Derrida analyse le fait que l’écriture est un des refoulés de la philosophie, l’extérieur auquel la tendance métaphysique qui traverse l’histoire de la philosophie n’a cessé de s’opposer, mais contre lequel, en même temps, elle se construit (« l’histoire de la vérité, de la vérité de la vérité, a toujours été (…), l’abaissement de l’écriture et son refoulement hors de la parole ‘pleine’ »). Il y aurait une ambivalence fondamentale de la philosophie, une ambivalence dont la philosophie serait indissociablement la négation. Cette ambivalence est double, puisque ce qui a été exclu (écriture, animal, femme, etc.) n’a pu être dans le même temps qu’inclus : l’histoire de la philosophie constitue « un espace dissymétrique et hiérarchisant, traversé par des forces et travaillé dans sa clôture par le dehors qu’il refoule : expulse et, ce qui revient au même, intériorise comme un de ses moments ». Il ne faut pas pour autant en déduire la condamnation de la philosophie ou l’affirmation de sa fin au profit d’autre chose : il s’agit bien de penser philosophiquement, de repenser la pensée, la philosophie, de pratiquer autrement la pensée philosophique. Et déjà à partir de ces autres, avec les autres qu’elle a pu se donner, autour desquels elle a dressé ses limites qui sont aussi leurs limites. Si penser philosophiquement nécessite du non philosophique – ce qui a toujours été le cas, mais selon une pratique de l’opposition, de la contradiction, de l’oppression, dont l’enjeu est de se défaire –, il n’y aurait cependant pas grand sens à dire que Derrida, rejetant la violence philosophique contre la littérature, choisit la littérature contre la philosophie, selon une classification, une opposition dont la réfutation est essentielle (« Mes textes n’appartiennent ni au registre ‘philosophique’ ni au registre ‘littéraire’ »).
Faire autrement de la philosophie impliquerait que l’on sorte du partage séculaire, déterminant pour la philosophie, entre philosophie et littérature, sans se placer d’un côté ou de l’autre de ce partage ni assimiler l’un à l’autre le philosophique et le littéraire – en déplaçant au contraire les frontières : se situer, si l’on peut dire, sur ou dans ce déplacement, « soi-même » mobile, non en un autre lieu, un autre centre, mais dans le mouvement même d’un déplacer qui ne cesse jamais (« il n’a jamais été question d’opposer un graphocentrisme à un logocentrisme, ni en général aucun centre à aucun centre »).
Ainsi, la philosophie est d’abord définie comme pratique, une pratique incessante. Ce serait un sens de la déconstruction, un penser essentiellement actif, infini. Qu’est-ce que penser ? Ce n’est ni connaître ni se représenter. Qu’est-ce que penser sinon produire : agir, transformer, produire. Sur certains de ces points, Derrida serait proche de Deleuze, Foucault, Lyotard ou Marx : penser est directement une pratique et il faudrait réviser la distinction entre théorie et pratique. Un autre point commun se trouverait dans l’idée que penser n’implique pas de fonder ou déterminer un centre exclusif de la parole et de la pensée (contrairement à Descartes, par exemple), puisque c’est, positivement, produire une errance comprise comme absence de centre et qui multiplie, qui développe une pensée selon des dimensions, des plis divers, différents en même temps que contemporains. La différence chez Deleuze, la différance chez Derrida est le mouvement de la pensée.
Non sans humour, Derrida réunit sur la même page Hegel et Genet. Il ne s’agit pas de faire apparaître entre Hegel et Genet des points communs, une communauté. Derrida introduit l’œuvre de Genet comme une sorte de refoulé de l’hégélianisme et qui, libéré dans le système, viendra le multiplier. Faisant cela, il rend dans le même temps possible l’écriture d’un impossible texte-Hegel-Genet, un texte indissociable du mouvement de la différance, un texte bifide, hétérogène, à travers lequel, loin de l’opposition attendue et, en un sens, proposée, les frontières se déplacent, sont déplacées, brouillées, recomposées ailleurs et autrement : un texte dont le sens n’est pas dans l’opposition mais dans le déplacement, le mouvement de la différance qui permet de tenir ensemble, irréductiblement, deux incompossibles. La pensée, en tant que différance – la différance est toujours un procès concret de différentiation – est alors la carte nécessairement mobile de ces différences.

