Linda Lê : et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron (Roman)

Linda Lê (bandeau du livre Je ne répondrai plus jamais de rien)

« C’est donc ici que les gens viennent pour vivre ? »
Rilke

« La mort avait failli la faucher cette année-là. », écrit « L. », une mort qui serait venue la chercher par surprise. Non pas cette mort volontaire qui hante l’espace littéraire de Linda Lê et l’espace du désir de ses personnages et narrateurs depuis ses premières publications, mais une mort involontaire, cet événement qui sans promesses, confie l’être humain au néant. Une rupture d’anévrisme aurait pu être la cause de cette mort si une embolisation n’avait pas été possible.

Revenante « d’entre les ombres », « L. » se réveille en salle de réanimation du pavillon Garcin de l’hôpital Sainte-Anne. « B. », son compagnon depuis dix ans, est là. Figure déjà apparue dans un de premiers textes de Lê, Voix, « B. » est peintre. « Homme de raison », il a toujours tenu à ce que cette femme amante des ténèbres, tourne le dos à ses fantômes. B. devra peu à peu comprendre que l’accident cérébral n’aura pas guéri L. de son penchant à l’irréalité. Car dès ce nouveau réveil au monde, la première pensée de L. est pour « lui », son double, son jumeau, ce frère mort qu’elle tente de retrouver dans une altérité rêvée et « sublime en qui s’exiler ». Une recherche qui occupe L. depuis longtemps et que B. tolère mal. Une recherche sans fin car L. a eu beau aller explorer au fond du puits de ses amants pour trouver cette peau fraternelle de double immémorial, ce double pouvant à jamais la libérer du fardeau de l’unique, elle ne l’a pas trouvée. Peu importe, elle continue de chercher.

Sans titre4C’est parce que L. est un écrivain, de ceux qui ont l’acuité de Rilke et de Nerval. L’un poète orphique résolu à établir l’harmonie du monde à travers l’art cabalistique, l’autre architecte d’un univers solitaire visant le moment idéal où l’art peut s’échanger contre la vie. Des écrivains dont on peut suivre aisément la traces dans ce récit de Linda Lê qui porte un titre aux facettes multiples, Roman, ouvrant par là la voie à des mises en abyme en cascade. De quoi se nourrira le lecteur ? D’une fiction, puisque c’est ce chemin générique vers lequel il est dirigé à travers ce récit écrit à la troisième personne ? D’une autobiographie déguisée, puisque le personnage principal se nomme L., un prénom certes tronqué mais fort évocateur ? D’une réflexion sur le genre romanesque, puisqu’au récit d’un épisode crucial de la vie de L. se mêle le discours non fictionnel d’un essai ? Ou encore, d’un texte-élégie à la mémoire de cet orphelin si mussetien qui se nomme Roman ressemblant à L. comme un frère ?

L. comme Littérature

« J’ai fait quelque chose contre la peur. Je suis resté assis toute la nuit et j’ai écrit ».

Sans titre5Pour Malte Laurids Brigge, créer c’est exister, c’est faire face à l’angoisse de la mort en se faisant l’auteur de sa propre vie dont on invente sans cesse les contours. Comme Malte Laurids, L. plonge dans la création car c’est ainsi que l’on peut faire une expérience sub specie aeterni. Partant, après avoir traversé l’Achéron, L. persévère à emprunter la voie de la littérature pour sonder son univers et pour le donner à lire. Pour se protéger aussi d’un monde qui ne lui convient pas, pour trouver des alliés et des confrères frappés par la même hantise et le même questionnement : comment faire face au réel ? Et surtout comment regarder en face le réel de la mort ?

La réponse réside assurément dans la transfiguration du monde brut, cette transformation nécessaire qui s’inscrit dans les pages de ce récit qui accueille en son sein l’évocation de nombreuses fictions tissant une dense intertextualité qui est le propre de la littérature de Linda Lê. Comme si sa littérature ouvrait et s’ouvrait à la littérature d’autres poètes contre la signification objective, contre la certitude maladive de la raison raisonnante. L’intertextualité rilkienne n’est pas là pour tirer des fils thématiques — mort, solitude, rêve — souvent reconnus, et à juste titre, comme obsessionnels dans l’œuvre de Linda Lê. Elle accompagne plutôt un programme plus vaste qui veut affirmer avec Rilke : « il nous faut consentir à toutes les forces extrêmes ». Car seule la littérature a le droit de mort, comme si elle donnait accès à l’unique nudité métaphysique possible pour L., comme si après avoir d’abord invoqué la mort par le suicide et ensuite l’avoir frôlée sans l’avoir appelée, L. pouvait enfin jouer à déjouer le rictus de la finitude en repoussant le temps par l’écriture et par un humour noir dont Cioran est l’écho.

