Revue Chimères : entretien avec Jean-Claude Polack, Anne Querrien, Valentin Schaepelynck

Valentin Schaepelynck, Anne Querrien et Jean-Claude Polack @ Jean-Philippe Cazier

 La revue Chimères a été fondée par Félix Guattari et Gilles Deleuze en 1987. A partir des propositions théoriques et pratiques de ses deux fondateurs, elle se veut depuis presque 30 ans un lieu de développement et d’expérimentation de rapports inédits entre psychanalyse, philosophie, art et politique. Cet entretien avec Jean-Claude Polack, Anne Querrien et Valentin Schaepelynck est aussi l’occasion de revenir sur le parcours et la démarche foisonnante de Félix Guattari.

Chimères © Jean-Philippe Cazier

La couverture de chaque numéro de Chimères indique que les fondateurs en sont Gilles Deleuze et Félix Guattari. Dans quel contexte est née la revue ?

Anne Querrien : Félix a toujours fait des revues. Quand nous avons rompu avec les courants de la gauche communiste, vers le début de 1966, on a créé la revue Recherches qui était alimentée par des articles politiques, de psys, culturels, etc. A partir de 1967, Recherches est devenue la revue du CERFI (Centre d’Étude, de Recherche et de Formation Institutionnelles). Recherches était alors financée par le CERFI. On a fonctionné avec Recherches jusqu’à 1980. A cette date, a eu lieu une crise au CERFI, avec des critiques très vives et même une fronde contre Félix. Lui était reproché, par exemple, un numéro de Recherches fait avec Schérer et Hocquenghem. Lui était encore plus reproché le fait qu’il ait soutenu de manière très active des gens comme Toni Negri ou Oreste Scalzone. Des gens ont alors demandé à ce que Guattari ne soit plus directeur de la publication de Recherches. Ceci dit, dès 1973, un peu après la parution de l’Anti-Œdipe, Félix était moins intéressé par le CERFI où il y avait quand même beaucoup d’engueulades et donc il ne venait plus tellement aux réunions. A cette époque, il a aussi commencé à beaucoup voyager, notamment aux États-Unis et au Japon, puis plus tard au Brésil. Aux États-Unis, Félix a rencontré le psychiatre Mony Elkaïm, avec lequel il a beaucoup sympathisé en le voyant travailler avec les populations portoricaines. En 1974, avec Mony, Félix a créé un groupe qui s’appelait « Réseau alternative à la psychiatrie ». L’idée de Félix était alors d’animer des rencontres autour de cette question des alternatives à la psychiatrie mais aussi de faire écrire dans Recherches des gens autour de ces problématiques. Beaucoup de gens du CERFI n’étaient pas d’accord avec cette idée et avec cette orientation…

Il y avait des réunions chez Guattari autour de l’idée d’alternatives à la psychiatrie…

Anne Querrien : Oui. Il y avait aussi un problème avec Jean Oury. L’idée de Félix était de fédérer tous les courants différents, notamment les antipsychiatres anglais, comme Ronald Laing et David Cooper, les Italiens comme Franco Basaglia, etc. Et Oury n’était pas d’accord pour qu’on forme des réseaux comme ça, avec tous ces gens, ce qui a provoqué des frottements entre les individus qui étaient liés à la clinique de La Borde. A cette époque, Félix faisait un séminaire théorique le mardi soir, chez lui, et qui nourrissait les élaborations qu’il menait avec Deleuze et son propre travail qui a abouti, par exemple, à L’inconscient machinique, etc. Félix a toujours fait ça, ce genre de travail d’élaboration théorique aux confins, pour parler vite, de Freud et Marx, et toujours lié à l’actualité, posant toujours la question « qu’est-ce qu’on fait ? »… Il y avait aussi une réunion le lundi, qui était la réunion du CINEL (Centre d’initiative pour de nouveaux espaces de liberté) qu’il a élaboré avec Toni Negri avec qui il a fait un livre sur ces sujets. Il s’agissait, durant ces réunions, de réfléchir pour produire des stratégies de dissensus…

9782749241791_1_75Chimères a été pensée comme le lieu d’expression publique de ces réunions ?

