A l’occasion de la parution de De la vérité dans les sciences, un entretien multiple avec Aurélien Barrau où il est question autant de philosophie ou d’art, que de physique, de poésie et d’art, de Jacques Derrida, de Feyerabend et Karl Popper, de sociologie et des sciences humaines, de politique, des univers multiples, ou encore de Nietzsche, d’anarchie, de créationnisme, et bien sûr de la question de la vérité.
Je ne sais pas si cela fait partie de ton projet mais ton livre, De la vérité dans les sciences, est publié à un moment où la référence à la science – et à une science dont les sciences « dures » seraient le modèle – est omniprésente dans les débats et discours. On utilise volontiers cette référence pour chercher à dévaloriser telle ou telle position qualifiée de non scientifique, comme par exemple lorsque l’on s’attaque en France aux gender studies. Dans cette façon de penser la science, celle-ci serait supposée offrir des évidences, des vérités simples et indépassables qui rendraient immédiatement caduques des tentatives de proposer des approches nouvelles, parfois paradoxales. Dans ce cas, la référence – le plus souvent, d’ailleurs infondée et mal informée – à la science sert à empêcher la pensée, à valoriser un type de discours au détriment d’autres possibles. Comme tu l’écris : « Le recours à l’argument ‘scientifique’ a parfois vertu incantatoire. Référer à la scientificité d’une démarche, c’est presque couper court au débat ». Parallèlement, on peut aussi constater le mouvement inverse, celui d’une dévalorisation du discours scientifique au profit du discours idéologique ou religieux, comme dans le cas du créationnisme que tu évoques dans ton livre. Or, par opposition à ces deux façons de se rapporter à la science aujourd’hui, tu opposes une approche plus complexe et nuancée de la science, que tu écris d’ailleurs au pluriel, et de son rapport à la vérité.
Aurélien Barrau : Je ne saurais mieux analyser la situation qu’en les termes que tu viens d’utiliser. Faire face aux écueils que tu évoques était exactement mon souhait. Je suis consterné par une dérive scientiste qui ne se rend pas compte qu’elle reproduit précisément le schème des croisades qu’elle entend conjurer. C’est une double erreur qui se présente ici : non seulement celle qui consiste à supposer que la totalité du réel se réduit à son aperception physique, mais également celle qui conduit à croire que la physique elle-même est définie sans ambiguïté et se trouve en mesure de fournir des réponses « vraies » et définitives. J’aime passionnément la science de la Nature, elle est mon métier et mon plus grand émerveillement intellectuel. Mais lui conférer une sorte de vertu normative qui imposerait à tous les autres rapports au réel – qui sont d’ailleurs en fait des manières de construire des réels – de suivre ses méthodes, ses règles et ses outils est une aberration autant qu’une violence. Tu cites l’excellent exemple des gender studies. On pourrait aussi citer celui de la sociologie : comme certains sociologues l’ont récemment souligné, l’analyse rebattue qui consiste à reprocher à cette discipline de tout excuser alors même qu’elle se place au niveau descriptif et non pas normatif est un non-sens absolu.
Mais, comme tu le soulignes, mon désir de réhabiliter une infinité d’autres êtres-aux-mondes – qui d’ailleurs fonctionnent souvent cognitivement, comme les sciences –, allant des arts à la poésie en passant par les sciences humaines, et même par une forme de contemplation gratuite finalement très subversive par l’ex-traction systémique qu’elle dessine, ne s’accompagne pas d’une laxisme légitimant toutes les postures et tous les avis. L’exemple du créationnisme est effectivement éloquent. Cette mouvance nie l’évolution des espèces et défend l’idée qu’elles furent créées par Dieu suivant une logique, si l’on peut dire, qui voudrait que tous les vivants, et finalement tout l’Univers, soient indexés à la seule existence de l’homme. Je suis convaincu que cette stupéfiante vision, incroyablement anthropocentrée, contrepoint d’arrogance et de mauvaise foi, point de convergence d’extrémismes religieux et d’un conservatisme politique, doit être combattue. Mais il faut être fin et la mettre en défaut dans sa logique propre. Se contenter de montrer qu’elle ne satisfait pas aux critères scientifiques – ce qui est évident – est à mon sens aussi insuffisant en droit qu’inefficace en fait.
