« Les Recettes pompettes »: vodka de conscience

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En ligne sur YouTube depuis le 13 avril dernier, la première de Recettes pompettesémission humoristique et culinaire produite par le studio Bagel, a déjà été vue 870 295 fois et compte 123 841 abonnements à l’heure où s’écrit cet article. Pour ceux qui auraient passé ces derniers jours loin de toute source d’information (radio, télé, web) ou seraient restés coincés aux abords de la place de la République, empêchés alternativement de rentrer chez eux par les citoyens de Nuit Debout ou par des CRS pressés de disperser les manifestants avant le coup d’envoi de l’élimination du PSG par Manchester City, retour sur la polémique qui a précédé et entouré la diffusion de l’émission de Monsieur Poulpe.

En quelques mots, quel est le pitch de ce format court diffusé uniquement sur la toile ? Un cuisinier pour rire (Monsieur Poulpe) reçoit un invité célèbre (Stéphane Bern, parrain de cette première française) pour réaliser un plat dans les règles de l’art, tout en buvant quelques verres d’alcool, histoire de corser un peu l’exercice.

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Faire la cuisine en buvant des verres d’alcool à répétition, donc. Sur le papier, un programme potache en diable, transposition française de ce qui existe déjà au Québec sur une chaîne de télévision privée depuis février 2015 (l’émission originale écrite et présentée par Eric Salvail en est à sa deuxième saison et a notamment reçu Xavier Dolan et Stéphane Rousseau pour les plus connus de ce côté-ci de l’Atlantique). A l’écran, 17 minutes 14 de pure marrade, à l’esprit rabelaisien bon enfant, animé par un Monsieur Poulpe au meilleur de sa forme (peut-être un peu moins vers la fin) qui joue la carte de la parodie sans tomber dans les travers du pastiche (dont l’abus est dangereux pour la santé).

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Sans sombrer dans l’excès d’idiotisme tout en filant la métaphore culinaire (qu’il faut savoir apprécier et consommer avec modération), et devant les réactions des antis, on a cru un moment que les carottes allaient être vites cuites pour les Recettes pompettes de Monsieur Poulpe tant certains n’y sont pas allés avec le dos de la cuiller, le CSA et l’Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie (Anpaa) en tête. Hélas pour eux (et tant mieux pour nous), l’émission n’a pas été interdite et a été diffusée à la date prévue. Ceux qui appelaient de leurs vœux une émission à la sauce mort-née en ont été pour leurs frais.

On comprend aisément que les pouvoirs publics s’émeuvent, du ministère de la santé, aux associations de prévention, en passant par les médecins médiatiques invités sur les plateaux de télé à donner leur avis sur un programme diffusé sur Internet. En France, la promotion de l’alcool est strictement encadrée et la consommation à bon droit surveillée. Qu’on soit soucieux de veiller au respect de la loi sur les antennes se justifie parfaitement. Mais quand le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel se pique de vouloir donner son avis sur un média qui n’est pas de sa juridiction, cela pose problème.

« Autorité française de régulation de l’audiovisuel (télévision et radio seulement), le CSA garantit l’exercice de la liberté de communication audiovisuelle en France ». L’organe n’a donc pas a priori et de par ses statuts autorité sur la diffusion sur Internet. A son grand dam assurément : « nous ne voulons pas réguler le net, ce n’est pas notre fonction, mais aujourd’hui l’audiovisuel est complètement immergé dans le numérique. Il est important que le législateur définisse clairement où s’arrête la frontière » a déclaré Olivier Schrameck sur BFM TV. Ajoutant qu’« un cadre juridique européen harmonisé » lui parait « indispensable ». A bon entendeur…