Anne Querrien : Oui, de tout ça…

Jean-Claude Polack : Quand j’ai quitté La Borde pour m’installer à Paris, il y avait déjà les réunions chez Guattari. A ces réunions venait régulièrement une de mes anciennes patientes de La Borde, qui assistait aux réunions, qui était amie avec Marie Depussé. Elle venait aux réunions et elle enregistrait tout avec un magnétophone. Le plus souvent, Félix demandait à quelqu’un de faire une intervention, de travailler un peu avant pour faire une intervention au début de la réunion et ensuite on en discutait. On s’est aperçu que non seulement elle enregistrait mais qu’elle retranscrivait tout sur papier. On disposait donc de toutes ces interventions déjà retranscrites, et on s’est dit que la revue pourrait partir de ce matériel important déjà prêt. Les premiers numéros de Chimères sont constitués autour de ces séminaires, des interventions des gens, etc.

La revue, à ses débuts, était le prolongement de ce travail théorique autour de Guattari ?

Jean-Claude Polack : En même temps, dès le premier numéro, Félix nous laisse une liberté extraordinaire de faire ce que nous voulions. L’idée était de ne pas faire tellement de la théorie mais de parler de notre travail, de ce qui nous intéressait…

Mais la revue a tout de même comme sous-titre « revue des schizoanalyses ». Est-ce que tu peux dire ce qu’est la schizoanalyse et ce qui de la schizoanalyse est passé dans la revue ?

Jean-Claude Polack : Je disais à Félix que j’avais du mal à comprendre ce que voulait dire « schizoanalyse » et qu’il faudrait peut-être changer de terme. Félix me répondait qu’on verrait bien, qu’il y avait beaucoup de gens qui avaient beaucoup de choses à dire, des choses tournant autour de l’inconscient et de la politique, et qu’on pourrait les publier en étant attentifs à ce que ça donnerait. A cette époque, on travaillait beaucoup à trois : Danielle Sivadon, Félix et moi, et Danielle et moi nous n’avions pas une idée très claire de ce qu’était la schizoanalyse… En tout cas, l’idée de Chimères était qu’il ne fallait pas être une revue qui répète simplement une recherche théorique ou une ligne de pensée…

Anne Querrien : Juste après la sortie de l’Anti-Œdipe, Félix a demandé à quelques personnes, dont moi, François Pain, Danielle Rouleau, de faire de la schizoanalyse appliquée dans les locaux du CERFI. Il nous envoyait des gens et on devait se démerder, sans aucune consigne. Pour moi, il s’agissait d’un travail de mise en réseau des gens, de branchements concrets, mais ça n’a pas duré longtemps… Tout ça pour dire que, globalement, la schizoanalyse correspond pour moi à l’idée de ne pas interpréter mais d’expérimenter des liaisons, des rapports. C’est comme chez Freud, l’association libre mais portée dans la matière, si l’on veut, et pas seulement dans le discours. Et je trouve ça passionnant.

Tu penses que la revue correspond à cet aspect, celui des associations, de la production de rapports entre des pratiques, des gens qui peuvent être très divers et ne sont pas forcément spécialistes de ceci ou de cela, une sorte d’association libre permanente ?