Ce n’est pas un hasard si il s’agit ici de l’œuvre de Hegel : « S’il y avait une définition de la différance, ce serait justement la limite, l’interruption, la destruction de la relève hégélienne partout où elle opère (…). La différance doit signer (…) le point de rupture avec le système de l’Aufhebung et de la dialectique spéculative », Hegel étant celui qui « ne détermine la différence comme contradiction que pour pouvoir la résoudre (…) dans la présence à soi d’une synthèse ». Rendre possible la différence comme mouvement, rapport sans identité et autrement que comme contradiction, est aussi un des enjeux du travail de Foucault ou Deleuze, le problème étant, pour eux comme pour Derrida, la différence dans la pensée : ne pas être hégélien (ce qui ne veut pas dire oublier Hegel) n’est pas simplement le résultat attendu d’un héritage nietzschéen : il s’agit de rendre possible la différence dans la pensée, la différence comme mouvement réel de la pensée.
Derrida développe une pratique aporétique de la pensée : les différences ne se résolvent pas dans une synthèse, elles fonctionnent ensemble en tant que différences sans être rapportées (niées) à une unité synthétique. Penser consiste à s’engager dans l’ambivalence de la pensée, reconnaître une nouvelle valeur de l’aporie, repenser l’aporie et d’abord comme la « forme » de la pensée, non comme son échec, la pensée étant d’abord différance. Même si l’aporie n’est pas une méthode, on voit bien comment, par exemple, ceci remet en cause la méthode dichotomique platonicienne (ou bien, ou bien), ou la dialectique hégélienne (synthèse) : dans les deux cas, il s’agit d’une agression contre le pluralisme dans la pensée et dans l’être par sa réduction au simple et à l’identique. On voit également comment l’aporie peut agir sur la logique même de l’opposition et exige que l’on sorte de cette logique, de sa violence inhérente : non, évidemment, en s’opposant à l’opposition, mais en déplaçant ses frontières, en multipliant ce qui était opposé pour en révéler l’ambivalence, le caractère justement aporétique.
La déconstruction implique d’abord (comme moment) un renversement de la relation d’opposition et la valorisation de ce qui était nié (comme Genet ou Mallarmé peuvent être aussi valorisés par rapport à Hegel) : « Déconstruire l’opposition, c’est d’abord, à un moment donné, renverser la hiérarchie. Négliger cette phase de renversement, c’est oublier la structure conflictuelle et subordonnante de l’opposition. C’est donc passer trop vite, sans garder aucune prise sur l’opposition antérieure, à une neutralisation qui, pratiquement, laisserait le champ antérieur en l’état, se priverait de tout moyen d’y intervenir effectivement (…). Cela dit – et d’autre part –, s’en tenir à cette phase, c’est encore opérer sur le terrain et à l’intérieur du système déconstruit ». Le renversement serait insuffisant si, dans le même geste, il ne permettait pas de produire du nouveau, du singulier (sortir du simple renversement) – nouvelles configurations et nouveaux concepts, et déjà un nouveau type de concept. Une pensée aporétique doit réévaluer le concept, et Derrida, s’il critique effectivement le concept de concept, ne conclut pas à sa disparition, autrement il ne s’agirait pas de philosophie, on ne verrait plus de différence entre la philosophie et, par exemple, la littérature. La logique même d’une pensée aporétique, impliquant la différance et l’infini (dissémination) dans la pensée, exige leur introduction dans le concept : celui-ci, comme différance, foyer ou faisceau de différences irréductibles, devient l’effet singulier d’un ensemble de relations. Chaque concept apparaît ainsi essentiellement local et multiple, non homogène, en lui-même ambivalent, aporétique, disséminant.