Les sciences sont de magnifiques tentatives de penser l’altérité. De la pénétrer parfois. Ne les transformons pas en outils de terreur intellectuelle, en gardiennes du temple ou en régulateurs intransigeants ! Un peu, d’ailleurs, comme la laïcité : cette idée est apparue dans le sens d’une libération, il s’agissait précisément de veiller à s’assurer qu’un diktat religieux unique ne s’applique pas à tous et que chacun puisse s’adonner à la pratique spirituelle de son choix – y compris, naturellement, un athéisme revendiqué. Elle est aujourd’hui, en France, dévoyée en outil de stigmatisation et d’humiliation. Ce glissement m’attriste et je crois qu’il faut tout faire pour s’y opposer.
Dans ton livre, tu expliques en quoi la vérité est, pour les sciences, à la fois une exigence nécessaire et un but impossible et que l’approche scientifique n’a pas tant à choisir entre ces deux pôles qu’à prendre acte qu’elle ne peut exister en dehors de cette espèce de grand écart. Dans ces conditions, quelle est la fonction de la vérité dans les sciences et quelles en sont les conséquences ? D’autre part, est-ce que ce que tu dis ici de la fonction de la vérité dans les sciences, te conduit à penser que, en dehors du domaine de la science, une réflexion similaire sur les conditions, la nature et les fonctions de la vérité serait nécessaire, par exemple dans le domaine politique ?
Je crois qu’il est impossible de se passer de la vérité. Dans de nombreuses situations le sens de ce concept est relativement clair et l’exigence qui lui est associée est, pourrait-on dire, non-négociable. C’est un peu la règle du jeu et je crois que ce point fait essentiellement l’unanimité. Néanmoins, il me semble tout à fait clair – et c’est en effet ce que j’ai tenté de montrer – que dès lors qu’on tente de dépasser les « évidences » qui sont, au moins en partie, le produit de notre environnement culturel, il est indispensable de questionner aussi le statut de la vérité. Non, comme le croient certains, par goût d’une provocation postmoderne futile et dangereuse mais, au contraire, par désir de rigueur et de prudence. Et je pense en effet que le domaine scientifique n’est pas singulier de ce point vue. Naturellement, ses méthodes et ses enjeux sont spécifiques, nul ne songe à le nier. Mais la vigilance à laquelle je tente d’inviter et qui consiste à se soucier des cadres qui permettent les énoncés et non plus seulement des énoncés eux-mêmes me semble en effet tout aussi nécessaire en politique. Surtout en ces temps troubles où les certitudes à l’emporte-pièce, sur des sujets qui ne peuvent avoir aucune solution autre que subtile et nuancée, gangrènent la pensée du commun. Ce qui pourrait encore se dire : quand on affronte le réel, trouver les règles fait partie du jeu.
Tu insistes aussi sur la nécessité de pluraliser « la science », de prendre acte de la pluralité et de l’hétérogénéité qui traversent le champ scientifique, non seulement en ce qui concerne les différentes disciplines scientifiques entre elles mais également à l’intérieur de chaque discipline, aussi bien d’un point de vue diachronique que synchronique. En quoi la conscience de cette pluralité te paraît-elle importante aussi bien pour les scientifiques qu’en dehors du monde des « professionnels » ? En insistant justement sur cette pluralité tu fais référence à Feyerabend que tu distingues de Popper, et qu’en un sens tu trouves plus intéressant. En quoi l’épistémologie de Feyerabend, son « anarchisme », te semble-t-elle plus pertinente et plus féconde pour la science telle que tu l’entends ?