Anne Querrien : Oui, tout à fait…

Jean-Claude Polack : Je pourrais ajouter que, malgré la violence des propos que, dans l’Anti-Œdipe ou Mille plateaux, on trouve à l’encontre de la psychanalyse, la schizoanalyse me semble dans la continuité de la psychanalyse, dans la continuité d’un processus de pensée sur l’inconscient, un processus historicisé. Pour moi, la schizoanalyse fait partie d’un dynamisme de la psychanalyse, même si on prend des chemins de traverse ou si on rencontre des contradictions. Pareil pour le rapport à Lacan. A partir du moment où il ne s’agit pas de savoir quelle est la vraie ou la bonne psychanalyse, on peut penser que la psychanalyse elle-même est affectée par une processualité, dans toutes les expériences très différentes que l’on peut faire aussi bien, d’ailleurs, du côté de la clinique que de la politique. Pour Deleuze ou pour Guattari, il était aussi intéressant de se demander « qu’est-ce que c’est que militer ? » que de savoir ce qu’est la psychose, la schizophrénie, et comment s’en occuper. Cette mauvaise renommée de la schizoanalyse comme attaquant de front et cherchant à détruire la psychanalyse brouille beaucoup la réception que l’on peut en avoir. Il s’agirait plutôt d’une sorte de métapsychanalyse qui sera elle-même revue et corrigée par des gens qui vont arriver. Il faut penser la psychanalyse comme étant au travail.

Valentin Schaepelynck : Même à La Borde, la psychanalyse, pratiquée en institution, est un peu différente. Il y a là, déjà, un moyen de prolonger la psychanalyse par un dehors…

Anne Querrien : Il y a quand même, pour moi, un point important. La psychanalyse en dehors de la schizoanalyse s’intéresse surtout au langage, à ce qui est dit, même à des formes mineures de langage, tout ça est très ouvert. Mais, par rapport à ça, il me semble qu’il y a dans la tentative schizoanalytique, ou même dans la psychothérapie institutionnelle telle qu’elle a pu exister à La Borde ou à Saint-Alban, l’idée que les choses se passent aussi dans la matière, dans les corps, et que rien n’est réduit au langage, au contraire. Là, il y a une différence avec la psychanalyse habituelle qui me parait très importante.

Jean-Claude Polack : Quand tu dis que la psychanalyse ne s’occupe que du langage, tu laisses de côté tout un développement de la psychanalyse, notamment après Mélanie Klein, autour de l’enfance psychotique et de l’autisme, où l’on trouve une multitude d’analystes pour lesquels les vraies questions étaient celles du corps, des gestes, de la voix, du rapport à l’espace et au temps, et qui ont fait un travail énorme auquel fait allusion Guattari lorsqu’il parle de Daniel Stern.

Anne Querrien : Je parlais des gens qui nous entourent actuellement. Avec eux, on est dans le langage jusqu’au cou…

Jean-Claude Polack : Ça, ce sont les lacaniens, mais il n’y a pas qu’eux. Par exemple, Pierre Delion, qui s’est intéressé à Lacan au début puis est parti ailleurs avec des gens qui travaillent sur l’autisme et font un travail magnifique qui se réclame en même temps de la psychanalyse. C’est par là que passe la rupture avec le seul point de vue linguistique, sémiologique, etc., que Lacan a imposé.

C’est ce travail qui reprend la psychanalyse et essaie de la pousser dans d’autres directions qui a été privilégié dès le départ dans Chimères ?

Jean-Claude Polack : La pratique de référence, ça a toujours été la psychothérapie institutionnelle. C’est eux qui ont été le plus loin dans le travail avec la psychose.

Valentin Schaepelynck : Dans les textes de Deleuze et Guattari, on peut entrer par un biais très philosophique et des gens privilégient cette entrée, comme Guillaume Sibertin-Blanc qui fait un travail de lecture très utile sur l’Anti-Œdipe ou Mille plateaux. Mais il y a aussi une autre entrée possible, puisque ce sont des livres qui sont en rapport avec des pratiques. C’est difficile de comprendre l’Anti-Œdipe sans références à la psychothérapie institutionnelle mais aussi à des pratiques politiques. Dans Chimères, on croise justement des textes d’artistes, des textes sur la cause palestinienne, sur des questions philosophiques, politiques, cliniques, sur les Roms, etc. L’originalité de Chimères, il me semble, se trouve là, dans le fait d’avoir poursuivi cette tendance que l’on trouvait chez Guattari à relier la théorie et les pratiques, à trouver des interstices et des intersections, des moyens d’agencer.