Le problème est bien celui de la pensée. Celui-ci concernerait en premier lieu le rapport de la pensée à sa propre impossibilité tel que Derrida l’analyse par exemple chez Artaud, rapport qu’il reprend d’ailleurs à son compte : « par un mouvement de projection identificatoire, je me suis trouvé en sympathie avec cet homme qui disait qu’il n’avait rien à dire, que rien ne lui était dicté en quelque sorte, alors que pourtant l’habitaient la passion, la pulsion de l’écriture (…). Et encore maintenant, avant chaque texte que j’écris (…), c’est le même blanc, le même désespoir – ‘j’arriverai jamais…’ –, même pour des choses très modestes, quatre pages. Cela ne m’a pas quitté ». Ici, la pensée « commence » non par la difficulté de penser quelque chose mais par l’impossibilité de penser. En ce sens, la pensée n’est pas l’exercice immédiat d’une faculté ou d’une nature, elle doit être produite, engendrée dans la pensée, pour reprendre une formule de Deleuze. Cet engendrement se fait par l’écriture : avant l’écriture la pensée est blanche, vide, ne devenant possible qu’avec l’écriture, avec un autre type d’écriture défini comme « un système de signes où ne commande plus l’institution de la voix ». Penser en écrivant ou l’écriture pense : l’écriture n’est plus expression, transcription d’une pensée qui lui serait extérieure, antérieure en fait et en droit (« rien ne lui était dicté »), elle apparaît comme le lieu de la pensée, la pensée elle-même. Hegel ou Merleau-Ponty avaient lié nécessairement la pensée et le langage, mais celui-ci était compris comme langage phonique, voix (opposée à l’écriture), avec tous les présupposés métaphysiques impliqués par cette liaison et que Derrida ne cesse de déconstruire. Il ne s’agit pas de reprendre ce schéma, plutôt de s’engager dans ce qu’il exclut, à savoir le rapport entre pensée et écriture. Il n’y a rien d’étonnant à ce que Derrida soit à ce point attentif et scrupuleux dans ses lectures, puisque c’est précisément dans les textes des auteurs qu’il travaille que se trouve leur pensée, qui ne se borne pas à un vouloir-dire, mais englobe ce qu’ils ont effectivement écrit. En ce sens, la pensée ne renvoie pas au vouloir-dire d’un sujet souverain mais se développe dans l’anonymat d’un texte, dans la logique d’une écriture qui fait fonctionner aussi bien et nécessairement un inconscient (pas au sens freudien) de la pensée, donc du texte. Par là, le philosophe est immédiatement au plus près de la littérature.
Attentif à l’étrangeté des textes des autres, Derrida écrit lui-même des textes très étranges. Sur deux colonnes Hegel et Genet, le même procédé étant repris dans « Tympan » où Derrida, à côté de son propre texte, fait défiler un extrait de Michel Leiris. Une pratique de la marge donc, une page se divisant en deux marges – qui ainsi ne sont plus des marges – équivalentes, acentrées, ayant lieu en même temps (hétérogénéité, aporie, multiplication réciproque), marges qui exposent dans le même temps, le même lieu, de la philosophie et de la littérature. Marginalisation du ou des textes qui fait précisément qu’il n’y a plus un texte, un centre de la signification et de la pensée, une mise en ordre qui serait aussi bien une mise au pas, mais production d’un texte hybride, pluriel, texte en un sens non écrit et pourtant indissociable de l’écriture, n’existant que dans le rapport entre deux textes hétérogènes, dans le mouvement de l’un à l’autre, sur la limite ou en étant la limite, le pli, dans l’irréductible différence (différance) entre l’un et l’autre.
