une « qualité urbaine » avec une Haute Qualité Environnementale, définie essentiellement de façon quantitative et structurée autour de quatorze « cibles » : cibles d’écoconstruction : relations harmonieuses du bâtiment avec son environnement immédiat, choix intégré des produits, systèmes et procédés de construction, chantiers à faibles nuisances ; cibles d’éco-gestion : gestion de l’énergie, gestion de l’eau, gestion des déchets d’activité, gestion de l’entretien et de la maintenance ; cibles de confort : confort hygrothermique, confort acoustique, confort visuel et confort olfactif ; cibles de santé : qualité sanitaire des espaces, qualité sanitaire de l’air, qualité sanitaire de l’eau.
La plupart des actions d’aménagement comportent aujourd’hui une dimension paysagère, et les paysagistes pourraient assumer ce rôle de médiateurs entre la ville et la nature. Cependant, leur intervention n’est que très rarement inscrite à l’origine des projets et elle n’arrive que trop fréquemment à la fin de sa réalisation, comme prétexte à une « végétalisation » décorative et superficielle des espaces. Dans le cadre d’un « ordre urbain » standardisé et normalisé, dans lequel la multiplication des éco-quartiers ne fait trop souvent que répondre à des exigences de communication et de « marketing de l’urbain », il est difficile d’intégrer un vrai « projet de paysage » qui ne se réduise pas à une réponse superficielle à un besoin de nature de plus en plus diffus, mais qui soit intégré à la fabrique contemporaine de la ville dès l’origine du projet. Il s’agit donc de prendre en compte le paysage comme composante du projet urbain dans toute sa complexité, qui inclut ses composantes matérielles et immatérielles, physiques et culturelles.
Dans la perspective guattarienne, qui est aussi la mienne, d’une « écosophie urbaine », le souci écologique ne concerne pas seulement les environnements naturels, le domaine bâti ou les territoires physiques, mais également une réinvention des « territoires existentiels » individuels et collectifs, à la lumière du lien indissociable entre l’humanité et la biosphère, toutes les deux tributaires de la « technosphère » de plus en plus complexe qui les enveloppe. Selon Guattari, les architectes et les urbanistes sont et seront de plus en plus appelés à devenir des « artistes polysémiques et polyphoniques » qui n’œuvrent pas dans des contextes universels, destinés à être reconfigurés en réponse à de prétendus besoins fondamentaux définis une fois pour toutes, comme dans l’urbanisme et l’architecture modernistes, même si ces besoins sont désormais élargis pour inclure les exigences de préservation de l’environnement, le « confort », le « bien-être » ou la santé des habitants. Les projets qui souhaitent s’inscrire dans une reconversion écosophique devront opérer en vue de l’élaboration de nouveaux paradigmes à la fois esthétiques, écologiques et sociaux de l’habiter, à partir des singularités définies par des procédures collectives d’analyse et de concertation.
Toujours dans le cadre de l’écologie politique et philosophique française, André Gorz utilise de façon récurrente dans l’ouvrage Misère du présent – Richesse du possible l’adjectif « écosophique », se référant explicitement à Guattari dans un chapitre consacré aux mutations nécessaires de la ville du futur et en évoquant la proposition guattarienne de « Cité subjective ». Pour Gorz une nouvelle politique de la ville est également nécessaire pour que le projet d’une société alternative puisse prendre consistance : à travers l’organisation des espaces et des temps sociaux, par les aménagements, équipements, lieux qu’elle peut mettre à la disposition des habitants, et là je cite Gorz, « la politique de la ville appelle les auto-activités à se développer, leur en donne les moyens, les reflète à elles-mêmes comme étant non pas des improvisations éphémères ni des palliatifs subalternes adoptés faute de mieux, mais bien ce qu’une société qui demande à naître attend de tous et de chacun : projet commun proposé à tous, porteur de liens sociaux nouveaux ».
De nombreux textes du livre – et on pourrait dire tous les textes – insistent sur la nécessité d’une attention et d’une réappropriation des espaces urbains publics. L’espace urbain public est actuellement rationalisé et construit – ou reconstruit – en fonction de certains rapports de pouvoir, de rapports économiques, de rapports sociaux qui s’y entrecroisent et le constituent de manière complexe. Certains des textes de Machines de guerre urbaines analysent la façon dont l’art, les artistes, la création artistique inventent des façons d’agir et d’intervenir dans l’espace public des villes, des façons d’être attentifs à ce qui échappe à l’emprise rationalisante du pouvoir sur les espaces publics et donc aussi sur nos subjectivités. Je pense en particulier au texte d’Alain Milon sur le graff, ou à celui de Katia Gagnard sur le travail d’Étienne Boulanger qui s’intéresse à ce qu’il appelle les interstices urbains comme des terrains en friche, des lieux plus ou moins abandonnés et sans fonction définie. Qu’est-ce qu’apporte selon toi cette approche artistique et esthétique de l’espace urbain et en quoi serait-elle importante pour une pensée un peu renouvelée d’une politique urbaine ?