Jean-Claude Polack : Il y a une formule qui apparaît souvent dans l’Anti-Œdipe et qui est que l’inconscient est branché sur le Socius, et qu’essayer de le repérer sur un mode purement familialiste est une erreur profonde puisque la famille elle-même est totalement imbriquée dans le tissu social sous la domination d’une politique et d’une économie.

Anne Querrien : Ce que je dis aux amis qui se lancent dans la lecture de Deleuze et Guattari, c’est que c’est comme faire de la planche à voile : on se lance sur quelque chose qui est énorme et complexe et qui produit tel ou tel effet selon la façon dont tu l’abordes. De ce point de vue, le rapport à la théorie n’est pas du tout le même que celui que tu apprends à la fac où l’on privilégie une linéarité des concepts. Or, on n’a jamais pensé de cette manière ni dans les séminaires qui avaient lieu chez Félix, ni aux cours de Deleuze. Au contraire, c’était toujours une pensée par associations, avec des ricochets.

C’est d’ailleurs ce que l’on entend souvent comme reproches à l’encontre de Guattari, et même de Deleuze : de ne pas être linéaires mais dans l’association…

Jean-Claude Polack : De refuser la généalogie…

Guattari et Deleuze, dans leur travail, provoquent sans cesse des rencontres, des rencontres qui sont aussi des chocs, et eux-mêmes forment une rencontre. Dans le livre de Deleuze sur Leibniz, on voit des rencontres inédites entre Leibniz, le baroque, Paul Klee, Hantaï, etc. Et on retrouve ça dans Chimères : l’effort, au sein de chaque numéro, pour provoquer des associations et des rencontres singulières, et de manière générale des rencontres entre le théorique et des pratiques.

Jean-Claude Polack : Ceci est vrai dans la revue, au sein des numéros, mais aussi pour les gens qui travaillent dans la revue : chacun est pris dans ses propres associations et rencontres… Par exemple, à un certain moment, on a travaillé avec des groupes Roms qui faisaient par exemple une radio, etc. Ça a été vrai dans d’autres domaines, de manière très concrète, par exemple aussi dans le domaine de la psychiatrie, de la politique. Félix lui-même a toujours fait ça, par exemple avec l’écosophie, son rapport avec les Verts… Félix n’a pas cessé d’expérimenter en matière de politique.

Si on parle, justement, de la dimension politique de Chimères, on voit bien que cette dimension ne consiste pas, bien évidemment, à soutenir un candidat à ceci ou à cela ou à s’affilier à un parti politique. Qu’est-ce qui définirait le travail politique de la revue ?

Jean-Claude Polack : Je dirais qu’on travaille dans le micropolitique, même si Félix n’a pas complètement dédaigné la politique massive. Je pense à l’affaire Coluche, lorsque celui-ci était candidat à la présidentielle en 1981. Guattari s’est lancé à fond dans cette histoire. Il m’avait mis dans le groupe des gens qui soutenaient Coluche sans que je le sache : je l’ai appris par un patient qui l’avait lu dans Le Monde et qui m’a demandé pourquoi je soutenais Coluche…

Anne Querrien : Ce qui est inouï, c’est que Félix a fait ce comité de soutien à Coluche avec Bourdieu alors qu’avec Bourdieu on se bouffait le nez à propos du CERFI… Un truc important, c’est qu’après mai 68, à la rentrée de septembre, les leaders du mouvement du 22 mars, ou les maos – tous ces gens étaient tentés par le terrorisme puisque toutes les organisations étaient interdites, la répression écrasait tout. Félix a alors vu beaucoup de gens pour leur dire que ça ne tenait pas debout et d’ailleurs aussi pour des raisons très matérielles : des copains se sont arraché la main en mettant des bombes de travers, ont fait tomber un pylône sur leur tête au lieu de le faire tomber chez Renault, etc. Tout ça montrait qu’il fallait penser à autre chose…