Dans d’autres livres, Derrida mêle selon d’autres procédés des textes divers : Platon, Mallarmé, Hegel se mélangent selon des rapports complexes de mise en écho, d’interprétation, de contradiction, d’interrogation, etc. La philosophie est cernée, envahie par de la littérature, une littérature qui ne sert jamais d’exemple ou de simple support pour un discours philosophique souverain, une littérature qui revient hanter, faire pression, s’infiltrer, faire craquer, lentement, patiemment. Un autre procédé : des notes en bas de page qui prolifèrent et acquièrent par leur longueur une autonomie, celle d’un autre texte comme une greffe, l’insistance d’une marge, encore, créant une nouvelle ligne. Ou bien de longues citations d’autres auteurs sont incluses dans le texte de Derrida, et l’on ne peut même plus dire qu’elles sont incluses, plutôt inscrites : elles en font partie, en sont indissociables et ne sont plus des citations. Le texte – la pensée – devient une pluralité de textes articulant leurs limites de diverses manières, l’auteur devient une multiplicité. Qui écrit ? A la fois Hegel, Mallarmé, Genet, Platon, Artaud, Derrida, Jabès, Freud, Cixous…
D’autres procédés existent et d’abord la façon dont sont constitués la plupart des livres de Derrida : rassemblement de textes épars, textes de conférences, de séminaires, ou écrits pour des revues – rassemblement ou plutôt agencement qui en marque de manière nouvelle les motifs, les thèmes, les concepts, la logique. Agencer ces textes se distingue de la constitution d’un recueil et de ce que l’idée – la pratique – de recueil implique : « Encore moins, malgré l’apparence, le recueil de trois ‘essais’ dont le temps serait venu, après le fait, de reconnaître le trajet, de rappeler la continuité ou d’induire la loi, voire d’exhiber (…) le concept ou le sens. On ne feindra pas, selon le code, la préméditation ou l’improvisation. L’agencement de ces textes est autre ». A travers tout ceci, nous serions proches du cut-up et du fold-in de Burroughs, de beaucoup de procédés poétiques. Et les procédés inventés par Derrida ne devraient-ils pas, à l’inverse, intéresser immédiatement les écrivains ?
La pratique de l’écriture est ici une pratique de la pensée qui se développe de manière complexe selon une logique de la différence, de la différance, de la limite, de l’altérité : une logique du dehors extérieure aux fondements de la métaphysique – une autre pensée, une autre écriture qui n’est plus transcription de la parole, expression d’un Sujet, d’un vouloir-dire, une pensée et une écriture « où ne commande plus l’institution de la voix ». Il est normal que cette logique fasse une place essentielle à la littérature, que celle-ci revienne envahir les territoires d’un Etat qui ne cesse de lui faire violence.
On sait qu’à la suite de Nietzsche, Derrida a su déterminer du littéraire dans le philosophique. « La mythologie blanche » traite du rapport entre philosophie et métaphore, de l’inclusion centrale du métaphorique dans le conceptuel. Si la métaphore est dans une certaine mesure l’envers caché du concept, il s’agira pour Derrida de mettre au jour les métaphores philosophiques et de les libérer à l’intérieur du discours philosophique : ce que la philosophie a voulu exiler, sans pourtant pouvoir s’en passer, revient interroger et déstabiliser l’ordre conceptuel. Il faut comprendre que le métaphorique n’est pas ici un moyen commode pour l’expression d’une pensée philosophique qui serait par ailleurs autonome. Au contraire, Derrida fait apparaître que telle ou telle métaphore est nécessaire à l’existence même de la philosophie, qu’il y a du littéraire au cœur de la philosophie. Par là, se brouille la frontière que l’on a voulue étanche entre philosophie et littérature, entre l’ordre conceptuel et l’ordre métaphorique, entre le rationnel et le sensible (la métaphore est définie comme signification sensible). Mettre au jour les métaphores philosophiques, rendre évidente la part littéraire de la philosophie, a donc un but critique : faire apparaître les conditions non reconnues et non pensées de tel ou tel système philosophique, retourner ces conditions contre le système lui-même en faisant proliférer la dimension rhétorique et polysémique de la métaphore. En ce sens, la littérature est effectivement utilisée pour montrer les conditions et les limites de la pensée philosophique : la littérature peut révéler l’impensé de la philosophie, elle devient ce qui intéresse immédiatement et essentiellement le philosophe.