Afin de revenir au monde dans ce monde à son image, L. avoue avoir bien su faire confiance au « docteur T. » qui s’est occupé de l’embolisation car il porte le même nom que « le héros d’un roman anglais » lu quand elle avait quinze ans. Jeux de vie et de mort multiples dans ces mots croisés littéraires où par exemple l’I.R.M. devient l’ « Idyllique Royaume des Mots ». Et soudain les bruits assourdissants de la machine infernale de l’examen à Sainte-Anne, résonnent comme le son des lettres d’un abécédaire qui révèle à la fois l’angoisse et la capacité de la détourner, telle une ressource vitale, pessimiste certes, mais une ressource qui est là juste pour reconsidérer les choses dans les justes proportions : « Irréversible Ruptures du Moi, Inimaginables Rémissions des Maux, Irrévocables Refus de la Mémoire, mais aussi : I comme Inouï, R comme Révolution, M comme Mue, I comme Irrévérence, R comme Ravissement, M comme Métempsychose, I comme Intrusion, R comme Rage, M comme Mutant, I comme Insolite, R comme Rouerie, M comme Mutisme ».

Sans titre6Si le lecteur voulait, il pourrait s’amuser à analyser le texte de Lê à partir de cet abécédaire en trois lettres tant tous ces mots fonctionnent comme des pistes d’interprétation possibles. Comme jeté dans un torrent littéraire, ce flux de mots ne peut s’arrêter précisément parce qu’il a failli ne plus s’écrire. La particularité de Roman réside d’ailleurs aussi en ceci : faire couler le flot de la langue sans entrave aucune. En effet, aucun chapitre ne vient cadrer cet abandon nécessaire à la littérature, cette vitalité verbale qui est le destin d’une survivante se regardant dans le seul miroir qu’elle affectionne de la même manière que Gérard de Nerval : les mots. L. a vécu comme Gérard dans une intimité périlleuse avec elle-même et elle l’exprime dans ce livre personnel qu’elle avait commencé à écrire avant son accident cérébral et qu’elle reprend à peine rétablie. Ce sera le livre de la foi en la littérature, le livre de l’invention et du ressouvenir, à l’instar du livre d’Aurélia.

L. comme Linda, comme Lê

 « Je suis du nombre des écrivains dont la vie tient intimement aux ouvrages qui les ont fait connaître » écrit Nerval quelques semaines avant sa mort. C’est dire combien la vie du poète s’épanche dans l’œuvre et l’œuvre dans la vie. Dans sa préface à l’édition d’Aurélia chez Flammarion en 1990 qui regroupe aussi d’autres textes : Un roman à faire, Les Nuits d’octobre, Petits Châteaux de Bohême, Pandora et Promenades et souvenirs, Jacques Bony fera remarquer que ces écrits de Nerval publiés après 1840 ont tous un point commun. Le poète cherche à se raconter en faisant et en défaisant l’histoire d’un épisode marquant ou en composant des récits sur ses voyages, ses amours, sa folie. Des œuvres qui montrent à quel point l’émergence du désir de se dire épouse en même temps le mouvement contraire, celui du recul face à la confession. C’est pourquoi Nerval, explique Bony, est constamment à la recherche de formes qui puissent exprimer un aveu déguisé, comme les lettres attribuées au chevalier Dubourjet et notamment la transposition mythique et mystique d’Aurélia.