On dit beaucoup de banalités sur la fonction de l’art et des artistes dans les espaces publics, à qui on confie en général la fonction de réintroduire du « lien social » : une sorte de colle universelle destinée à la pacification des « quartiers difficiles », dont l’évocation est devenue un lieu commun de la langue de bois des politiciens professionnels. J’ai trouvé des éléments de réflexion utiles dans les deux derniers ouvrages de la philosophe Gaëtane Lamarche-Vadel, spécialiste de ces questions. Elle constate que quand on parle « d’art dans l’espace public » on réactive systématiquement la dualité toujours présente dans cette idée : d’une part les artistes interviennent dans des « espaces publics » physiques – rues, places, interstices, friches en tout genre, espaces en mutation, franges urbaines, etc. –, d’autre part, les artistes interrogent – avec les anthropologues, les philosophes, les sociologues, les géographes, les architectes, les urbanistes, les habitants – l’espace public, cette fois-ci en tant que concept politique hérité des Lumières : espace de communication, espace de visibilité, espace de discussion, espace critique de refondation du politique. Ces interventions mettent donc en jeu à chaque fois des dimensions spatiales, des dimensions esthétiques et des dimensions sociopolitiques. Depuis les années 1990, l’art a été ainsi trop souvent utilisé comme un pauvre auxiliaire des projets de renouvellement urbain, à l’aide de slogans pathétiques du type « l’art renouvelle la ville », « l’art change la ville » etc., dans une vision consensuelle de l’art, où ce sont les décideurs politiques qui choisissent les actions et les lieux de présence des artistes. C’est donc probablement en réaction à ce phénomènes que de plus en plus d’artistes et de collectifs d’artistes préfèrent travailler dans les interstices, dans les franges et les marges, de façon éphémère ou nomade, ou même de façon immatérielle, sans rien « construire » mais en créant des performances et des actions qui impliquent les habitants ou futurs habitants des lieux.
Comme les paysagistes évoqués auparavant, l’artiste ne devient véritablement un acteur du projet urbain que si son intervention est prévue dans le projet en amont – à côté de celle de l’ingénieur, de l’urbaniste, de l’architecte ou des élus – et non seulement en aval, comme une touche esthétique à ajouter après-coup aux espaces urbains. Il s’agit ainsi de faire évoluer ces interventions de la production d’un « espace public consensuel » à celle d’un « espace public oppositionnel ». En réfléchissant, à la fin des années 1980, sur les conditions d’émergence d’un « nouveau paradigme esthétique », Guattari affirmait que la spécificité de l’art consiste dans sa capacité de produire un décadrage, une rupture du sens sérialisé et normalisé – « homologué », pour utiliser le vocabulaire de Pasolini – qui permet à ceux qui y ont accès de se réinventer et de se resingulariser.
Souhaiter un changement de paradigme esthétique, auquel l’art peut donc contribuer en premier lieu, signifie reconnaître que nos sociétés devront, pour survivre, développer la recherche, l’innovation, la création, des dimensions qui, dans tous les champs et les territoires de l’existence, relèvent du domaine esthétique. Le paradigme esthétique ne relève donc pas exclusivement de la création artistique, même si une création artistique renouvelée peut contribuer de façon déterminante à son changement et à l’émergence d’une nouvelle sensibilité dans des domaines aussi divers que la science, l’économie, la vie urbaine, l’école, l’institution psychiatrique, les formes de sociabilité, donc tous les niveaux de l’écologie et dont, bien évidemment, le niveau qui concerne la préservation et réinvention des environnements naturels. En utilisant une très belle réflexion, Guattari affirme ainsi que « l’art est le domaine qui résiste » : dans le laminage des subjectivités et des environnements produit par l’univers du capitalisme avancé, l’artiste est une sorte de « chevalier errant » qui œuvre en direction d’une hétérogenèse, en opposition à l’homogenèse capitalistique. Contre la réduction à l’argent comme équivalent universel, l’art peut remettre à l’ordre du jour le divers et le singulier. L’art peut travailler avec la peinture, la couleur, les sons, mais aussi avec des concepts, avec un environnement spatial, urbain ou naturel : sa force consiste à pouvoir changer désormais sans cesse de matériau.
Le cinquième chapitre, très intéressant, est consacré aux « technotopies » qui ne concernent pas seulement l’existence de nouveaux espaces mais aussi de nouvelles façons d’être ensemble et de fabriquer, de produire, d’inventer. Est-ce que tu peux expliquer de quoi il s’agit et en quoi ces technotopies apportent quelque chose de nouveau à la façon de penser et de vivre le rapport entre politique et espace urbain ?
Le cinquième chapitre commence par deux textes de deux sociologues du travail qui Sylvie Rouxel et Marie-Christine Bureau, avec qui je mène depuis quelques années des recherches sur ce qu’on appelle des « tiers lieux ». Il s’agit des ateliers de fabrication, des espaces de coworking, Fab Labs et hackerspaces dans lesquels s’inventent des espaces intermédiaires entre le lieu de travail et le lieu de rencontre, le privé et le public. Ceux qui les animent se réunissent autour de projets très variés, qui vont de la science citoyenne, aux activités low tech de réparation et recyclage ou redécouverte de formes d’activité manuelle et de bricolage jusqu’à de nouvelles activités d’« artisanat numérique » qui utilisent toutes les ressources des nouvelles technologies, notamment les imprimantes 3D.
