A partir du 21 décembre, Arte organise un cycle consacré à Jacques Tati, avec la diffusion de certains de ses films — Trafic, Mon Oncle, Jour de fête, Playtime, L’École des facteurs — ainsi que d’un documentaire d’Emmanuel Leconte et Simon Wallon, Tati express.
Dans l’entretien qu’il a accordé à Diacritik, Antoine Gaudin évoque ce qui, selon lui, fait encore aujourd’hui la singularité et la beauté du cinéma de Jacques Tati.
Qu’est-ce que Jacques Tati apporte au cinéma et qui n’existait pas avant lui ?
Tout en s’inscrivant dans le sillage des grands cinéastes-interprètes du cinéma muet — Chaplin, Keaton, Lloyd, etc. — et en ayant, comme eux, imposé dans l’imaginaire collectif une figure visuelle immédiatement identifiable comme Monsieur Hulot, Jacques Tati a construit une œuvre burlesque fondée en grande partie sur un usage expressif du son. C’est là que se situent sans doute son principal apport et sa singularité majeure.
Ce n’était pas gagné d’avance, car le burlesque a longtemps été perçu comme un art avant tout visuel, reposant notamment sur la pantomime. Quant aux gags, leur réussite dépendait en grande partie d’une plasticité rythmique et spatiale « silencieuse », difficile à combiner avec l’exigence de réalisme amenée par le parlant. Cette soudaine « pesanteur » du monde sonore, déployée dans les salles de cinéma à partir des années 1930, pouvait ainsi donner l’impression de condamner l’énergie cinétique, la grâce des mouvements des grands burlesques muets.
D’ailleurs, hormis Chaplin — dont le statut de superstar lui a permis de continuer, tout au long des années 30, à réaliser des films majoritairement « muets » — la plupart des grands artistes du burlesque n’ont pas vraiment passé le cap du parlant. Leur héritage perdurait certes, chez les Marx Brothers par exemple, ou chez René Clair en France, mais dilué au sein d’une dynamique comique où les échanges verbaux se taillaient désormais la part du lion. Ainsi, longtemps considéré, dans son état « chimiquement pur », comme un genre filmique indissociable du muet, le burlesque cinématographique a trouvé avec Tati un second souffle inattendu.
Par quels moyens ?
Au moyen d’une science consommée des bruitages et en composant des environnements sonores étranges et radicaux, Tati a élaboré une poétique pleinement audio-visuelle, dans lequel la vie sonore des hommes et des objets est, au moins autant que leurs mouvements et leurs trajectoires visuels, source de gags et d’étonnement. Cela est d’autant plus remarquable que ce sont bien les bruits qui, par leur stylisation et leurs effets d’incongruité, retiennent l’attention au sein d’une bande-son largement émancipée de l’exigence naturaliste.
Le génie du running gag de la guêpe invisible de Jour de fête, ou de celui de la porte battante du restaurant des Vacances de Monsieur Hulot, notamment, tient à cela. Quant aux voix humaines, peu nombreuses et mixées très en retrait par rapport à la moyenne des films de fiction, elles fonctionnent elles aussi davantage sur le registre bruitiste — les personnages s’expriment avant tout par idiomes, borborygmes, automatismes, interjections… — que sur celui du discours construit. C’est moins le contenu verbal des paroles échangées qui intéresse Tati — d’ailleurs les dialogues en langues étrangères de Playtime et Trafic ne sont jamais sous-titrés — que leurs textures, leurs dynamiques, et ce qu’elles révèlent du caractère des personnages, de l’essence de leurs situations.
Le potentiel comique et l’acuité de la satire sociale que l’on reconnaît aux films de Tati, dans le portrait qu’ils composent de la France des Trente Glorieuses, viennent essentiellement du développement de ces procédés de composition. Bien que magistralement mis en scène et montés par ailleurs — les raccords de mouvement des Vacances de Monsieur Hulot sont d’une beauté à couper le souffle, les reflets de route dans les carrosseries des voitures de Trafic relèvent d’un sens aigu de l’abstraction, etc. — les films de Tati s’écoutent au moins autant qu’ils se contemplent.