Face aux contempteurs, Stéphane Bern a vite réagi, usant d’une locution fort à-propos : « les gens qui parlent sans avoir vu l’émission sont des pisse-vinaigre ! ». Tout est dit ou presque. Parce qu’après visionnage et sans angélisme surfait, il faut reconnaître à Recettes pompettes au moins une qualité pour le moins essentielle : c’est très drôle ! Bien écrit, bien réalisé, rythmé, avec des inserts savoureux et un montage ad hoc, on passe un excellent moment de franche rigolade. Stéphane Bern semble jouer le jeu avec sincérité et se révèle un excellent client (quand il croque des radis ou déclare satisfait après un énième verre d’alcool avec cet air un peu benêt des marathoniens de l’ivresse : « j’avais soif ! »). Jusqu’à l’ultime provocation (« il est temps de se séparer, je vous raccompagne à votre voiture »), Recettes pompettes n’a rien à envier à Bricol’ Girls ou Kitchen Dales, ancêtres version Canal historique des programmes parodiés avec délice et dans lesquels on détournait les codes des émissions de la télévision de papa telles Art et magie de la cuisine en 1957 ou plus récemment D&Co et Silence ça pousse

[Aparté. Les deux programmes susnommés inventés et présentés par Alain Chabat et Chantal Lauby mettant en scène des jeunes femmes dénudées tenant le marteau ou agitant le pinceau comme personne et des beaux mecs préparant des avocats crevettes en débardeur avec muscles saillants et plaquettes de chocolat apparentes ont fait à l’époque se lever beaucoup moins de boucliers. Autres temps, autres mœurs.]

Le problème avec la polémique née de l’annonce d’une émission dans laquelle un people picole tout en faisant à manger, c’est qu’elle met non seulement en lumière une potentielle volonté d’ingérence (ou du moins de droit de regard) du CSA (qui en appelle à demi-mot au législateur européen) sur les contenus diffusés sur Internet mais qu’elle confirme l’infantilisation croissante de la société française sous couvert de protection de l’auditoire.

Parce que les jeunes (et les moins jeunes) n’ont malheureusement pas attendu Recettes pompettes et Monsieur Poulpe pour boire des verres d’alcool fort (et sans se mettre derrière les fourneaux de surcroît) ; parce que Recettes Pompettes n’est pas une émission destinée à la jeunesse à la télévision mais un programme de divertissement assumé diffusé sur le web ; et enfin (et surtout), il n’est pas déplacé de penser que vouloir interdire une émission sur Internet est liberticide et déresponsabilisant. Qui plus est quand les détracteurs n’ont pas vu le show avant sa diffusion. Ce que Monsieur Poulpe a logiquement pointé sur la page Facebook de l’émission avec beaucoup de retenue et d’humour, rappelant la présence des messages d’avertissement obligatoires et renvoyant le CSA sinon à ses chères études du moins dans l’arrière-cuisine des comptages des temps de parole durant les élections.

Pour information, un message de prévention a été inséré en entrée de programme spécifiant que « cette émission comporte des sujets et situations pouvant ne pas convenir à un jeune public. La présence d’adultes responsables est conseillée » (…)

Pour finir, mettons en miroir trois programmes bien différents. Entre Recettes pompettes sur Internet, Les Marseillais Afrique du Sud sur W9 ou les billets d’humeur d’Eric Zemmour sur RTL, que vaut-il mieux ? Regarder une pochade aux punchlines savoureuses ? Un soap inepte dans lequel on entend des tombereaux d’injures pour des motifs aussi indispensables que « il a couché avec mon mec, je vais lui péter la gueule à cette pute » proférées par des inconnues siliconées jusqu’au cerveau qui n’auraient jamais dû sortir de l’anonymat dans lequel elles excellaient ? Ou écouter un chroniqueur radiophonique se torcher le cortex qui lui tient lieu de système digestif avec la devise de la République en tenant régulièrement des propos extrêmes sur la femme et l’Islam tout en n’ayant pas l’excuse d’être bourré à l’antenne ?

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Et dans ces deux derniers exemples, qui entrent dans le champ de compétence du CSA – dont les missions, rappelons-le, sont entre autres de veiller « au respect de la dignité de la personne humaine dans les médias audiovisuels » et « à la défense et à l’illustration de la langue et de la culture françaises » –, n’y a-t-il pas une certaine forme d’incitation ? Et si oui, à quoi ?

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