Il a fallu attendre la réunification des deux Allemagne pour que le paragraphe 175 du Code pénal allemand qui condamnait l’homosexualité masculine soit définitivement aboli. Durant la seconde guerre mondiale, des dizaines de milliers d’homosexuels ont été arrêtés et déportés en vertu d’un article de loi. Ils étaient forcés d’arborer un «triangle rose». De ce fait historique, Michel Dufranne a tiré un puissant roman graphique : « pour parler de ce dont on ne parle pas souvent. Voire jamais. Des persécutions des homosexuels avant, pendant et après la seconde guerre mondiale ».

De nos jours à Paris, quatre lycéens pestent contre leur professeur. Ils doivent réaliser un travail sur la seconde guerre mondiale et les camps. Le sujet est loin de les passionner, la tentation de pipeauter est grande. Mais l’un d’eux a une idée : interroger son arrière grand-père. Les quatre étudiants vont donc rencontrer Andreas Müller, un vieil homme acariâtre et mutique. L’arrière petit-fils ne connaît d’ailleurs pas très bien le passé de son aïeul. Andreas raconte alors son histoire. Elle commence en 1932, à Berlin. Andreas est alors dessinateur, il vit chez sa mère et partage son temps libre avec ses amis, Mathias, Thomas, Stefan, Ludwig. Homosexuels comme lui. Adolf Hitler n’est pas encore Chancelier et l’Allemagne n’est pas encore un Reich. Si l’article 175 est en vigueur, Andreas et ses amis vivent leur sexualité au grand jour et dans une relative insouciance. Mais les temps vont changer. Bientôt, les purges, les dénonciations, les arrestations, les procès, la torture, les exécutions sommaires, les camps.
Michel Dufranne, scénariste de Souvenirs de la Grande Armée (Delcourt, 2007-2010) et du premier hors-série Sillage (Delcourt 2002) a écrit cette fiction en puisant dans le réel. L’idée est née il y a vingt ans quand il a commencé à s’intéresser au paragraphe 175. En entretien, il revient sur la genèse de Triangle Rose : « La problématique de la mémoire et du souvenir sont des choses très prégnantes pour moi. Je suis psychologue de formation, je m’intéresse aux rapports humains, aux réactions des hommes et des femmes face à la violence, face à l’extrême. Je me souviens avoir été très marqué par la question du témoignage lors d’un séminaire dans lequel était évoquée la psychologie du témoignage : en face d’un événement, chacun réagit différemment et exprime son témoignage différemment sans pour autant mentir. Mais en utilisant des filtres personnels qui changent la perspective. »
C’est ainsi qu’est née une de mes premières séries, Souvenirs de la grande armée, qui adoptait le point de vue des soldats au bas de l’échelle. Puis, il y a eu un vrai déclencheur, j’étais chez des amis et un de ses enfants rentrant de l’école a dit qu’en classe ils lisaient Le Journal d’Anne Frank. Sur son cahier était écrit : durant la deuxième guerre mondiale, de 1940 à 1945, les Allemands n’aimaient pas les juifs, ils ont organisé la Shoah. J’ai trouvé cela faux (les dates notamment) et extrêmement réducteur. Cela mettait de côté les résistants, les déportés qui n’étaient pas juifs, les homosexuels, les opposants politiques.

Je trouve qu’aujourd’hui le discours est de plus en plus lissé. Alors que dans le même temps, les historiens ont enfin accès à davantage de sources, les témoignages commencent à disparaître avec le décès de ceux qui ont connu cette période. J’ai donc décidé d’écrire Triangle Rose. Pour parler de ce dont on ne parle pas souvent. Voire jamais. Des persécutions des homosexuels avant, pendant et après la seconde guerre mondiale ».
Michel Dufranne a commencé à parler de son idée à son entourage, il a contacté Maza qui a accepté de réaliser les dessins. Plusieurs éditeurs ont d’abord refusé et c’est Soleil Prod qui a été séduit par le projet et le publie dans la collection Quadrants. Le scénariste insiste sur la dimension extrêmement réaliste de Triangle Rose et sur la question de la mémoire : « Aujourd’hui, très peu ont témoigné, beaucoup de survivants se sont tus, pour des raisons tout à fait légitimes. Ils ont voulu se reconstruire, ne plus être stigmatisés, ils ont voulu pouvoir oublier aussi. Ce que j’ai voulu montrer c’est d’une part le durcissement de l’article 175 par le régime nazi et surtout, après la guerre, que les déportés pour homosexualité en Allemagne ont continué de porter les stigmates. On peut parfaitement comprendre que certains n’ont pas voulu témoigner. Après la guerre ils tombaient toujours sous le coup de la loi. Et la seule façon pour vivre est alors d’oublier ».

En trois époques, « années brunes », « années noires » et « années de larmes », Triangle Rose propose un voyage dans le temps. Dans la mémoire d’Andreas qui se livre enfin face aux lycéens incrédules. L’album se donne comme un témoignage au coeur d’une fiction portée par cette vérité : le devoir de mémoire et le droit à l’oubli se combattent toujours. Plus que jamais aujourd’hui, à l’heure d’Internet et de l’histoire que certains voudraient réécrire, avec d’autant plus de facilité que s’éteignent les dernières victimes des horreurs passées. Pierre Seel, seul Français à avoir témoigné à visage découvert de sa déportation pour motif d’homosexualité, est mort en 2005. Rudolf Brazda, le dernier «rosa winkel» survivant connu est décédé en août 2011. Comme le personnage d’Andreas, Rudolf Brazda s’était installé en France en 1945. La France qui a supprimé l’alinéa 2 de l’article 331 du Code Pénal hérité des lois du régime de Vichy en 1982…
Triangle Rose parle de cette déshumanisation de masse et de cette « double peine » qui a contraint les déportés pour motif d’homosexualité à se taire ensuite. Triangle rose parle de ces témoignages qu’il faut sauvegarder et transmettre.
Triangle rose, de Michel Dufranne et Milorad Vicanovic – Maza, Couleurs Milorad Vicanovic – Maza et Christian Lerolle, 144 pages couleur, Soleil Prod – Quadrants, 17 € 95