Le 13 février dernier disparaissait le poète Jacques Sivan. Le nom de Jacques Sivan est synonyme d’une œuvre parmi les plus inventives et risquées de la poésie contemporaine. Emmanuèle Jawad, en une forme d’hommage, revient dans ce texte sur les textes « motléculaires » de Jacques Sivan et certains de leurs enjeux.
Les écritures inventives et expérimentales de Jacques Sivan se fragmentent remarquablement dans des grouillements mo(t)léculaires ou encore des agrégats motléculaires (cf. Similijake, p.112) pixélisant les textes jusqu’à les rendre dans leur opacité de langue à leur radicalité.
Si l’écriture normative et motléculaire alternent au sein d’un même texte, l’écriture motléculaire elle-même recouvre différentes formes, plurielles, dont le décryptage permet de rendre compte des procédés mis en place dans la composition complexe faisant réseaux d’écriture. L’écriture motléculaire s’apparente sous certains angles à une forme d’écriture phonétique dont Jacques Sivan néanmoins souligne les écarts avec cette définition, notant dans ce qui l’en éloigne l’absence de verbes conjugués et la prégnance de l’objeu pongien. On assiste ainsi dans le livre Des vies sur Deuil Polaire à une complexification de l’écriture phonétique dans un brouillage des indices qui auraient permis le repérage de significations clairement identifiables. Dans cette perspective, un ensemble de procédés opacifie l’écriture dans sa composition, la rendant sinon à son illisibilité, à une mise en crise de l’énonciation et de la lecture qui devient elle-même reconstruction et travail.
L’écriture motléculaire repose dans Des vies sur Deuil Polaire sur l’agencement de plusieurs procédés empêchant l’accès immédiat aux significations : bégaiements qui sont autant de « prétextes à modulations, des promenades le long des syllabes répétées qui, de proche en proche, gagnent un territoire composé » (F. Jedrzejewski, L’ombre des mots, le sens dans les écritures expérimentales, Honoré Champion, 2013, p.147) : (« ffffoeoeoeoetal »), multiplication d’une même lettre à la suite, coupure des mots rendant le signifié encore moins accessible, sa reconnaissance y étant empêchée ou plus difficilement repérable (« ssssssssss èchhhhhhhressssss »), collusion de mots dans la répétition d’une même lettre, rupture marquée typographiquement par un espace à l’intérieur d’un même phonème, glissements phoniques (« goutt’ àgoutt’aqua »), mot encore sous sa forme abrégée, contraction y associant collusion de mots ou mot retenu dans son écriture partielle ou encore mot partiel avec terminaison manquante. Les procédés d’expérimentation dans leurs combinaisons restent innombrables.
Le document iconographique occupe une place centrale dans certains livres (en particulier le remarquable Similijake) où les registres de référence se multiplient: bandes-dessinées, photographies, signalisations, panneaux réglementaires, publicités etc. L’image contamine le texte multiforme dans des renversements et des interférences se connectant ainsi par flux d’éléments typographiques (encadrés, couleurs de polices, flèches, entourés) dans une poésie visuelle complexe travaillée par le montage. Aux écritures inventives, Jacques Sivan semble, dans une forme de contamination, introduire parfois certains de leurs éléments au sein même de l’écriture normative, sous forme de créations de mots ou de mots indicés ou encore de suite de mots indicés à un référent de base.
Les mondes imaginaires de Jacques Sivan évoluent où personnages et objets se muent dans une référence constante et critique à un réel contemporain. Les éléments de science-fiction s’articulent avec les éléments saillants d’un réel, portraits d’un monde terrestre (dans Des vies sur Deuil Polaire : « un fils (…) d’une ancienne trafiquante d’ADN synthétisé », « vieille station orbitale occupée par une communauté rom » ou encore « il retourne à coca-state »). Si l’écriture motléculaire contamine entièrement Pulps sous la forme de blocs de textes dont les titres seuls restent en écriture normative, les éléments de science-fiction rejoignent les nouvelles technologies qui régissent le réel (écran qui est « une nappe intelligente qui enregistre et réagit au moindre clignement de vos yeux »).
Jacques Sivan procède par déplacements, transpositions et détournements dans des opérations effectuées sur des objets ou supports tels que des albums photos de famille, les techniques du poème épique, les récits mythologiques, les récits de science-fiction, un journal de voyage, des bandes-dessinées, des photographies etc. Dans une note en fin de volume (Echo Echo), Jacques Sivan indique : « Mes livres constituent une suite de déplacements par lesquels la langue se désobjective afin de régénérer l’énergie qu’elle est et qui la produit ».
Dans Le bazar de l’hôtel de ville, Jacques Sivan se réapproprie dans une critique sociale virulente les symboles d’une société marchande sous l’introduction de codes-barres venant oblitérer le texte. Les codes-barres occupant régulièrement l’espace (un ou plusieurs par page), dans une mise en abyme, se trouvent à leur tour codés selon trois principes : désignation de la page (partie numérotée bleue du code-barre), désignation de la ligne (partie numérotée jaune du code-barre), désignation de la position sur la ligne (partie numérotée rose du code-barre). En page introductive, les légendes du code-barre indiquent non sans humour « pour mieux vous repérer ». L’écriture motléculaire absorbe alors la page, ne réservant à l’écriture normative, dans un souci de dénonciation critique, que l’espace de ce qui s’apparente à des vignettes de vente, étiquettes de notices réglementaires et de slogans publicitaires. On retrouve de la même façon dans son récent Pendant Smara & Pissaro and co une écriture normative mise en circulation sous la forme d’inserts et associée notamment pour ce dernier livre à des encarts publicitaires. La table des matières en fin de volume dans Le bazar de l’hôtel de ville devient ainsi « catalogue général », les chapitres : secteurs, rayons d’un centre commercial (avec classification : électroménager, linge de maison, loisirs jardin bricolage etc.).
Le travail d’invention et d’expérimentation à la fois formelle et sur la langue se poursuit dans des télescopages infinis de mots et d’écritures, dans leurs interactions, au regard d’un engagement critique. Dans un « dialogue imaginaire » pour Jacques Sivan, Bernard Heidsieck, abordant la question de la compréhension dans les formes d’écriture et les mots de Jacques Sivan, dit : « (…) ce qui m’enchante, c’est leur radicalisme cool, serein, calme, comme si de rien n’était…naturel, tellement naturel…comme si cela allait de soi…depuis toujours !… » (OM-ANAKSIAL).
Lire un entretien d’Emmanuèle Jawad avec Jacques Sivan
Jacques Sivan, Similijake, éditions Al Dante, 2008, 216 pages, 27 €.
Jacques Sivan, Des vies sur Deuil Polaire, éditions Al Dante, 2012, 96 pages, 11 €.
Jacques Sivan, Pulps, éditions Spectres familiers, 2002, 53 pages, 12 €.
Jacques Sivan, Echo Echo, éditions MeMo, 2003, 63 pages, épuisé.
Jacques Sivan, Le bazar de l’hôtel de ville, éditions Al Dante, 2006, 120 pages, 17 €
Jacques Sivan, Pendant Smara suivi de Pissaro and co, éditions Al Dante, 2015, 144 pages, 15 €
Jacques Sivan et Cédric Pigot, OM-ANAKSIAL, avec une postface de Bernard Heidsieck, éditions Al Dante, 2011, 80 pages + CD, 21 €.
Franck Jedrzejewski, L’ombre des mots. Le sens dans les écritures expérimentales, éditions Honoré Champion, 2013, 336 pages, 28 €