Jean-Claude Polack : Chez Guattari, il y a toujours eu un fil rouge freudo-marxien. La question de l’inconscient, telle qu’elle était posée par le parti communiste, revenait à diaboliser l’inconscient : ils étaient radicalement contre jusqu’à ce qu’arrive Althusser. Lorsque Althusser a dit : je suis communiste et je vous dis que Lacan, il n’y a rien de plus sérieux et de plus savant, alors les choses ont commencé à changer. Althusser était très important pour le mouvement des étudiants, mais important parfois de façon négative. Dans un premier temps on a été très admiratifs d’Althusser, puis nous avons buté contre ses positions extrêmement staliniennes, poststaliniennes, qu’il a défendues jusqu’au bout. Althusser s’est lié au parti communiste contre l’Union des Étudiants Communistes et l’UNEF qui avaient été favorables, dès le premier jour, à l’indépendance de l’Algérie, qui essayaient de penser la démocratisation de l’Université, le thème du salaire étudiant, etc. Althusser était contre ces groupes. Et même s’il ouvrait la porte de la psychanalyse, c’était surtout celle de Lacan comme représentant, pour Althusser, de la psychanalyse « scientifique »… Par rapport à ce genre d’histoire, on peut voir Chimères comme un lieu où on pose la question de savoir quelles relations on peut instaurer entre tout ce qui touche à l’inconscient, au désir, et la vie politique, l’action politique. Cette idée est d’ailleurs constante chez Félix…

Anne Querrien : A la fin de sa vie, il s’orientait vers ce que lui-même appelait le « paradigme esthétique », en fonction d’un questionnement qui impliquait le freudisme et le marxisme, c’est vrai, mais qui demandait de manière insistante : qu’est-ce que c’est que la création, une éthique esthétique ?

Valentin Schaepelynck : Dans les années 60 et 70, il y a une intensité politique assez forte. Les gens prennent au sérieux la révolution, même ceux qui sont contre. Par contre, les années 80 sont celles que Guattari a appelé lui-même « les années d’hiver », et Chimères est créée à ce moment-là, comme une volonté aussi de survie. A cette période, il me semble que le thème de la résistance devient également insistant chez Deleuze, l’idée que créer c’est résister. Et depuis, il s’est passé la chute du mur de Berlin, etc. Chimères a traversé tout ça…

10537442_730820393645262_6009439732177367567_nIl me semble que la spécificité politique de Chimères est de se déprendre des grands discours, des partis, et de chercher le politique dans des pratiques qui parfois n’ont pas a priori de dimension politique, des pratiques singulières – chercher y compris du politique dans des pratiques psychiatriques, etc. De numéro en numéro, pas forcément dans tous mais de manière générale, on retrouve la volonté de montrer en quoi le politique peut être dans des pratiques quotidiennes ou institutionnelles, ou dans des formes de vie qui sont inventées par les gens, dans telle communauté, dans les ZAD, etc. C’est cette approche et l’insistance sur cet aspect que je ne vois pas ailleurs que dans Chimères.