Après avoir visité un grand nombre de ces lieux – essentiellement en France, pour l’instant, mais nous comptons élargir nos observations dans un proche futur aux autres expériences européennes et à leur dimension largement internationale –, nous avons formulé l’hypothèse que ce qui s’invente dans ces lieux ce n’est pas seulement une nouvelle façon de « faire » et de produire, mais aussi de nouvelles stratégies pour concevoir des formes d’engagement politique et social commune à des populations hétérogènes : designers et architectes, étudiants et chômeurs, enfants et personnes âgées qui découvrent de nouvelles modalités du « faire ensemble ». Par ailleurs, ces lieux créent des liens avec les territoires urbains, périurbains et ruraux, dans lesquels ils s’insèrent et avec les populations qui les habitent, ce qui leur permet souvent de donner à leurs expérimentations une dimension plus large que celle de communautés restreintes de geeks passionnés par les nouvelles technologies. Ces expériences sont trop récentes – elles datent du début des années 2000 – pour qu’on puisse prévoir leur évolution à moyen et à long terme. Les stratégies de récupération de la part du monde de l’entreprise et de l’industrie sont déjà à l’œuvre, et ces lieux seront certainement le berceau d’un grand nombre de start up, tout comme le garage où, selon la légende, aurait commencée la carrière de Steve Jobs. Néanmoins, les éléments d’analyse dont on dispose nous poussent à supposer que leur impact sur la société, le travail et la politique seront plus diversifiés et plus créatifs que l’intégration progressive au modèle économique « majeur ».
Le troisième texte de cette section de l’ouvrage est une réflexion d’un jeune designer, qui Joffrey Paillard, sur le devenir de la smart city et sur les opportunités – autres que le contrôle et la surveillance généralisée – que le développement des nouvelles technologies pourraient fournir aux citoyens et citadins et à leurs désirs de parcourir et d’habiter la ville autrement, de façon plus active et créative. Joffrey est par ailleurs en train de poursuivre ses études à Montréal, ville à l’avant-garde dans ce genre d’expérimentations, indissociablement politiques et artistiques.
Le livre parle essentiellement de l’espace public urbain et réfléchit de multiples manières au moyen d’y introduire du mouvement, d’y créer des espaces autonomes, de rendre possible une nouvelle forme d’habitation de ces espaces. Par contre, il n’y est pas question, d’une part, des espaces ruraux, ni, d’autre part, à l’intérieur des villes, de l’espace intime et privé de l’appartement. Est-ce qu’il te semble que ce sont des questions qui se prêteraient à une réflexion en termes de « machine de guerre » mais qui doivent être traitées à part ? Ou bien que ce sont des objets qui ne sont pas concernés par cette approche ?
Je suis certaine que des formes d’« hétérotopies » et de nouvelles manières d’habiter sont en train de s’inventer dans les espaces ruraux, qui deviennent de plus en plus « rurbains » ou « périurbains », tout comme des formes d’ouvertures sur le dehors ne cessent de traverser l’espace « intime » et « privé » de l’appartement. Plus largement, je crois que ces dichotomies entre la ville et la campagne, le privé et le public, l’intime et l’« extime », comme toutes les dichotomie héritées de la modernité – entre nature et culture, travail et loisir, masculin et féminin, art et technique, spirituel et matériel, etc. – sont destinées à subir de profonds bouleversements – ce qui constitue d’ailleurs, à mes yeux, l’aspect plus passionnant, du point de vue anthropologique et philosophique, du monde contemporain. A titre personnel, j’avoue mon manque total d’affinité avec les espaces ruraux et les appartements : paradoxalement, je n’arrive à respirer que dans la pollution, le bruit et la foule des grandes villes, et je n’arrive à habiter que dans le déplacement.
Manola Antonioli, Machines de guerre urbaines, éditions LOCO, 2015, 304 p., 22 €.
Avec des textes et des œuvres de : Lara Almarcegui, Manola Antonioli, Nivalda Assunção de Araujo, Nathalie Blanc, Matthieu Blond, Nathalie Brevet, Marie-Christine Bureau,Yves Buraud, Francesco Careri, Paul Chantereau, Julien Choppin, Céline Duhamel, Cyria Emelianoff, Emeline Eudes, Ana-Alice Finichiu, Katia Gagnard, Vincent Jacques, Laurent Karst, Benoît Maitrejean, Laurent Matras, Vincent Mayot, Vincent Michel, Alain Milon, Valériane Monchâtre, Liliana Motta, Joffrey Paillard, Gilles Paté, Hélène Robert, Hugues Rochette, Sylvie Rouxel, Alessandro Vicari, Christiane Vollaire, Nathalie Vidal, Chris Younès.
Manola Antonioli a récemment coordonné : Poétiques du numérique 4, éditions l’Entretemps, 2016, 208 p., 25 €.