L’art de faire des photographies est-il si éloigné de celui qui consiste à mesurer le poids des choses ? Enregistrer non seulement la masse et le volume mais donner à ressentir le poids, transférer la sensation de ce qui pèse sur un corps — ou de ce qu’un corps pèse — en une forme visuelle, avec ses tonalités, ses contours…. La photographie est une des formes de l’acrobatie, un défi lancé aux principes de la gravité : un exercice de trapèze.
A-t-on l’idée de ce qui ne pèse rien ou presque ? Au point d’en faire une image comme cette pellicule de neige déposée sur la carrosserie d’une voiture ? un voile froid mais à peine plus que celui de la tôle qu’il couvre, et celle-là, dure, ignore ce qui la recouvre. Pourtant, en physique, on démontrera que l’infime pèse négligemment, mais pèse quand même. Comment faire image de cet infime, de cet indétectable poids des choses entres-elles ? Mais la question n’est pas là, puisqu’au fond, il s’agit par cette évocation du léger de donner à penser sur ce qui résiste au nocturne. Cette nuit qui a déjà pris les autres voitures et qui désormais s’attaque à celle-ci. Ce qui tombe c’est la nuit, et les flocons ne font que réfléchir l’éclair du flash du photographe. Ils résistent en réfléchissant.

Que la fenêtre soit devenue le grand modèle de la représentation naturaliste, avec cette double idée du cadre et du passage du regard, nous fait oublier qu’il fut un temps où les ouvertures étaient des meurtrières.
Alors, lorsque le corps nu se tient en équilibre sur le seuil de la fenêtre, on craint qu’il ne se défenestre et rappelle dans sa chute ce que fut jadis l’ouverture vers l’extérieur : un dispositif de mise à mort. Il est donc bien plus réconfortant d’imaginer l’enfenestration : l’action d’entrer par la fenêtre comme un retour à la vie. C’est ce nu féminin, nu venu d’une nuit que l’on imagine d’été, et qui encore désarticulé est revenu à vous. Le corps biais est ce pantin de croisée, la chevelure ramenée au-devant du visage est la marque du nocturne et du vent provoqué par le souvenir d’une voltige qu’aucune photographie ne pouvait enregistrer : trop rapide, trop noire. Elle est le corps abandonné d’Étant donné qui revient nous hanter.

Parfois la chute est d’un ralenti tel que l’action ressemble à une pose. Ainsi des arbres aux branches rebelles, refusant par principe la verticalité raide de l’ascension, et venant ployer sans effort. Une mèche. Une flamme ou un bouquet. Le désordre est promis parfois au décor, il suffit de lui donner le premier rôle et ce qui perturbe la règle devient l’origine de l’ornement. La grande branche inactive que le photographe prend dans la lumière de sa prise de vue rappelle sur un mode inversé les planches composées par le professeur Karl Blossfeldt au début du XXe siècle : herborisant, il décortiquait ensuite les plantes et les fleurs pour composer les formes originelles de l’art dont il tirait des séries de clichés neutres. Ici, dans une sorte de nuit, le photographe n’a touché à rien et laisse venir sans esprit de système la conduite d’une ligne.
Michel Poivert
Michel Poivert est historien de la photographie.
Le premier volet de la série Photographies d’Amaury da Cunha est à (re)découvrir ici