Jean-Claude Polack : Si l’on parle de Félix et de la politique, on ne peut pas ne pas parler de la Voie communiste. C’est son grand moment marxien. C’est une période où Félix est très impliqué, où il n’hésite pas une seconde à vraiment se mouiller dans le soutien aux Algériens, un soutien matériel, concret, où il fait des choses très défendues et pour lesquelles il aurait pu être au moins incarcéré. A La Borde aussi nous nous sommes mouillés sur des tas de trucs. Du temps de l’Algérie, Félix était en relation directe avec Mohamed Boudiaf, il faisait passer du fric, des faux papiers etc., alors qu’il travaillait à La Borde et que ça faisait courir des risques à La Borde. Bien sûr, Félix était couvert par Oury qui savait très bien ce qui se passait. Je pense que Chimères, d’une autre manière, reste dans le sillage de ça, une certaine transgression politique… Pour Félix, il y a eu aussi la lutte des femmes pour la légalisation de l’avortement. A La Borde, on a fait des avortements, beaucoup, à une période où on allait en taule pour ça. Volontairement ou pas, Félix s’est toujours mis sur le fil du rasoir. Pour moi, une chose importante est l’éloge de la trahison. Quand j’ai vu le film de Spielberg, Le Pont des espions, je me suis dit : c’est un éloge des traitres, heureusement qu’il y a des traitres, Spielberg a parfaitement raison de dire ça, qu’il y a des gens qui transmettent des renseignements qui font que la guerre n’est pas possible, heureusement qu’ils existent ces gens-là. Il y avait cette façon de travailler chez Félix…

Anne Querrien : Il y avait une infirmière à La Borde qui pratiquait des avortements et Félix la mettait en contact avec d’autres gens. Il s’agissait toujours de produire des liens, des choses très matérielles. Il y a eu des avortements chez Deleuze et chez un tas d’intellos. Mais il y avait aussi un groupe de recherche sur l’Algérie, puis après dans le MLF, qui parlait de ces choses-là à un autre niveau, idéologique, etc. Il y a toujours différents étages qui ne communiquent pas forcément entre eux. Il n’y a pas de mise en représentation de tout ce qui se fait et dit, ni des ordres qui seraient donnés. Il y a, au contraire, une mise en relation assez fine entre différents niveaux…

201601215241Couv87_Visuel-3Cette politique de la transgression ou cette façon de faire de la politique sur le fil du rasoir, comme dit Jean-Claude, en passant toujours par les marges, est-ce qu’on retrouve ça dans Chimères ? Il me semble, si on regarde les numéros, qu’il y a toujours une volonté de parler et de faire venir dans la revue des groupes ou des mouvements qui, pour le moins, ne sont pas reconnus, voire sont condamnés par la politique officielle, qui parfois ne sont même pas reconnus comme des mouvements politiques. On a fait ça avec les Palestiniens, avec les Kanaks, avec les Roms grâce à Claire Auzias… Dans le dernier numéro, celui qui vient de sortir, le numéro 87, il y a deux articles sur les Roms, écrits par des auteurs Roms : Pierre Chopinaud, qui dirige La Voix des Roms, et Ethel Brooks, qui est une universitaire féministe américaine d’origine Rom. Ce n’est pas par hasard si, dans la situation politique et sociale actuelle qui est celle des Roms, ces deux textes se trouvent dans Chimères

Valentin Schaepelynck : Il y a eu récemment, dans la psychiatrie, des mouvements qui se sont opposés aux lois Sarkozy, aux lois sécuritaires, etc. Les gens de ces mouvements se réfèrent beaucoup à la psychothérapie institutionnelle et Chimères a publié certains de leurs textes. Mais en même temps, à Chimères, il y a aussi une volonté de ne pas se laisser complètement aspirer par ça et de garder des ouvertures vers d’autres questions… En vous écoutant, je me dis que le contexte politique a aussi beaucoup changé. Il y a eu les années 80, les années Mitterrand, avec l’espoir que ça a pu susciter et qui est assez vite retombé. Ensuite les années 90, la chute de l’URSS…

Jean-Claude Polack : On avait fait un numéro branché sur les mouvements de l’hiver 1995, un numéro organisé par Annick Kouba…

9782718607689Maintenant, longtemps après le décès de Guattari, comment la revue continue-t-elle ?

Valentin Schaepelynck : Il y a le désir qui a continué…

Quels seraient les enjeux actuels d’une revue comme Chimères ? Il y a beaucoup de revues qui existent, de toutes sortes, et Chimères existe depuis presque 30 ans et continue. Qu’est-ce qui fait qu’il y a, justement, encore du désir là-dedans ?