Feyerabend a mauvaise réputation chez beaucoup de scientifiques et d’épistémologues. Je comprends ce qui peut agacer chez lui et je suis loin d’être en accord avec toutes ses propositions. Comme Nietzsche ou Artaud, il n’attend pas de nous de le prendre tel qu’il est mais plutôt d’utiliser et de déformer le matériau qu’il propose. Il n’est pas question pour moi de faire de ses postures l’« ultime » de la philosophie des sciences. Je pense néanmoins qu’il a eu le mérite de sortir des lieux communs et de souligner l’incroyable diversité – c’est un constat, pas un désir – des méthodes scientifiques. Tout ou presque s’est produit. Et il ne faut pas avoir peur de ce magnifique terme d’an-archisme : nous avons assez fantasmé sur l’arkhè, sur un principe unique et premier qui subsume et englobe tout. Pensé localement, cet anarchisme épistémique – voire politique – est très certainement viable. Je pense que l’on trouve également cette ouverture, latente, en puissance, chez Épicure, Lucrèce et Montaigne. L’anarchie, et cela dès Proudhon, ce n’est pas le grand « n’importe quoi », c’est plutôt une mise en question du rôle et de la prééminence des pouvoir régaliens.
Popper cherche un critère simple de démarcation entre science et non-science, Feyerabend montre que cette entreprise est impossible. À mon sens, en effet, l’erreur consiste à croire que les choses peuvent être si facilement clivées. Ce n’est pas le cas. Tout n’est pas identique, c’est évident : un physicien n’est pas un théologien. Mais ce qui se dessine relèverait, je crois, davantage d’un rhizome – pour évoquer Deleuze, que nous aimons tous deux – dont les zones présenteraient différentes textures ou colorations, que d’une carte aux frontières bien dessinées. Nous ne connaissons que trop bien la hideur des frontières et leur arbitraire violence.
Aujourd’hui, de plus, il semble en effet que la pluralité s’invite très clairement dans la partie. Non seulement au niveau des outils et des approches, mais peut-être aussi au niveau des êtres physique eux-mêmes. Je ne sais pas où cette voie mènera mais refuser de l’arpenter – c’est-à-dire aussi de l’inventer – au nom de principes a priori me semble être la pire des postures. Nous jugerons sur les effets. N’ayons pas trop peur faire vaciller les linéaments.
Réfléchir comme tu le fais à ce que sont les sciences, à leurs rapports à une vérité par définition plurielle, conduit nécessairement à réfléchir au réel. On a volontiers l’image d’un réel donné que la science découvrirait, dévoilerait. Or, tu expliques que la chose est plus complexe que cela, que le réel scientifique implique la multiplicité. Quelle image du réel est impliquée par les rapports entre sciences et vérité tels que tu les analyses ?
Naturellement, j’ignore ce qu’est le réel. Je ne suis pas même certain qu’il soit possible de penser la question elle-même. Mais, en effet, il me semble qu’il est intéressant de tenter de l’appréhender au-delà de la logique du dévoilement. Je dirais que ça me semble à la fois plus précis et plus enthousiasmant. Il est tout à fait indéniable que ce qui se révèle dans le geste scientifique – et pas seulement scientifique d’ailleurs – dépasse la pure convention sociale. Personne ne nie que quelque chose s’impose à nous. Mais, en revanche, il m’apparaît opportun de rappeler – et là encore spécialement aujourd’hui, parce que l’air du temps semble l’avoir oublié – que si les « réponses » sont souvent assez claires, les questions sont de notre recours. Autrement dit, il est certainement possible de défendre une certaine forme d’objectivité lorsqu’un cadre d’appréhension du réel est choisi mais ce cadre est lui-même pour l’essentiel arbitraire. Deux astrophysiciens n’auront aucun mal à s’entendre sur la « bonne » valeur d’un paramètre stellaire ou cosmologique mais il n’en demeure pas moins qu’il ne va pas de soi que cette manière de faire fonctionner le réel est la seule. Les univers des indiens, des aborigènes et des dogons doivent-ils être balayés d’un revers de la main parce qu’ils ne satisfont pas à la méthode dite scientifique, aussi diffuse soit-elle comme nous venons de le rappeler ? Rien ne serait plus inepte. D’autant plus que la science fonctionne essentiellement par révolutions et que ce qu’elle énonce aujourd’hui sera évidemment radicalement renouvelé dans le futur. Défendons les vertus nombreuses de la science, évidemment, mais réfutons fermement le réductionnisme qui voudrait faire imploser la totalité du réel dans ce seul geste. Telle est ma suggestion.