Sans titre7Dans l’ensemble, l’œuvre de Linda Lê offre à lire nombre d’indices qui mènent à son parcours personnel : sa relation difficile au père (Voix, Lettre morte) ; ses lectures, son enfance au Vietnam, son arrivée en France, son sentiment d’exil (Le Complexe de Caliban), son choix face à la maternité (A l’enfant que je n’aurai pas). Des traces, qui, comme l’écrit Carlo Ginzburg, défient la quête du lecteur-chasseur à l’affut de la moindre indication biographique pour donner un sens à l’histoire lue. Des traces, surtout, qui offrent à lire les éclats du geste autobiographique de Lê qui, dans Roman, campe la figure de L., sorte de sœur littéraire, vietnamienne, écrivain, femme en rupture avec son pays à cause d’une blessure vague mais que le lecteur peut reconduire aisément aux textes précédents de l’auteur. Maints indices donc, qui tendent pourtant comme pour l’Aurélia de Nerval, à une « romantisation » du récit, pour reprendre une expression de Novalis — expression autour de laquelle Jean‑Nicolas Illouz construit d’ailleurs sa lecture du récit nervalien — cette « romantisation » qui met le réel en point de mire au profit d’une reconstruction imaginaire du vécu.

Dans un entretien autour de Roman, Linda Lê, après avoir avoué que pour ce texte la question du genre lui semble résolue, laissant donc entendre par là qu’il s’agit d’un récit autobiographique, elle avance aussi avec une certaine délectation : « le livre est aussi le livre de toutes les ambiguïtés ». Ce que l’auteur définit comme « l’histoire d’une résurrection » qui survient après un accident cérébral, n’est donc pas une histoire tout à fait vraie ni tout à fait fausse. C’est le « désir de transfiguration » qui prend le dessus chez l’écrivain, continue-t-elle, cette exigence de « transmuer le matériau qui est là au départ ». Dès lors, le « je » est détourné pour faire surgir la troisième personne, « elle », déliant aussitôt Linda Lê du pacte autobiographique qui, selon Philippe Lejeune, voudrait que l’auteur s’exprime à la première personne et que son nom corresponde au « moi » qui se met en récit. L. se dérobe, préfère construire un texte manifestement imprévisible, où la création s’accomplit à travers différents strates, points de confluence de la poésie et de l’humain : « Elle croyait qu’elle ne gagnait rien à tout dire, qu’une part de mystère était nécessaire dans ses relations avec autrui, ce dont elle n’avait jamais douté ».

C’est la raison pour laquelle la romantisation correspond parfaitement à Roman, non seulement à cause de ce titre qui fait écho à l’expression novalisienne, mais aussi parce que ce qui se trace ici est une ligne existentielle qui tangue sans cesse entre le réel et l’irréel, entre la vie et le rêve, entre l’imagination et son seuil le plus reculé : la folie. Lê comme Nerval optent pour une mise en forme poétique du récit de soi, où le soi devient la fable qui innerve ce qui doit aboutir au livre. Nerval et Lê se rapprochent ainsi de la conception de la littérature comme un art combinatoire, cette littérature prônée par Novalis et les pré-romantiques allemands, où les fragments de vie seraient mêlés à la fois à des éléments fictionnels, à des pensées philosophiques ou encore à des réflexions esthétiques. De fait, le rapport entre le poète, l’art et l’idéal, structure ce Roman qui s’écrit sur la crête du réel et du rêve pour aller sonder cet au-delà qui appartient éternellement à Orphée et Eurydice. A Nerval et à Lê.

L. comme Lui, comme Roman

« Je frémis en me rappelant une tradition bien connue en Allemagne, qui dit que chaque homme a un double, et que lorsqu’il le voit, la mort est proche ». Le narrateur nervalien traverse une crise de désarroi et d’irréalité. Il croit que son amour, Aurélia, va bientôt être enlevée par un esprit qui lui ressemble. Aurélia représente la femme idéale, une transposition de la réalité comme le furent Laure et Béatrice pour les poètes italiens, Pétrarque et Dante. Mais contrairement aux deux figures italiennes, symbole du monde idéal, ouverture vers le chemin du juste, Aurélia convoque moins la morale que le désir, un désir impalpable, le désir de l’abandon total pour le poète qui aspire à rejoindre l’unique lieu secret et admirable, lieu privilégié de l’instable et de l’équilibre : la littérature.

Comme Aurélia, Roman, est le personnage qui évolue en parallèle à L. dans ce texte « de toutes les ambiguïtés ». L. le rappelle bien dès la première évocation de ce prénom, Roman, « destiné à [l’] intriguer » et à aussitôt mettre en éveil le lecteur.