Il serait insuffisant de réduire à cet aspect le rapport entre la philosophie et la littérature chez Derrida. La métaphore est aussi, en dehors de son rôle critique, générative : elle entraîne les systèmes philosophiques dans des directions inédites, elle multiplie ces systèmes pour les rendre à l’aporie et à l’ambivalence qu’ils avaient pour fonction d’éliminer. La métaphore est également générative dans le sens où Derrida développe une pensée qui intègre la métaphore (cf. par exemple « Tympan ») : une pensée philosophique ambivalente inséparable des métaphores – qui ne sont plus dès lors de simples métaphores – qui prolifèrent et doublent indistinctement la logique et les concepts, assumant ainsi et libérant le littéraire dans le philosophique, jusqu’à les rendre indiscernables (mais non identiques).
Cependant, le rapport entre philosophie et littérature chez Derrida ne peut être centré sur cette question et cette pratique de la métaphore. Derrida ne réduit pas le littéraire au métaphorique, au contraire : le concept de métaphore est essentiellement un concept philosophique et la réduction du littéraire au métaphorique constitue la réduction opérée par la métaphysique pour à la fois maîtriser, expulser et inclure le littéraire. S’il y a une dimension déterminante et subversive de la métaphore chez Derrida, en même temps limiter son rapport à la littérature à cette seule dimension revient à ne pas sortir des schémas traditionnels de la philosophie, puisque c’est celle-ci qui a défini la littérature et son propre rapport au littéraire à partir de l’idée de métaphore. Si la métaphore est la littérature selon la philosophie, il s’agira à la fois d’utiliser la métaphore pour retourner, disséminer la philosophie et, incluant le dehors sous la forme de son exclusion, pour philosopher. Mais il s’agira également de se rapporter à la littérature – donc, également, à la philosophie – autrement : selon la logique de la limite, du pli, de la différance/différence, de l’aporie…
Derrida est loin de l’idée de commentaire ou d’herméneutique : il ne s’agit pas d’utiliser la littérature en fonction de la philosophie, pour y trouver sous une forme inaboutie de la philosophie, mais bien pour philosopher, pour penser philosophiquement avec l’étrangeté de la littérature, sans réduire celle-ci aux schémas occidentaux du concept ou de la rationalité : le rapport ne cesse pas d’être différentiel, impliquant nécessairement la différence/différance, l’aporie dans la pensée. Un commentaire philosophique d’un texte littéraire donne souvent des résultats grotesques, mais même une interprétation herméneutique, en apparence plus respectueuse, n’en est pas moins réductrice et négatrice, puisqu’il s’agit encore de découvrir du philosophique dans la poésie ou le roman, c’est-à-dire de poser comme inessentiels la forme et le langage de l’œuvre : ceux-ci ne produisent au fond qu’une signification larvée qui ne prend toute sa valeur qu’en étant exprimée dans une autre forme et un autre langage – ceux, souverains, du discours philosophique. Le commentaire herméneutique semble ainsi se rattacher au schéma métaphysique traditionnel, selon lequel l’écriture est essentiellement un supplément, un parasite inessentiel pour le sens et la pensée. Dans tous les cas, illustration de concepts ou réserve d’une signification qui reste à énoncer, la littérature est niée en tant que pensée positive, pensée réelle et différente : ce qui est nié est bien la différence, la littérature ne pouvant intéresser qu’à condition de ne pas être une autre pensée, mais une même pensée sous une autre forme.