Anne Querrien : Dans le numéro récent que l’on a fait sur le rêve, il y a un article de Max Dorra sur l’association libre qui correspond bien à ce que nous faisons et continuons à faire, l’association comme posture théorique et activité pratique. C’est fondamental de continuer à faire ça, en particulier par rapport à ce qui se passe actuellement en sciences sociales où l’on constate un développement effrayant du scientisme.

C’est ça qui m’a intéressé dans Chimères, dès le début. Guattari avait écrit pour le premier numéro un texte où il dit qu’il ne va pas s’agir de faire le guignol en réunissant des gens pour la frime mais de créer réellement des agencements collectifs, des agencements hétérogènes et créateurs de discours et de pratiques… Toi, Valentin, puisque tu es le plus jeune de cet entretien, qu’est-ce qui t’intéresse dans Chimères, dans le fait de faire partie de la revue, et qu’est-ce que tu as envie d’y produire ?

Valentin Schaepelynck : J’aimerais que l’on produise non seulement une revue mais aussi, davantage, des espaces de rencontre entre des gens qui produisent de la théorie, d’autres qui sont sur le terrain politique, clinique, etc. Il me semble que l’originalité de la revue est de poser la question des rapports entre inconscient et politique. Je ne vois pas d’autres revues, d’autres espaces qui fassent ça. Il y a des revues qui tournent autour de la psychothérapie institutionnelle, qui sont très centrées sur l’accueil de la psychose, et qui sont très intéressantes. Il y a d’autres revues qui sont plus concernées par les mouvements sociaux, par la politique. Mais le fait de penser qu’il y a un enjeu dans la psychiatrie pour interroger les subjectivités politiques, c’est quand même dans Chimères qu’on le trouve. De ce point de vue, on retrouve l’idée d’association libre…

Anne Querrien : L’association libre qui implique la transversalité. Souvent, dans les groupes, on peut faire de l’association libre mais avec quelqu’un qui demeure en surplomb et qui lui-même n’associe pas du tout et n’entre pas dans le mouvement collectif…

Jean-Claude Polack : Celui qui a lancé l’idée d’association libre, c’est quand même Freud. Et celui qui a immédiatement collé à ça, mais déjà en le détournant, c’est Jung. Jung travaillait avec des psychotiques, en Suisse, et son idée, au départ, est d’appliquer l’association libre à la clinique de Burghölzli. Les patients y pratiquaient l’association et Jung – ou parfois Sabina Spielrein – notait tout. Mais Freud, rapidement, lui a dit que ça n’irait pas, que ça ne suffirait pas, qu’il attendait que l’on puisse s’occuper véritablement de la schizophrénie. L’association libre a pu générer des choses très intéressantes comme le dadaïsme, comme le surréalisme. Mais dans les deux livres de Deleuze et Guattari, on trouve le sous-titre « capitalisme et schizophrénie » – la question de la schizophrénie justement, l’accent est mis sur ça, pas seulement sur l’association libre…

Valentin Schaepelynck : Anne a raison d’insister sur la transversalité. L’association libre implique la transversalité et c’est pas du tout la transversalité telle qu’on en parle dans les entreprises…

Ce qui est intéressant, comme le disait Anne, c’est l’éviction du surplomb, de la position dominante. Ceci est fondamental, y compris du point de vue politique. Un jour, Anne, tu me disais que tu avais du mal avec la représentation, alors que la transversalité, c’est ce qui éjecte, ou en tout cas conjure, la logique de la représentation, puisque la transversalité rabat sur des relations horizontales et non verticales avec des positions dominantes. Ce qui est valable, d’ailleurs, en politique mais aussi, par exemple, dans le cas de la création artistique ou littéraire…

Valentin Schaepelynck : Pour créer cette transversalité, il faut enquêter, sortir de chez soi et rencontrer les gens, travailler avec eux et pas seulement écrire des textes.

