La revue La Femelle du Requin, créée à l’automne 1995 et toujours plus vivante, entretient un rapport exigeant avec la littérature contemporaine, entre lenteur et vertiges. Pour les vingt ans du Requin, « l’âge de tous les possibles », un livre, paru au Tripode, rassemble vingt entretiens dans un volume qui est moins un anniversaire ou une anthologie que le feuilleté, vivant et passionnant, d’un temps et un espace : la littérature.
Comme l’expliquent les membres de la Femelle du Requin dans un court texte introductif, le titre de la revue est inspiré d’un film d’Agnès Merlet, lui-même citation de Lautréamont. Les « enfants de Requin » sont, depuis l’origine, mus par un désir et une passion, moins celle de « parler de littérature » que de « se frotter crânement à elle ».
L’entretien littéraire y est conversation au long cours — un art qui se perd dans une époque qui privilégie petites phrases et résumés commodes, voire réduit les livres à des sujets sociétaux et vagues prétextes culturels. Pratiqué par le Requin, l’entretien s’offre comme sommet d’intelligence des textes et des œuvres, un périple et vagabondage menant le lecteur de Cuba à l’Écosse, de la France au Portugal, en passant par l’Amérique.
Le livre s’ouvre sur une série de sublimes portraits (signés Jean-Luc Bertini) qui se verront dépliés dans les vingt entretiens qui suivent. Tous nous font entrer dans une intimité, un laboratoire d’écriture et de création, tous évitent les pièges de ce type de discours, ceux qu’énumère justement Antoine Volodine, en ouverture du premier entretien : le narcissisme, un discours qui viendrait non seulement doubler mais parasiter l’œuvre, l’esprit de sérieux, la fatuité et la gravité.
Soit tout ce que refuse chacun des entretiens publiés dans la revue comme dans ce livre, où les écrivains dialoguent non seulement avec La Femelle, avec eux-mêmes et avec leurs œuvres mais entre eux, tant des échos et des liens se tissent, pour définir en creux un rapport au monde, au livre, au réel ou au lecteur… avec des liens mais aussi des contrastes (cf. ici E et I), voire des contradictions, comme dans la réponse de François Maspero à un entretien précédent avec Antonio Tabucchi (cf. ici les lettres M et P).
Et parce qu’il est impossible de rendre compte de ce volume, qu’il faudrait simplement inciter à se précipiter dans ses pages comme on part pour un long voyage en littérature, en voici un aperçu en quelques entrées, en un abécédaire subjectif de La Femelle du requin et du territoire qu’inlassablement la revue arpente et contribue à passionnément à construire.
A comme Antoine Volodine (L’Humour du désastre, Automne 2002)
Certains écrivains font des ateliers d’écriture…
Pour moi : horreur pure ! Le seul intérêt, c’est que ça permet d’aller en prison et d’en ressortir dans la même journée…
D comme Dialogue — Olivier Rolin (L’Ironie du Tantale, Printemps 2003)
Il y a peu de dialogues dans vos livres (…) :
On me reproche souvent ça, l’absence de dialogue dans mes livres… Je ne vois pas pourquoi il devrait absolument y avoir du dialogue… Un livre, ce n’est pas une négociation. C’est une chose qui s’assène. Non ?
E comme écrivain — Enrique Vila-Matas (Tout pour moi est réel, Été 2005)
A partir de quand n’avez-vous plus été écrasé par le poids des grands écrivains ?
Il y a une phrase d’Erik Satie qui dit : « Je m’appelle Erik Satie comme tout le monde ». Cette phrase sera peut-être l’épigraphe de Docteur Pynchon. Parce que je suis fait de tous les écrivains, en conversation avec eux.
I comme idée d’être un autre — Juan Marsé (L’Enfance marquée, Hiver 2006)
Par rapport à l’idée d’être un autre, aimez-vous les livres d’Enrique Vila-Matas ?
Oui, en plus c’est un très bon ami. Il est très loin de ce que je fais et de mes intérêts littéraires mais il le fait très bien. Il se nourrit exclusivement de littérature, c’est une littérature qui se dévore elle-même, moi je me nourris de souvenirs personnels, directement de la vie. Il habite dans l’un des quartiers qui apparaissent dans mes romans.
M comme mort — Antonio Tabucchi (La littérature est une partouze, Automne 2004)
Je pense que nous sommes un dépôt de nos morts. Notre mémoire est un dépôt de morts. Dans notre vie, nous ne faisons qu’intérioriser les personnes qui n’existent plus, que nous avons connues, aimées, qui nous ont accompagnés. Elles nous peuplent. Nous sommes comme un parking, et à l’intérieur ils sont tous là, chacun à leur place…
P comme formule péremptoire — François Maspero (Je n’ai aucune imagination, Printemps 2005)
Quand vous dites que l’on écrit pour revivre en mieux…
C’est embêtant, ces formules péremptoires. Je m’en suis fait la réflexion, en lisant votre entretien avec Tabucchi. On dit, comme ça, des choses qui sont des lieux communs, et elles sont censées prendre de l’importance parce que c’est « une interview d’écrivain ».
M comme Musique — Antonio Muñoz Molina (Les Voix de la mémoire, Été 2003)
Vous avez été amené à effacer toute structure narrative (dans Séfarade)…
J’ai voulu trouver des thèmes au sens musical. Le train, quelqu’un qui raconte, le voyage. C’est comme la cuisine andalouse qui est très naturelle : les aliments sont presque toujours crus, on utilise juste l’huile d’olive, on respecte la saveur, la nature véritable des produits. Je voulais faire la même chose dans ces histoires. Quand on fait un roman, c’est un travail de bâtiment, de transformation de matériel, de transformation du réel en fiction. Les expériences réelles ne deviennent fiction qu’à travers une lente transformation presque organique. Je voulais que chaque élément de ce livre reste aussi simple, aussi naturel que possible (…).
P comme personnage — John Banville (Il n’y a pas de John Banville, Printemps 2009)
Peut-on comparer la relation d’un peintre avec son modèle avec celle d’un écrivain à ses personnages ?
Non, curieusement, je pense que la relation d’un peintre avec son modèle est plus proche de celle d’un assassin avec sa victime parce qu’il l’utilise, il la consume, il la dévore. Ou du moins c’est comme ça que j’imagine cette relation.
R comme romancier — Pierre Michon (Mais qu’est-ce qu’on va devenir ?, Hiver 2004)
Si vous n’êtes pas romancier, comment vous définissez-vous ?
Tout prend une apparence idiote : prosateur ? Ça ne veut rien dire prosateur. J’aimerais écrire un roman qui parle vraiment de moi. J’ai lu récemment Les Affinités électives de Goethe ; j’aimerais écrire ce roman-là : un truc de vieillesse qui serait une réflexion optimiste sur les générations qui viennent. Et c’est autobiographique. J’aimerais écrire un roman de Stendhal…
La Femelle du Requin, Vertiges de la lenteur, Le Tripode, 2015, 320 p., 25 € — Lire un extrait
20 entretiens avec : Gabriela Adamesteanu, Russell Banks, John Banville, John Burnside, Patrick Chamoiseau, Lídia Jorge, Georges-Arthur Goldschmidt, Claude Louis-Combet, Juan Marsé, François Maspero, Pierre Michon, Richard Morgiève, Antonio Muñoz Molina, Leonardo Padura Fuentes, Olivier Rolin, Jean Rouaud, Jacques Roubaud, Antonio Tabucchi, Enrique Vila-Matas, Antoine Volodine.