Selon Derrida, philosopher devient inséparable du rapport à la littérature, comme philosopher est inséparable de l’animal, de la femme, de l’inconscient… Il ne s’agit pas d’assimiler la littérature à la philosophie, ou l’inverse, mais d’agencer leurs limites, de les plier, de les compliquer, de les multiplier, toujours dans le souci d’une pensée aporétique, d’une écriture non phonologique qui a lieu dans ces agencements, dans ces plis, ces complications et multiplications. Ce travail nécessite un travail à propos de la littérature, de l’idée de littérature. C’est que la littérature n’est pas indemne de toute philosophie, elle n’est pas un champ autonome qui se serait développé à l’écart de la philosophie : la littérature est apparue, s’est développée dans les mailles de relations tracées par la philosophie. La littérature est imprégnée de philosophie, traversée par ses concepts, ses déterminations, ses logiques et l’idée même de littérature semble inséparable de présupposés philosophiques concernant la pensée, l’écriture, la voix, le sens, le Sujet, etc. Il faut ajouter que la pratique littéraire elle-même s’est conformée à ces présupposés et que les œuvres ont été, sont produites à partir d’eux : d’un certain point de vue, elles sont effectivement de la philosophie sous une autre forme, puisque leur forme est commandée par des déterminations philosophiques. C’est également à ce niveau que la littérature peut révéler un impensé philosophique, qui dans ce cas est en même temps un impensé de la littérature (Derrida privilégie donc les œuvres qui « opèrent dans leur mouvement même la manifestation et la déconstruction pratique de la représentation qu’on se faisait de la littérature »).
Avoir à faire à la littérature rend donc possible de retrouver la philosophie au cœur de ce qui apparemment n’est pas elle, mais ici, contrairement au commentaire herméneutique, cette présence du philosophique dans le littéraire permet de déconstruire la philosophie autant que la littérature, d’en dégager des segments aporétiques, multipliés, divergents, qui forment l’étrange géométrie d’une nouvelle pensée inséparable des apories et différences dont elle est la libération. Ce niveau, cependant, serait insuffisant, puisque la littérature s’est aussi développée en dehors de la philosophie, autrement elle n’aurait aucun intérêt pour une pensée qui n’a de sens que par la possibilité de la différence, de l’altérité dans la pensée. La littérature est aussi autre chose que la philosophie, l’affirmation d’une autre pensée inséparable de l’écriture qui n’obéit pas aux schémas philosophiques dominants. La littérature est une différence avec laquelle penser, avec laquelle rendre possibles l’autre, le différent dans la pensée.
Il ne s’agit pas de dire ce qu’est la littérature mais de déterminer ce qu’elle fait. Ce n’est pas un hasard si Derrida s’intéresse à l’idée de traduction. Peut-on traduire une langue dans une autre ? Peut-on traduire un texte littéraire, un texte écrit ? C’est-à-dire aussi : peut-on traduire le littéraire dans le philosophique ? Peut-on dire autrement qu’elle ce que dit la littérature ? La philosophie est-elle une sorte de langue universelle, apte à tout exprimer, même ce qui se dit en dehors de la philosophie ? C’est ce qu’elle a voulu et a cru, ce qu’elle croit et veut (« Si la philosophie a toujours entendu , de son côté, se tenir en rapport avec le non-philosophique, voire l’antiphilosophique, avec les pratiques et les savoirs, empiriques ou non, qui constituent son autre, si elle s’est constituée selon cette entente réfléchie avec son dehors, si elle s’est toujours entendue à parler, dans la même langue, d’elle-même et d’autre chose, peut-on, en toute rigueur, assigner un lieu non philosophique, un lieu d’extériorité ou d’altérité depuis lequel on puisse encore traiter de la philosophie ? Ce lieu, n’aura-t-il pas été d’avance occupé de philosophie ? Est-il une ruse qui ne soit pas de la raison pour empêcher la philosophie de parler encore d’elle-même, de prêter ses catégories au logos de l’autre »).