Le livre que tu viens de publier aux éditions Armand Colin, intitulé L’espace cinématographique, porte principalement, comme le titre l’indique, sur l’espace au cinéma, sur les différents types d’espace cinématographique. Qu’est-ce qui caractériserait le cinéma de Tati de ce point de vue ?
Parmi les grands genres cinématographiques, nombreux sont ceux qui se définissent en grande partie par leur traitement de l’espace : western, film noir, road movie…. C’est également le cas du burlesque, et l’attention que Tati portait au son produit à ce niveau des résultats déterminants.

A titre d’exemple, les séquences décrivant la vie dans la villa « high-tech » du couple bourgeois de Mon Oncle sont marquées par une spatialité sonore singulière : les bruits stylisés produits par les occupants et les appareils qui les entourent ont une texture très mate, tout en étant affectés d’un léger effet de réverbération.
Ce traitement fait « résonner » ces bruits signalétiques de façon lugubre, dans un univers sonore vidé de tout autre bruit : pas de rumeur « naturelle » du monde en arrière-plan. Cela produit une insistante impression d’espace creux, anémié, « en conserve », qui fait sentir le caractère vide, étriqué, ridicule, aseptisé, de l’existence que l’on mène dans cette propriété. Ici l’attention portée à la dimension sonore de l’espace cinématographique permet de prendre la mesure de la férocité avec laquelle Tati décrit un monde quotidien asservi par les objets, et cela n’encourage pas à considérer Mon Oncle comme l’aimable comédie satirique que l’on présente parfois dans les bandes annonces.
Dans une perspective plus harmonieuse envers l’objet de la représentation, il y a également, dans les Vacances de Monsieur Hulot, un des plus beaux paysages sonores jamais composés pour le cinéma : une rumeur fraîche composée de sons de jeux d’enfants à la plage, parfaitement audibles dans leurs moindres détails, affectés d’un effet de réverbération délicatement échoïque, qui leur confère une dimension immuable et nostalgique. On comprend que ce qu’on entend, ce ne sont pas les personnages d’enfants visibles dans le film, mais bien « les enfants en vacances », c’est-à-dire les enfants de toujours, l’essence même de l’enfance qui est là, présente tout autour, dans une sorte d’espace éternel. Au-delà de ses connotations réjouissantes, ce phénomène sonore a aussi un aspect spectral : il est quasiment dénué de correspondances dans l’image – ces enfants qui jouent, on ne les voit jamais – et il se propage à intensité égale dans les scènes d’intérieurs, au mépris du plus élémentaire réalisme. Cela peut renvoyer à l’idée de fantômes de l’enfance, qui affleureraient encore sous les petits rituels de villégiature des personnages adultes présents à l’image – et c’est justement cette mécanique disciplinaire des loisirs de masse que l’irruption du personnage de Monsieur Hulot va perturber, tout en la soulignant, en contraste. La résonance, tout autour de l’action, de cette rumeur d’enfance joyeuse et irénique, étend l’espace du film lui-même au-delà des figures de touristes-automates qui le peuplent, sous-entendant la part de jeu et de spontanéité qui peut rester en eux, même dans leurs comportements les plus engoncés et les plus mesquins. On comprend que la satire de la médiocrité petite-bourgeoise s’effectue dès lors de façon plus bienveillante que dans Mon Oncle, et que la plage des Vacances… — où la nature constitue une des sources du burlesque, comme dans la scène miraculeuse où les vagues ne cessent d’amener et de retirer à Hulot le pot et le pinceau dont il se sert pour repeindre son bateau — soit un environnement que l’on quitte avec davantage de regret que la villa des Arpel de Mon Oncle.
Dans ton livre, tu proposes des analyses de Playtime, qu’Arte va diffuser lors du cycle que la chaîne consacre à Tati. Quelles seraient la singularité et l’importance de ce film ?
Playtime est un film superlatif à de nombreux niveaux, et la terminologie critique du « film-monstre », du « film maudit », ou encore du « grand film malade » peut lui être attribuée sans exagération. Ce devait être l’opus magnum de Tati. Le film a été tourné en 70mm et a bénéficié de la construction d’un des décors les plus pharaoniques de l’histoire du cinéma puisque le Paris technopolistique d’anticipation qui apparaît dans le film a été intégralement bâti sur un terrain vierge. Playtime a finalement été un échec commercial cuisant, qui a porté un coup fatal à la carrière de son auteur/producteur – même s’il réalisera ensuite encore deux autres longs métrages. Le film que nous pouvons voir aujourd’hui en version restaurée peut être décrit comme une sorte de blockbuster burlesque d’avant-garde.
