VENDREDI 13 (feat. Karen Lancôme & Ulrike M. Meinhof)

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à S.L.
1er

Stasimon — Ébat de guerre

— Je vous en prie, pas ici. C’est trop dangereux ici… — Si, ici. Prends-la dans ta bouche. — Je veux aller dans l’abri… — Tais-toi, prends-moi dans ta bouche… (bruits de gorge) — Bon sang, baby, ta bouche est bonne. — J’ai peur des bombes, sergent… — Vas-y, fais valser la culotte. — J’entends les premières explosions… — Je veux goûter à ta chatte. Ma bonne étoile veille sur nous…

Le soir des six attentats, je texte un message à S(.) : « Tu es où ? ». Pas de réponse. Je l’appelle. Pas de réponse. Je commence à m’inquiéter. Un message arrive : « Je me branle, attends ».

(La scène se passe en Angleterre, en août 1940. Les mains du sergent Hendricks pelotent le cul de Karen Lancôme. Les avions de la Luftwaffe rugissent dans la nuit de Londres. Karen Lancôme aime la queue, mais les bombes l’épouvantent, etc.)

Après la message de S(.), je texte : « Allume les infos ». Deux jours plus tard au téléphone, il me raconte sa nuit, passée sur plusieurs écrans où défilaient en continu les flashs info des attentats et les images d’un porno. — Il avait téléchargé un vieux film de Marc Dorcel, le premier de Karen Lancôme : « Karen Lancôme, tu comprends, c’est ma marraine de Cendrillon, la bonne fée de mon enfance… ».

(Karen Lancôme hésite encore. Le sergent Hendricks a des arguments, mais un scrupule la tourmente. Saura-t-elle jouir tout son saoul dans le tapage des bombes ?)

Les commandos du 13 novembre ont frappé des lieux de spectacle plus que des lieux d’affluence : stade de foot, salle de concert, terrasses de café et de restaurant. C’est notre vie de spectateur que leurs bains de sang dénoncent.

« Le principe de la guérilla urbaine est de développer une telle quantité d’attentats révolutionnaires que l’ennemi se voie contraint de transformer la situation politique du pays en situation militaire. Obligé de retourner contre ses propres populations le mécanisme d’oppression et la logique de guerre qui assurent depuis toujours sa reproduction vers l’extérieur, l’État démasque l’oppression comme fondement du système. » (Ulrike Marie Meinhof, Lettres de la prison de Stammheim)

Le public du Bataclan se sauve en montant sur la scène. Les supporters du Stade de France envahissent le terrain de foot. Le dessein des terroristes est de forcer le spectateur à se retrouver dans le champ.

(Le sergent Hendricks enfourne Karen dans une ambulance et plante sa queue dans sa gorge. Pendant que les bombes explosent, un voyeur regarde le couple. La buée de leurs ébats embue les vitres de l’ambulance. Le voyeur se colle à la vitre, sort sa queue de son uniforme, se branle au bruit des explosions, etc.)

Pascal ne croyait qu’aux témoins qui se feraient égorger.

Assister signifie deux choses : assister quelqu’un (dans sa tâche) ou assister à quelque chose (un spectacle, un accident). Soit on est un assistant, soit on est dans l’assistance. Le terroriste est l’assistant de l’Œuvre au noir qui l’immole. Son rôle est de condamner le consommateur de spectacles des démocraties marchandes à sortir de sa torpeur pour prendre part à l’action. Au-delà ou en deçà de la dépolitisation inhérente à toute vie réduite à la consommation, il rappelle à ce spectateur qu’il est aussi l’assistant du désordre planétaire que le capital impose.

Martyr, en grec, veut dire témoin. Pascal ne croyait qu’aux témoins, etc.

(Les sexes des deux amants s’entredévorent sous les bombes. Le dispositif est parlant : deux baisent dans une ambulance, un se branle en les regardant, le fracas des explosions noie les jurons de trois jouissances, etc.)