Joyce écrit « and he war », ce qui apparemment ne veut rien dire, mais dit une multiplicité. Traduire « he war » par « il guerre » c’est réduire cette multiplicité au simple, c’est la détruire. « He war » peut être aussi « il fut », si war est considéré comme de l’allemand. Joyce implique deux langues l’une dans l’autre, deux significations l’une dans l’autre, et traduire en français soit par « il guerre » soit par « il fut » c’est négliger l’autre signification possible, simplifier, unifier ce qui n’existe qu’à l’état de multiplicité : deux significations, deux langues indissociables l’une de l’autre, deux différences qui s’affirment en même temps, dans le même lieu, se contaminent – ce que Derrida pratique lui-même avec ses procédés de marginalisation, de multiplication, etc. Ce que Joyce écrit est intraduisible, ce qui est écrit dans une langue est irréductible, et la possibilité ou l’impossibilité de la traduction ne concernent pas seulement le problème de la correspondance entre les langues mais bien ce qui, par la langue, existe dans les textes. C’est ce que la philosophie veut supprimer, non seulement ce qui diffère d’elle mais surtout ce qui n’existe qu’en différant de soi (la logique de la différance est aussi la logique de ce qui diffère de soi – et la littérature est par définition différance).
C’est ce rejet du différant ou du divergeant (Deleuze) qui semble animer une certaine idée classique de l’art (Barthes) : « Aux temps classiques, la prose et la poésie sont des grandeurs, leur différence est mesurable ; elles ne sont ni plus ni moins éloignées que deux nombres différents, comme eux contiguës, mais autres par la différence même de leur quantité (…). D’où il ressort évidemment que la Poésie est toujours différente de la Prose. Mais cette différence n’est pas d’essence, elle est de quantité. Elle n’attente donc pas à l’unité du langage, qui est un dogme classique (…), partout un seul langage, qui réfléchit les catégories éternelles de l’esprit »), mais aussi le rapport doxique de la philosophie à la littérature, le commentaire herméneutique. Derrida, au contraire, pose que la littérature développe des idiomes, chaque écrivain produit un idiome, la littérature est idiomatique : langue singulière, intraduisible différence, singularité inaliénable. Ce que dit la littérature ne peut être dit dans une autre langue, ce qu’elle pense ne peut être pensé dans une autre pensée, puisque la littérature (l’art) est de la pensée, non l’expression d’une pensée.
Alors : qu’est-ce que la philosophie peut avoir à faire avec la littérature ? Celle-ci ne peut être qu’un différent avec lequel tout rapport doit impliquer cette différence. D’autant que tout écrivain habite Babel, que l’écriture littéraire n’est pas séparable d’une multiplicité de langues dans la langue, que la pensée littéraire est immédiatement une pensée plurielle et aporétique. Joyce encore, puisqu’il est bien celui qui marque sans cesse d’autres langues dans sa langue, qui construit un idiome particulièrement complexe à partir d’une multiplicité de langues : si Joyce met en échec la possibilité de toute traduction, son babélisme appelle immédiatement la traduction. Comment ne pas référer « and he war » à l’anglais et à l’allemand ? Ce qui signifie, de manière plus générale, puisque tout écrivain ne construit pas son idiome selon les procédés de Joyce bien que Joyce soit effectivement emblématique de la littérature : toute littérature dit en même temps autre chose que ce qu’elle dit, tout texte dit un autre texte, tout mot, toute signification impliquent d’autres mots, d’autres significations comme autant de bifurcations, de divergences possibles. Lorsque Derrida évoque la possibilité pour la littérature d’être une multiplicité de langues – tout texte étant la traduction possible/impossible de lui-même –, il s’agit bien du texte comme différance et multiplicité, tout un inconscient du texte et de la pensée.
Il ne faut pas confondre cette approche du texte littéraire avec la simple idée de polysémie. La polysémie implique la possibilité d’une unité, alors que le babélisme implique la différence/différance simultanée et irréductible. Se rapporter à la littérature est alors pour le philosophe faire l’épreuve d’une ambivalence essentielle, d’une altérité qui, si le rapport est réel, c’est-à-dire appelle autre chose que soi, introduit cette altérité dans la pensée elle-même, dans le concept – un rapport au dehors qui ne laisse pas indemne. C’est ce rapport que Derrida développe selon la pratique du pli, la logique des limites qui ouvrent cette autre pensée qu’il signe de son nom – pratique et logique du dehors incluant en soi une éthique, une éthique de l’autre, de l’événement.