Ta réflexion dans ce livre insiste sur les conditions et les limites de la connaissance. Tu évoques la possibilité que les conditions de la connaissance pourraient au fond ne pas être réellement adéquates à l’univers et que celui-ci pourrait exister selon des modes qui échappent à nos capacités. Quelles conséquences ceci implique-t-il pour un scientifique comme toi ? Selon toi, est-ce que cette idée entrainerait également des conséquences générales importantes sur le rapport de l’homme au monde ?
Il est vrai que j’ai émis cette hypothèse. Je suis toujours étonné qu’aucun de mes collègues physiciens ne semble jamais envisager qu’en certains lieux ou temps, le monde ne puisse tout simplement pas être décrit en termes physiques ou mathématiques ! Je crois qu’il est quand-même bon de rappeler que l’efficacité des mathématiques pour appréhender la réalité, fut-elle physique, n’est pas un théorème démontré. Néanmoins, je dois avouer que je ne sais pas très bien quoi faire de cette réserve. Il n’est pas question d’abandonner la physique. Il faut sans conteste continuer à chercher et tenter de percer les mystères qui demeurent en utilisant les outils éprouvés et maîtrisés. C’est finalement l’essentiel de mon propre travail. Mais demeurons conscients que des regards obliques peuvent être bienvenus. Demeurons conscients que, sur notre seule Terre, nous ne sommes qu’une espèce parmi des milliards d’autres que, tendanciellement, nous réifions avec une terrifiante légèreté.
Mais la Terre n’est elle-même qu’une planète parmi – probablement – des millions de milliards d’autres dans l’Univers observable. Et tout cela est de plus temporellement situé : nous ne pensons qu’à un instant très spécifique et tout à fait « banal » d’une histoire qui, ne serait-ce qu’à l’échelle humaine, renverse périodiquement les valeurs et les méthodes. Je ne mentionne là bien-sûr que des évidences, presque des trivialités, mais ne les oublions pas et restons – ou plutôt devenons ! – modestes quant à notre capacité à connaître, ici et maintenant, l’en-soi du réel. Croire toucher aujourd’hui la Vérité me semble être au mieux ridicule, au pire délirant. On m’a parfois reproché d’être presque « dangereux » par mes proximités avec le doute et la déconstruction, par mon refus de défendre bec et ongles une posture scientiste – un physicien qui travaille Derrida et lit Joyce, qui aime les animaux et s’interroge le sort qu’on leur réserve, qui considère la poésie sérieusement et ne méprise pas l’art contemporain, ce n’est pas sérieux ! Certains y décelèrent un motif d’indignation, et même de colère. Je pense tout à l’inverse que le danger est toujours du côté de la certitude et de l’absence de remise en cause. Et, là encore, en ces temps terribles où une scandaleuse « politique de la peur » se met en place, je crois que le courage d’une investigation nuancée – quitte, bien-sûr, à ce qu’elle débouche sur une position radicale, c’est une toute autre question – est plus que jamais nécessaire.
Un point sur lequel tu insistes, et qui m’intéresse particulièrement, est que la science est un moyen de créer des mondes, nécessairement pluriels, différents, voire hétérogènes, qui coexistent avec d’autres mondes, créés par exemple par l’art. Tout ceci aboutit à l’idée d’une réalité hétérogène et plurielle ainsi qu’à une certaine valorisation du constructivisme. Tu te réfères volontiers à Nelson Goodman sur ce point et à son livre Manières de faire des mondes.
Comment est-ce que tu définis ici le fait de créer un monde ? Fais-tu une différence quant aux processus de création de mondes qui sont à l’œuvre dans les sciences et dans les arts ? Tu insistes en même temps sur les limites de cette idée, en particulier dans le danger qu’impliquerait sa compréhension naïve qui pourrait entrainer un relativisme pour lequel finalement tout se vaudrait. Or, par exemple Deleuze ou Nietzsche ont développé des œuvres dans lesquelles l’affirmation du constructivisme et du perspectivisme qu’il implique s’accompagne de l’affirmation forte que tout ne se vaut pas. Tu penches toi-même dans ton livre pour un relativisme qui ne serait pas le relativisme au sens habituel. Quels seraient pour toi les critères qui, au sein de ce relativisme, permettraient de sélectionner ce qui vaut ou ne vaut pas ?