« Vous vivez dans vos écrans. Que vous n’y puissiez pas mourir prouve que vos vies sont fausses. C’est le sens de la menace que le terroriste fait peser sur le citoyen-spectateur des démocraties marchandes : il remet sa vie en jeu en le confrontant à la mort. Et il lui prouve que cette mort qui le réveille en sursaut est la mort qu’il donne en dormant. » (Das Gehirn der Meinhof)

(Assise sur le sergent, Karen applique à ses hanches un mouvement de rodéo, déplaçant d’avant en arrière l’assiette de son bas-ventre. Sa motte de brune odorante touille la queue du sergent. Le voyeur et les obus surexcitent sa jouissance. Il se peut qu’elle confonde un peu fornication et rodéo, mais cela n’a pas d’importance. Son dessein n’est pas de faire, mais de signifier l’amour, etc.)

« À 22:45, Facebook publie une page où chacun peut taper son nom pour rassurer ses amis en s’y déclarant sain et sauf. Cela n’aurait pas de sens de discuter la décision des stratèges du réseau. La décision est excellente en tant qu’elle applique à la lettre le programme de confiscation de la vie et d’occupation du temps historique mis au point par les dirigeants et les actionnaires du groupe. L’indécence n’est ni dans les fins ni dans les moyens que ces fins se donnent. L’indécence est dans l’effet, parce que c’est dans ses effets que se manifeste après coup le sens historique d’une décision. Le vendredi 13 novembre, cent trente personnes sont mortes, massacrées à l’explosif ou à la kalachnikov — et, miraculeusement, pendant que ce petit nombre agonisait dans d’épouvante, 1,4 millions de gens échappaient à une mort qu’ils apprenaient aux infos. » (Das Gehirn der Meinhof)

(À l’instant même où le sergent extirpe sa queue de Karen et que le voyeur à genoux jette un râle de jouissance, un obus foudroie l’ambulance, le voyeur et les deux amants. La femme, les hommes et la bombe atteignent l’orgasme ensemble. Tout finit dans une explosion.)

« Vous faites semblant de vivre, vous faites semblant de mourir et de vous sauver sur Facebook pour vous donner des sensations. Vous truquez vos convictions comme une star du porno simule ses cris de jouissance. Un terroriste est un homme qui a cessé de faire semblant. Le tragique de sa condition est le tragique de tout homme qui s’est jeté dans l’action : quand sa cause est impardonnable, moins il se ment, plus il se trompe. Pur, il est irrécupérable. Muré dans sa délivrance, sa seule issue est la mort. » (Das Gehirn der Meinhof)

Le film de Marc Dorcel s’appelle L’Indécente aux enfers… S(.) parle de coïncidence : « Ce soir-là, sur tous mes écrans, il y avait des bombes et des explosions. La terreur et les larmes qu’elles causaient sur les uns se confondaient à la jouissance qu’elles orchestraient sur les autres ». Le voyeur collé au spectacle qui se déroule sous ses yeux meurt dans l’orgasme d’une bombe qui explose dans son dos :

Ma bonne étoile a dû avoir un moment de distraction, conclut la voix du sergent. Je regrette pour Lisa. Ma queue lui plaisait à mort.

2ème Stasimon — Caliban’s War

Le 13 novembre 2002, vingt-six ans après sa mort, le cerveau de la terroriste Ulrike Marie Meinhof refait surface à Magdeburg dans un bocal de formol. Le professeur Bernhard Boegers s’en défend dans les journaux : son équipe conduit une étude sur les origines neurologiques du Mal. Les chercheurs veulent démontrer que l’esprit révolutionnaire trouve son unique cause « dans le cerveau dérangé d’une poignée d’individus, et non dans la corruption ou le fascisme d’état des démocraties marchandes ». Regine et Bettina Roehl, les filles d’Ulrike Meinhof, exigent que l’organe en cause rejoigne sa propriétaire dans le caveau de Mariendorf. Grand débat dans l’opinion, etc.

« Jeunes, festifs, ouverts au monde » (manchette de Libération). Unanimité générale, de Facebook à Hidalgo : c’est « notre style de vie » contre quoi sont partis en guerre les assassins de novembre. Notre vie dans les concerts, aux terrasses des cafés, au théâtre, aux restaurants. Dans sa phase de surabondance, le capital tend à produire une élite de consommateurs spécialisés dans la culture et les plaisirs intelligents. Sartre avait donné un nom à cette bourgeoisie urbaine, sybarites de l’esprit dont le régime culturivore fait revivre l’aristocratie éliminée par le triomphe de la bourgeoisie commerçante : il les avait baptisés « Ariels de la consommation ».