Sans titre9Roman est orphelin comme le double de « La Nuit de décembre » de Musset ; Roman est née à Montevideo, Uruguay, comme Lautréamont ; Roman est celui qui prend la place, dans la vie de L., de l’ami défunt, DAG. Comme DAG dont le prénom convoque promptement l’écrivain Stig Dagerman, Roman vit dans l’ombre dévorante de sa mère. Roman est comme Gérard, désespérément à la recherche de son Aurélia dont les consonnes « r » et « l » brûlent du feu de la littérature qui est en train de s’écrire dans ce Roman de Lê. Roman est le jumeau qui apparaît sans cesse dans les livres de L. car il incarne l’illusion « nécessaire », l’alter ego idéal. Roman est celui qui est passionnément happé et aspiré par la fiction dont il sera à jamais prisonnier : « Roman fut le premier à deviner qu’à cause d’elle ou grâce à elle il allait quitter la sphère de la vraie vie pour entrer dans celle du fictif. ». Dans Roman, Roman est celui qui a un prénom de « sans-nom » puisqu’il évoque un genre littéraire, ce genre dont il condamne les facilités et les conventions et que, comme Maldoror, il essaie de détruire dans ses/ces pages « sombres et pleines de poison » pour tout recommencer.

Linda Lê crée donc un personnage qui est l’être de la lettre, celui qui se regarde se construire et qui se détruit en se construisant : « chez Roman, cette absence de confiance avait contribué à le rendre littéralement malade de dégoût, de ce dégoût que seuls peuvent éprouver les êtres portés à tellement se haïr qu’il ne supportent presque plus la vue de leur propre reflet dans le miroir ». C’est bien Roman qui propose à L. de travailler sur des figures de femme écrivains et artistes pour faire un essai. Les réflexions sur Taos Amrouche, Catherine Pozzi, Camille Claudel, sont habilement intégrées dans Roman qui alterne ainsi le discours de l’essai à celui du récit intime et de la fiction. L. interroge le chemin de ces femmes qui ont à leur tour cru trouver dans leur amant leur « double parfait ». Taos Amrouche et Jean Giono, Catherine Pozzi et Paul Valéry, Camille Claudel et Auguste Rodin : c’est la passion sauvage mais c’est aussitôt la rencontre d’une angoisse étouffante. Taos, Catherine et Camille, se confrontent à la séparation avec l’autre, cet autre moi qui devient l’obsession qui lèse, le dominateur égoïste, l’adversaire dont l’amour se fait castrateur, meurtrier.

Linda Lê convoque à nouveau Rilke dans ses pages pour donner à lire à travers la transfiguration de la femme dans l’amour, la transfiguration d’un texte. On sait quel rôle prééminent Rilke assigne aux délaissées, aux amantes oubliées comme Gaspara Stampa, citée dans la première Élégie, Marianne Alcoforado, la religieuse portugaise, Louise Labé dont il traduit les sonnets, Sapho, Mademoiselle de Lespinasse, Héloïse qu’il cite dans Les Cahiers de Malte, et cette Thérèse, morte depuis cent ans et dont il retrouve le carnet dans une armoire du Château de Duino. A toutes, Rilke aurait voulu consacrer un livre mais ce livre est à chaque fois inclus dans un autre livre. Tout comme pour Lê et ses « amoureuses dolentes », la poésie de l’amour vient toucher l’exercice de l’essai qui s’assouplit dans la fiction et occupe le récit d’une existence. En 2014, Linda Lê publie chez Christian Bourgois, un roman, Œuvres vives et un essai, Par ailleurs (exils). Il va sans dire qu’avec Roman l’auteur réussit le pari de l’enchaînement heureux de plusieurs discours, une exigence qui se dessine de plus en plus nettement comme le propre de son esthétique.

Dans Roman Linda Lê mobilise la parole poétique pour ouvrir l’espacement du corps textuel à lui même, pour le ressourcer, pour donner à cette résurrection qu’elle vit, la voix fantomale de celle qui a traversé l’Achéron et en est revenue, rêveuse d’un romantisme moderne. Toujours en quête d’absolu, toujours bénie par la grâce qui fait de l’ardeur et de la clairvoyance ses mots phares, l’auteur continue d’avancer puissamment dans ce territoire où il n’y a des mots que pour les états extrêmes.

Linda Lê, Roman, éditions Christian Bourgois, 2016, 175 p., 20 € (14 € 99 en édition numérique)