Jean-Claude Polack : On pourrait dire que Chimères – et c’est une des rares à le faire – est une revue qui se pose toujours la question : qu’est-ce qu’une production de subjectivité ? Cette subjectivité pouvant être très malade ou très productive, etc. C’est de ça qu’il s’agit. Félix, pendant longtemps, a été vraiment fasciné par Sartre, la question de l’assujettissement, etc. Il trouvait ça plus intéressant, plus juste que l’aliénation hégélienne ou qu’Althusser. Chimères ne cesse de reposer cette question, comme la question du rapport entre politique et folie, la folie dure, la psychose, et qui ne se joue pas essentiellement sur le terrain du langage.

C’est encore, explicitement, ce autour de quoi tournera le prochain numéro intitulé « Subjectivités en état d’urgence ? ».

Anne Querrien : Il faudrait ajouter que ce qui nous intéresse, c’est la production de subjectivité mais une production qui fait coupure et non qui fige dans des identités ou des origines, une production de subjectivité mais dans l’histoire et le politique.

Valentin Schaepelynck : Même les grosses structures comme l’État, les institutions massives, Deleuze et Guattari refusent de les considérer uniquement à partir de ce qu’elles racontent d’elles-mêmes. Elles sont traversées par des segmentarités, etc. On n’est plus du tout dans un discours binaire, celui d’identités données et figées. Ce n’est plus simplement la société contre l’État. La question devient : comment sommes-nous traversés par des segments étatiques mais aussi, comment est-ce qu’on les retraverse ?

Jean-Claude Polack : C’est vrai. Le problème de Félix était de comprendre comment l’immense majorité des gens qui sont mal traités par le système collaborent tout de même avec le système.

Valentin Schaepelynck : La domination n’est pas toujours là où on pense. De ce point de vue, Mille plateaux ou l’Anti-Œdipe donnent des outils particulièrement aigus pour essayer de penser le merdier dans lequel on se trouve.

Valentin Schaepelynck, Anne Querrien et Jean-Claude Polack @ Jean-Philippe Cazier

Chimères, dans l’avenir, ce serait quoi ?

Anne Querrien : Il me semble que l’on peut continuer à travailler sur la recherche de l’articulation de nouveaux modes de vie, sur l’articulation entre psychanalyse, subjectivité et politique, tout ça de manière libre et collective, sans mots d’ordre.

Jean-Claude Polack : Il me semble aussi que l’on ne voit pas suffisamment les retombées concrètes de livres comme l’Anti-Œdipe et Mille plateaux, dans tous les domaines d’ailleurs. Peut-être que, sur ces points, on pourrait faire une sorte d’effort de pédagogie. Deleuze et Guattari amènent à se poser une question qui est difficile : à quel type de subjectivité est-on conduit lorsque l’on est dans cette représentation de la folie et de la marche du monde ? C’est une question difficile et compliquée qu’il faudrait affronter plus directement.

Valentin Schaepelynck : La question est aussi de savoir ce qui bouge dans les subjectivités actuellement, ce qui implique que l’on accepte d’être soi-même pris dans des dynamiques où d’autres interviennent et avec lesquels on peut fabriquer quelque chose sans, au départ, savoir précisément quoi.

Jean-Claude Polack est le directeur de la publication de Chimères.
Anne Querrien et Valentin Schaepelynck font partie du comité de rédaction de Chimères.
Jean-Philippe Cazier fait partie du comité de rédaction de Chimères et de Diacritik.

Cet entretien a été décidé par la rédaction de Diacritik, en soutien à la revue Chimères qui traverse actuellement une période économiquement difficile qui fragilise sa parution et sa publication dans l’avenir. Une campagne de crowdfunding est organisée sur le site Ulule.

La page de la revue Chimères sur le site des éditions ERES — Le site de la revue RecherchesPrésentation du dernier numéro, « Politiques de la communauté »