— Vos avions jettent la terreur sur le peuple de Rakka, crie le cerveau d’U. Meinhof. Vous êtes pour à 100% — pourvu que rien ne vous en coûte. L’État français est en guerre, les Français sont en vacances. Ils blâment les attentats de gâcher leur récréation.

Contre ces Ariels aux mains propres, nourris de culture et de tolérance, une armée de Calibans crachent ses malédictions dans les banlieues de l’Europe. Ces rogneux sont les déchets de la démocratie marchande. — Avec un cynisme féroce qui n’est que la parodie du cynisme de notre innocence, Daesh recycle nos rebuts : il les enrôle dans son enfer et les renvoie auréolés, bardés de ceintures de boulons et de peroxyde d’acétone.

Entrée du journal de Kafka : « L’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. Cet après-midi, leçon de natation. » Le 2 août 1940, Franz Kafka avait piscine. Pendant que l’État français fait la guerre au Proche-Orient, les Français ont restaurant, ils ont concert, ils ont football. Ce sont les autres qui ont les bombes.

Dans sa phase spectaculaire, le capital est Prospero. Sa puissance de magicien change la prospérité en un jeu d’apparitions. Les Ariels culturivores butinent comme des phalènes ses prestiges rayonnants : auteurs du jour, romans primés, films « nécessaires », artistes en vogue, etc.

— L’État français frappe Rakka et les faubourgs de Deir Zor, crie le cerveau d’U. Meinhof. Dans les salles de concert, dans les arènes de foot, les Français font la hola et applaudissent à tout rompre au silence des populations qui se terrent sous les bombes.

Une clameur unanime sur tous les réseaux sociaux : il faut redoubler de sorties, de rires, de festivités, de spectacles en tout genre. Leur montrer qu’on n’a pas peur…

— Leur montrer qu’on n’a pas peur, crie le cerveau d’U. Meinhof, et voter l’état d’urgence. Continuer de vivre comme avant, mais pour vivre comme avant poster des flics un peu partout.

Les militaires dans le métro sont la preuve que notre paix est un état de mensonge. Ils dénoncent l’illusion que leur déploiement chaperonne.

— Les attentats de novembre, crie le cerveau d’U. Meinhof, auraient dû forcer les Français à reconnaître qu’ils sont en guerre. Leur maladie spectaculaire a trouvé une évasion : au lieu de prendre les armes, ils agitent des drapeaux.

Le dogme du « même pas peur » ou les bornes de l’indécence. Si le message est équivoque, le sens du message est flagrant : nos valeurs, qui sont les bonnes, nous donnent le droit de vivre en paix pendant que notre pays terrorise vos populations.

J’ai dans la tête ce vieux vers d’un poète de la Renaissance. C’était les saints du paradis qui chantaient à l’unisson. — Nous sommes les bourgeois de la Cité qui danse.

— Depuis plus trois semaines, dit le cerveau d’U. Meinhof, Facebook est sous les drapeaux : les bons s’habillent en tricolore. C’est le nouvel étendard de l’État Républicain de France et de l’Occident.

La première guerre d’Irak a donné naissance à Daesh. Les bombardements aériens font le jeu du khalifat dont ils survoltent la propagande. Tout le monde tombe d’accord que ce n’est pas ce qu’il faut faire. Mais on le fait en attendant. On le fait en attendant parce que qu’il faut bien faire quelque chose.

République fumigène. Dans le lexique du spectacle, il y a fumée sans feu. Nous ne prenons pas les armes, nous agitons des drapeaux.

3ème Stasimon — Internet killed the TV-stars

Le 13 novembre 2015, au cours d’une nuit de tempête, le cerveau d’Ulrike Meinhof s’échoue sur la plage d’Arcachon, caché dans un banc de méduses que l’orage a renflouées de leur sommeil entre deux eaux.