En quoi consiste cette dimension « d’avant-garde » ?
Il s’agit d’un film imparfait et fascinant, dans lequel Tati, fort des succès de ses précédents films et des moyens considérables mis à sa disposition, en profite pour radicaliser encore son art burlesque. L’espace est, là encore, l’enjeu principal de cette opération. Le vertige de l’architecture moderne, de ses angles et perspectives, de ses structures métalliques et vitrées, inspire à Tati des gags incroyablement sophistiqués et contemplatifs, qui, en mobilisant le plan large et en s’éloignant des séductions immédiates du slapstick, interrogent la place de l’humain dans ce type d’environnement.

Il faut voir ce plan hallucinant où un personnage remonte interminablement un immense couloir, tandis que le bruit de ses pas est mixé à intensité constante, faisant croire plusieurs fois à un Monsieur Hulot posté à l’avant-plan de l’image que son interlocuteur est parvenu près de lui : des dizaines de secondes sont ainsi avalées, pour une action totalement « improductive » au strict point de vue narratif. Ou encore le running gag homérique de ce portier de grand restaurant qui, face à la déconvenue de ne plus avoir à actionner sa porte en verre transparente – elle a été brisée par Hulot qui ne l’avait pas vue et a foncé dedans — continue d’en actionner la poignée dans l’air vide, avec obstination, au passage de chaque client, afin de maintenir l’illusion — et son rôle dans la marche économique du monde.
Playtime se présente aussi à travers une structure narrative inhabituelle, quasiment en diptyque, où, un peu à la manière du Seven Chances de Keaton ou du Safety Last d’Harold Lloyd, le morceau de bravoure final, à savoir le grand dîner au Royal Garden, occupe quasiment une moitié de film. En l’occurrence, cela a pu déconcerter une partie du public, dans la mesure où Playtime est par ailleurs dénué de quasiment tout enjeu dramaturgique, et que la figure aimable et familière de Monsieur Hulot n’y fait presque plus que de la figuration au milieu d’une foule de personnages-figurants. On retrouve là, poussé à son point culminant, ce « démocratisme » du gag qui a toujours été cher à Tati.
Mais on ne comprendrait pas totalement l’échec public et l’importance artistique de Playtime si on ne soulignait pas, derrière sa dynamique burlesque expérimentale, l’aspect extraordinairement pessimiste et angoissé de cette méditation sur les conditions d’existence à l’ère de l’hyper-modernité. Playtime est par maints aspects un réjouissant spectacle, mais c’est aussi un film dur et inquiet sur le progrès technologique et l’uniformisation du monde. La « patrimonialisation » posthume de Jacques Tati, et de son Monsieur Hulot devenu une sorte de symbole national, ne doit pas occulter la violence acerbe et subversive de son propos, particulièrement sensible dans ce film.
Quelle est l’influence de Tati sur les autres cinéastes et quels seraient les cinéastes que tu rattacherais à Tati ?
Le nom qui s’impose est celui de Pierre Etaix, qui a été l’assistant de Tati, et dont l’œuvre de cinéaste témoigne d’une quête comparable, celle d’un burlesque passant essentiellement par l’image et le son non-verbal. De l’autre côté de l’Atlantique, on pourrait aussi mentionner Jerry Lewis ou Blake Edwards. The Party, par exemple, peut être vu comme une extension du dîner au Royal Garden de Playtime. Dans le cinéma contemporain, on retrouve des traces de Tati chez des cinéastes comme Aki Kaurismaki, Elia Suleiman ou Wes Anderson.