Je suis en accord avec toi et, c’est vrai, un peu fatigué de cette accusation qui fustige le relativisme signifiant que « tout se vaut ». Aucun, je dis bien aucun, philosophe relativiste – ou supposé tel – n’a défendu une telle posture. Ni Protagoras, ni Nietzsche, ni Heidegger, ni Rorty, ni Goodman, ni Derrida, ni Foucault, ni Deleuze. Personne – et surtout pas moi – ne considère évidemment que « tout se vaut ». Ce serait même plutôt l’exact inverse puisqu’il n’est question que d’une pensée de la différence.
Il est tout de même ahurissant que certains prétendus « hyper-rationalistes » – ce qui suppose qu’ils sont pourtant sensés prôner la rigueur – reprochent à un courant les méfaits d’une posture qui n’est pas la sienne ! Pour éviter de polémiquer sur cette question usée, je crois que je préférerais choisir un autre mot. Peut-être appeler donc cela le pluriréalisme, en attendant mieux. Quant à Goodman, je suis en effet très proche de lui au niveau ontologique. Je pense que nous créons des mondes par nos systèmes symboliques. Mais deux sélections drastiques opèrent dans cet océan de possibles. D’une part, dans un monde donné – par exemple celui de la physique –, tout n’est évidemment pas correct. Et, d’autre part, tous les mondes ne sont pas non plus opportuns ou légitimes. Certains sont pauvres ou incohérents. Il me semble que Goodman est encore un peu timide – au sens où il conserve des régulateurs universaux – et je crois qu’il faudrait le conjoindre avec une approche déconstructionniste, ce que je tente d’autre part. Il est essentiel de ne pas renoncer aux critères de sélection de ce qui vaut ou ne vaut pas, pour reprendre tes mots. J’ai même tendance, dans mes propres combats contre le racisme, l’homophobie, le spécisme, le machisme, l’impérialisme, l’ultra-libéralisme, etc., à être parfois assez intransigeant dans ces critères. Je veux simplement rappeler qu’ils ne sont pas un « donné » de la Nature mais un choix assumé comme tel. Ce qui, évidemment, n’affaiblit pas leur pertinence. Ce qui est fragile exige d’autant plus d’engagement pour être défendu ou reconquis.
Dans ton livre, tu parles de la philosophie et aussi, essentiellement, de la physique, puisque c’est également le domaine dans lequel tu travailles. Tu évoques aussi l’histoire avec le problème du négationnisme et du révisionnisme. Mais tu ne parles pas des « sciences humaines », par exemple de la sociologie, de l’ethnologie, etc. Est-ce que tu penses que les sciences humaines peuvent être englobées dans l’analyse que tu proposes du rapport entre sciences et vérité ou bien que leurs objets et méthodes sont à ce point différents que ces domaines ne peuvent pas être concernés par ce genre d’analyse ?
Oui, je rappelle en effet que les dérives terribles comme le négationnisme et le révisionnisme doivent être combattues sans relâche et sans faiblesse. C’est tout à fait évident mais il était important de montrer que l’approche que je soutiens n’engendre – heureusement – pas le moindre laxisme, tout au contraire, quant au combat à mener contre ces vieux démons parmi tant d’autres. C’est un exemple « extrême » pour insister sur ce point nodal : le pluriréalisme est tout sauf la porte ouverte à l’affaiblissement des exigences historiques, scientifiques, éthiques ou esthétiques.
Ceci étant rappelé, je pense en effet que les sciences humaines peuvent être pensées dans ce cadre. Je ne suis pas favorable à considérer que tout fonctionne de la même manière. Soyons sérieux : un mathématicien et un ethnologue ne font pas le même travail et n’utilisent pas les mêmes outils. Et heureusement d’ailleurs : il serait pour le moins incohérent de prôner une sensibilité exacerbée à la diversité du réel et de ne le vouloir appréhender que suivant un unique prisme. Mais je n’ai en revanche aucune difficulté à considérer, comme nous l’évoquions précédemment, que tout fonctionne cognitivement. Que toutes ces disciplines, y compris les arts, ont valeur de connaissance. La vielle image qui voudrait que les sciences dures soient du coté de vrai, tandis que l’art serait du côté du beau, les humanités occupant la position médiane, est non seulement incorrecte, elle est aussi injuste. Il faut dépasser la simple visée d’une mise en lumière et produire du réel ! À quoi bon penser si ce n’est pour pétrir cette glaise qui se tient à portée d’idée.