Nous vivons au fil des vedettes — du stade ou de la pensée, de l’écran ou de l’indie rock. Nous rêvons, comme au miroir, au spectacle de leur vie que nous sentons confusément n’être que pure apparence. Nous supplions qu’on nous transforme, délivrés du devoir de vivre, en ces images que nous créons. À l’époque de Guy Debord, pour devenir une vedette, il fallait encore l’alibi d’une activité quelconque. L’apothéose récompensait un semblant de performance (dans les stades, sur les écrans…). Mais ce scrupule fit long feu comme une dernière illusion. Vint l’époque des top models. Nos archétypes platoniciens devinrent un défilé de cintres exhibant les plus beaux produits de la société marchande. Les populations d’Occident, sous prétexte de belles filles, adorèrent des porte-manteaux. Ces passantes immatérielles étaient de pures apparences. Et moins que des apparences, des personnifications : la marchandise qui se lève et marche comme une personne. La marchandise-fétiche — ou la négation de la vie — élue modèle du vivant.

C’est quand même désolant : est-ce qu’ils n’aiment plus le football ?

© Stefano Bullo

Nous avons déjà oublié ces Galatées de chiffon et nous avançons aujourd’hui dans la gloire du quelconque. Il fallait nourrir le spectacle. On n’avait plus le temps d’attendre, avant de les fétichiser, que les gens fassent quelque chose qui mérite qu’on les montre. Le génie du capital a trouvé la solution : inverser les catégories de la cause et de l’effet. Puisque c’est l’effet qui importe, on fit en sorte que l’effet devienne sa propre cause : quiconque passe à la télé ou inonde les réseaux sociaux devient une vedette ad hoc.

La vedette est la vie niée dans l’assomption de l’apparence. Le terroriste est l’angle mort de notre champ de vision. L’une n’existe qu’à l’image, l’autre se tue à l’action. Entre eux la lutte est à mort.

Le vu à la télé est l’aura du quelconque.

Jusque dans les années 2000, on fondait en eux de grandes espérances : laissés par l’ascenseur social en rade dans leur sous-sol, ils y regardaient la télé et avaient la bonne idée de s’identifier aux stars du football. C’était la France black blanc beur. Une victoire en coupe du monde était la preuve irréfutable d’une nation réconciliée et d’une pleine intégration. C’est le grief qu’on leur reproche : depuis qu’ils ont internet, ils n’allument plus leur télé et échappent à l’influence de son spectacle marchand. Ils ne s’identifient plus aux vedettes du football ; ils ont brisé le pot aux roses des réussites imaginaires de cette identification à des exceptions sociales — le « prodige des quartiers nord » — qui confirmaient la loi d’airain de l’inégalité des chances. Internet a périmé les stars de la télévision, qui rendaient un service d’ordre. Au mensonge nommé Zidane succède un nouveau mensonge, le Djihad au Proche-Orient. L’un assurait l’ordre existant, l’autre aspire à sa destruction.

Il paraît incompréhensible que des jeunes grandis ici puissent aspirer au sacrifice et s’enrôler malgré la mort. C’est les prémisses qui sont fausses. Ils ne trouvent plus leur place dans un royaume des apparences où nulle image ne leur ressemble, dans l’illusion de laquelle ils auraient pu (comme nous tous) vivre par procuration. Ils ne s’engagent pas malgré, ils s’engagent pour la mort. Dans la violence de cette mort, c’est leur vie qu’ils redemandent.

4ème Stasimon — Braindeads (vocalissimus)

Le matin du 14 novembre, Patrick Branwell revient du port avec les journaux du jour et un plein panier de méduses qui tremblotent comme du blanc-mange. Au moment de passer au four, une des bestioles s’empourpre et vocifère à son bourreau qu’elle n’est pas un fruit de mer. Elle déclare être le cerveau d’Ulrike Marie Meinhof. Solidaire entre fantômes, Patrick Branwell fait une place à la pâle Ulrike Marie dans le bocal du poisson rouge. Résultat : vociférations.

— Ceux-là qui ont, d’heure en heure, à mesure qu’il se remplissait, consulté le mur d’images publié par Libération… –

— Ils vivaient incognito. Sous prétexte de leur mort, votre avidité les déterre et accapare leur existence.