Au fond, le style de Tati est à ce point singulier qu’il me paraît difficile de lui trouver un compagnon de route ou un successeur attitré. On peut cependant réfléchir à des effets de proximité avec d’autres cinéastes en dehors du registre comique, chez lesquels on peut trouver des préoccupations similaires aux siennes. En ce qui concerne le son, et bien qu’il opère dans un registre émotionnel très différent, l’attention sélective portée par Robert Bresson aux bruits signalétiques, et sa façon de les mettre en avant dans des bandes-son très épurées et stylisées — comme, par exemple, dans Un Condamné à mort s’est échappé ou Pickpocket — , peuvent le rapprocher de ce que propose Tati dans ses films à la même époque. Ce sont évidemment des artistes très éloignés par ailleurs, et leur insistance sur les bruits expressifs doit être vue comme une sorte de problème formel commun, auquel des solutions différentes sont apportées par chacun.
Au-delà de certaines citations explicites – comme celle de Jour de fête dans Les Triplettes de Belleville de Sylvain Chomet, ou celle du gag des fauteuils de Playtime dans Domicile conjugal de François Truffaut –, une autre influence, peut-être inattendue, de Tati dans le cinéma contemporain peut être repérée dans Et la vie continue d’Abbas Kiarostami. Dans ce film, le réalisateur reprend quasiment à l’identique un plan fameux des Vacances de Monsieur Hulot : un travelling latéral motorisé — la caméra est embarquée dans la voiture — qui découvre soudain, à la fin d’un bosquet d’arbres, l’espace qui s’étend dans le fond du plan. Chez Tati, ce sont deux enfants qui voient ainsi apparaître soudain la mer pour la première fois et chez Kiarostami, les personnages découvrent soudain une colline zébrée d’un chemin de terre qui a une signification importante pour eux puisque les voilà arrivés à destination. Je ne peux pas dire avec certitude que Kiarostami pense consciemment au film de Tati lorsqu’il réalise ce plan quarante ans plus tard, je peux simplement confier qu’en les visionnant pour préparer mon livre, j’ai été frappé par la ressemblance de ces deux plans, par la similitude de leurs dynamiques spatiales.
Je cite volontairement des cinéastes qui peuvent a priori paraître très éloignés de Tati, mais qui le rejoignent sur des questions de formes filmiques et sonores, car je crois que si l’on cherchait des correspondances seulement au niveau thématique, on pourrait être amené à citer des réalisateurs assez médiocres. Il faut prendre en compte que les sujets apparents des films de Tati – la médiocrité petite-bourgeoise, l’authenticité joyeuse du petit peuple, les travers de la modernité – peuvent aussi servir à fabriquer les pires films qui soient. Si l’on peut encore aujourd’hui admirer la profondeur sensible, intellectuelle et émotionnelle qui se dégage des films de Tati, c’est bien parce qu’il a pris le parti de tourner des films formellement radicaux à partir de situations narratives qui auraient pu favoriser, chez quelqu’un de moins ambitieux ou moins talentueux, le pire des académismes.
Dans le fond, peut-être que le cinéaste qui a été le plus constamment proche de Tati, ce serait Fellini. Il n’est que de comparer deux films sortis la même année, Les Vacances de Monsieur Hulot de Tati et Les Vitelloni de Fellini : même attention aux petites gens qui peuplent une ville balnéaire, même usage, sur le mode du leitmotiv, des ritournelles musicales, même traque d’une sorte d’esprit de l’enfance jusque dans les comportements d’adultes fatigués d’eux-mêmes, même impression de film constamment chorégraphié, où les personnages semblent se passer le relais d’un vaste mouvement abstrait qui les réunit tous au sein d’une même énergie collective, même nostalgie instantanée produite par le départ des personnages à la fin du film. S’il culmine avec les Vacances de Monsieur Hulot, cet effet de nostalgie immédiate pour un univers filmique à la fin de la projection est un des aspects les plus remarquables attachés à la filmographie de Tati. Même lorsqu’il a amène son art burlesque vers des territoires plus froids et pessimistes, il ne cesse jamais de nous donner envie d’habiter l’espace, visuel et sonore, de ses films.
Antoine Gaudin est maître de conférence à l’Université Sorbonne – Paris 3, département cinéma et audiovisuel. Il vient de publier L’espace cinématographique, éditions Armand Colin, 216 pages, 24 €.
Sur Arte, cycle Jacques Tati — les lundis 21 et 28 décembre 2015 et vendredi 8 janvier 2016. 5 films et un documentaire inédit.