Un Juif en cavale : Dieu, Aimé Jacquet et lui

On avait laissé Simon Sagalovitsch hagard, naufragé involontaire de sa propre vie, hors jeu. On le retrouve « Juif en cavale », toujours dépressif mais flanqué cette fois-ci de l’inénarrable Monika, dans les faubourgs de Tel Aviv, contraint de goûter à l’exil, forcé de vivre sur cette terre qui ne lui a jamais semblé, à lui, promise.

Laurent Sagalovitsch poursuit, avec Un Juif en cavale, le cycle entamé avec Loin de quoi ? (Actes Sud 2005). L’auteur met un terme aux pérégrinations désabusées de Simon, son avatar littéraire, homonyme parfait et porte-parole (porte-voix ?) d’angoisses millénaires. « Et alors le brave Simon est arrivé sans se presser, le bon Simon, le youtre Simon avec ses Temesta, sa bouteille de bourbon et son étoile jaune pâlissante » (La Métaphysique du hors-jeu, Actes Sud, 2011). Simon-Laurent Sagalovitsch, parfait exemple de la « fiction de soi ».

Avec Un Juif en cavale, on renoue avec les doutes, avec la question de la (re)construction intime, la tentation d’un bonheur et la quête d’un éternel dépressif en plein jet lag existentiel de Vancouver en Israël en passant par Paris. Et Laurent Sagalovitsch de composer cette partition – les références musicales ne manquent pas pour qui saura les dénicher et les goûter. Et Simon de devoir composer une équipe de foot. Une extravagance comme une autre, un délire exotique sur une terre cosmopolite. La folie donc, comme présupposé de ce roman à la fois amer et drôle, qui achève de dresser ce portrait de « Juif bancal » en proie au mal de vivre chronique et atavique. Un Juif en cavale offre en creux des images d’Israël, pays pluriel et unique à la fois ; brosse des portraits croisés de villes si proches et si différentes : l’indolente Jaffa, la moderne Tel Aviv, la cultuelle Jérusalem. Avec le désert et l’histoire au bout de la route, sur cette terre écrasée, baignée de soleil, le livre se donne comme l’aboutissement d’un voyage intérieur, après deux autres opus non moins globe-trotteurs. Partir, fuir, parcourir le monde. Revenir enfin. Au point de départ ?

Laurent Sagalovitsch se fait tour à tour dramaturge, comique et philosophe. La narration parfois interrompue par des dialogues épistolaires, des monologues téléphoniques, cède volontiers la place à de longues envolées descriptives lyriques. L’auteur emprunte jusqu’à l’absurde les sentiers de la comédie et du drame, laissant libre cours à l’ironie, à l’humour noir.

« De nos premiers jours passés en Terre promise, je garde un souvenir très diffus et pour le moins confus. Par mesure de sécurité, après nos exploits parisiens et notre exfiltration expéditive du territoire national, on nous claquemura à triple tour Monika et moi (…) au tout dernier étage d’un palace bunkerisé, jeté comme une tour infernale sur les rives ensoleillées de la baie enchanteresse de Tel Aviv, baignée par une Méditerranée de carte postale barbotant à l’infini dans son bain de couleur bleu-violet teinté de vert rubis, avec interdiction d’en sortir, une chambre qui, à son apogée, vu son aspect spartiate et grandiloquent, avait dû recueillir Adolf Eichmann et toute sa clique d’avocats véreux à la veille de son procès juste avant qu’il soit conduit au tribunal et condamné à la peine capitale pour ne pas s’être rendu compte à temps qu’il avait juste omis de fermer le robinet du gaz ».

Le Juif perdu découvre une terre qu’il a longtemps rêvée et détestée par avance. La terre de ses ancêtres, d’un peuple élu auquel il appartient de par sa naissance, un peuple qu’il ne comprend pas, ou si peu. Un Juif en cavale est le livre d’une incompréhension, une somme de doutes, Simon s’interroge sur sa judéité, sur son mal-être permanent. Il espère la rédemption et entrevoit même avec plaisir la lumière d’un avenir plus souriant à défaut d’être radieux. Jusque-là, Simon n’avait de cesse de se comporter comme un spectateur sur les gradins de son existence, comme un joueur de foot refusant l’engagement, comme un entraineur qui maîtriserait les arcanes du sport sans pouvoir se les appliquer. Cultivant la métaphore footballistique. Convoquant sans cesse l’AS Saint-Étienne et Dominique Rocheteau – « l’Ange vert ». Le beau jeu comme ersatz d’une religiosité perdue ou jamais trouvée. C’est Juan, improbable président de club né à Buenos Aires d’une mère juive française d’origine andalouse, séducteur de femmes enceintes (exclusivement) qui fera de Simon le coach de ses rêves d’une équipe de troisième zone, de déracinés, des Français d’Israël perdus pour le ballon rond. Le tropisme de Simon pour le foot l’ayant convaincu que ce dernier était l’homme de la situation, qu’il allait être son Aimé Jacquet personnel. Simon entrevoit cette mission comme la possibilité d’une réconciliation avec Lui, Dieu en personne, sur cette terre de promesses.

« Moi je sentais le football. Ça se voyait dans l’encre de mes yeux quand j’en parlais. Tes yeux deviennent des ballons. J’ai le flair pour cela. Comme pour les femmes au début de leur grossesse. Parfois, tu sais, c’est moi qui leur apprends qu’elles sont enceintes. Du premier regard je les calcule. Toi c’est pareil. Dès que tu as commencé à ouvrir la bouche, j’ai su ».

De répétitions en juxtapositions, d’insertions subtiles de paroles de chansons en trouvailles syntaxiques, la langue de Laurent Sagalovitsch, s’attarde, décrit, relate, commente, avec un souffle, une poésie, une musicalité indéniables. On assiste alors à la transformation d’une errance eschatologique en une certitude humaine : Simon, l’âme torturée, hésitante, déchirée, cherchait autant qu’il refusait les réponses. Les toutes dernières pages d’Un Juif en cavale emporteront le lecteur, comme Simon s’est souvent laissé entraîner à son corps consentant, sinon volontaire. Laurent Sagalovitsch a fait de son personnage un être sans cesse en mouvement, « en cavale », déplacé, vivant dans l’incapacité de s’enraciner. Dans l’impossibilité de vivre.

Laurent Sagalovitsch, Un Juif en cavale, Actes Sud, 2013, 272 p., 19 € 80
Le blog de Laurent Sagalovitsch sur Slate