Vers la fin de ton livre tu fais référence, de manière étendue, à Jacques Derrida. En quoi Derrida t’est-il utile pour penser ici la question de la vérité, et de manière générale qu’est-ce qui t’intéresse particulièrement chez Derrida ?
Tout m’intéresse chez Derrida ! Qui d’autre oserait aujourd’hui écrire « je suis en guerre contre moi-même, c’est vrai ; vous ne pouvez pas savoir à quel point, au-delà de ce que vous devinez, et je dis des choses contradictoires, qui sont, disons, en tension réelle, et qui me constituent, me font vivre, et me feront mourir » ? Il est stupéfiant de constater que sa pensée suscite encore parfois exaspération ou mépris et induit des réactions hallucinantes de violence et d’agressivité. Comme quoi, la nuance inquiète et la finesse angoisse. Mais le contresens est total.
À l’exact opposé d’un nihilisme aléthique ou d’une équivalence généralisée, Derrida ne propose rien d’autre qu’un regard pluriel et subtil sur tous les points qu’il étudie. Qu’il soit possible, voire nécessaire, de le contredire ici et là ne fait aucun doute. Qu’il soit autorisé de ne pas souscrire à son « style » ou de ne pas aimer ses auteurs de prédilection est tout aussi évident. Mais comment ne pas voir qu’il est exactement ce dont nous avons besoin plus que jamais : une pensée qui, toujours, demeure consciente de ses propres limites, qui, toujours, sait que d’autres postures sont possibles et défendables, qui, toujours, sait qu’un changement de cadre pourrait infléchir l’évidence trompeuse qui donne l’illusion du donné et de l’immuable. Est-ce à dire que Derrida ne s’est donc pas engagé ou suggère laxisme et approximations ? Tout au contraire. Tandis que les naïfs se fourvoient aveuglément dans une vision militarisée ou guerroyante, Derrida propose de déstructurer les positions adverses de l’intérieur, de les prendre à leur propre jeu. Et, parfois, de les perdre en les retournant contre elles-mêmes.
Et, oui, là aussi, je pense que l’enjeu est politique. Paris a subi des attentats sanglants et inqualifiables. Les condamner est une nécessité et une évidence. Mais que cette situation semble presque interdire de rappeler que depuis que notre entretien a commencé environ 500 enfants sont morts de faim, en grande partie à cause du cynisme occidental, ou que des centaines de milliers de pauvres gens cherchant asile sont décédés devant nos frontières closes dans une indifférence effrayante, me semble singulièrement grave. Je tiendrai bon : la violence subie ne m’empêchera pas de rester sensible à la violence commise. D’autant que cette dernière est, dans les faits, beaucoup plus aisée à interrompre et souvent d’une toute autre ampleur. La déconstruction, c’est aussi cela : oser penser contre la ligne autoritaire qui voudrait cliver les peuples et identifier l’Ennemi unique, qui voudrait nous laisser croire que le cynisme est la seule posture autorisée, qui voudrait nous inciter à ne surtout pas penser qu’un autre réel est possible. Le risque d’un décalage tentatif me semble infiniment moins grand que celui de la surenchère affirmatrice dans laquelle nous nous vautrons trop souvent. Il y a plus de 45 ans – je me surprends à me sentir si proche d’un temps que je n’ai pas connu –, Gébé écrivait dans son projet d’an-01, « on arrête tout, on réfléchit, et c’est pas triste ». Une posture à méditer et à revisiter. Peut-être sous la forme légèrement infléchie : « on désaxe tout, on déconstruit, et c’est pas triste ».
Aurélien Barrau, De la vérité dans les sciences, Dunod, 2016, 96 p., 11 € 90