Le respect qu’on doit à ces morts exigerait de prendre en compte l’horreur de leur disparition.

Cette confusion indécente entre mémorial et trombinoscope, etc. À quoi sert de mettre un visage sur l’horreur de cette mort ? Et ce viol de la vie intime, ces quelques lignes de bio ? Quelle sorte d’hommage ignoble divulgue dans les journaux cette chose inaliénable, l’accapare, l’exhibe à tous ? Ils n’ont rien fait de remarquable, mais ce rien de remarquable se retrouve dans les journaux sous prétexte de leur mort. C’est le vedettariat vautour.

— Qu’ont-ils fait d’autre que mourir pour mériter l’apothéose qui profane leur dépouille ? Le société du spectacle profane ces vies disparues pour alimenter ses apparitions. Les images cachent les morts. Les visages font écran.

Étrange ménagerie : un fantôme, un crâne (moi), un cerveau et un poisson rouge.

— Déterrer la vie des victimes au lieu de s’interroger sur les conditions de vie de ceux qui ont tramé leur mort est la preuve irréfutable que vous ne voulez pas savoir les causes de l’événement. La propitiation des images distrait de l’examen des causes. Cette erreur n’est pas innocente. Vous avez peur de reconnaître que les causes de ces morts sont les fondements de votre existence. Les images font diversion. Alimenter le pathos a fonction de statu quo.

Obituaire et trombinoscope. La fonction des images est de cacher les morts.

— Le spectateur anthropophage. Au Bataclan, les spectateurs sont devenus malgré eux le spectacle que l’on consomme. Les terroristes savaient-ils que vous mangeriez vos morts ?

C’est diversion que de chercher des « éléments de réponse » dans le caractère d’Abdeslam, le suivisme de Mostefaï ou la folie d’Abaaoud. C’est diversion que de chercher si la religion d’Islam promeut ou non la violence. Ni leurs raisons de s’engager ni la Cause qui les enrôle ne sauraient expliquer le geste des terroristes du 13 novembre. Ce sont les causes qu’il faut chercher, dans leur situation concrète et leurs conditions d’existence. Les causes qui ont poussé ces jeunes occidentaux à devenir les tueurs à gages d’une doctrine de mort. On ne s’intéresse qu’aux aspects qui ne dépendent pas de nous. C’est la preuve que nos questions cherchent à éviter les réponses. Leur rôle est de donner le change sans toucher au statu quo qui autorise notre existence.

Boeghers traquait les sources du mal qui convulsait la RFA dans le cerveau de Meinhof. Nous ne faisons pas autre chose.

Le lecteur de Libération scrute ce mur de visages, compulse noms et prénoms. Il y cherche une connexion avec sa propre existence. Il cherche à en trouver un qui pourra devenir son mort et témoigner que lui aussi a été touché le 13 novembre.

— Abaaoud et Abdeslam ne sont pas des cas sociaux, c’est-à-dire des exceptions. Ce sont les produits nécessaires d’une société en panne, de déséquilibres mondiaux, etc. Quand vous aurez démontré que leur Cause est abominable et que leurs raisons sont mauvaises, vous n’aurez rien fait du tout. Seules importent les causes réelles du phénomène de l’engagement.

— En quelques jours, cent trente morts deviennent dans les journaux la Génération Bataclan. Dans la logique du spectacle, puisque ces morts sont à tous, tout le monde est mort avec eux ou a le droit de le prétendre. Licence est donnée à tous d’apparaître dans l’aura de cette identification. Ruse du spectacle marchand. Cent trente vies massacrées auréolent 60 millions de victimes survivantes.

C’est pire que, sur un trottoir, les badauds qui se coudoient pour voir les morts d’un accident. Ceux-ci ne veulent que voir la mort. Le lecteur de Libération veut voir des morts qui lui ressemblent.

— Ce désir désespéré de voir le visage des morts n’est innocent que chez leurs proches. Chez tous les autres, il est vautour.

Spectateur anthropophage. Le lecteur vivant de Libération ne peut pas détacher ses yeux du lecteur défunt de Libération. Il avait déjà des amis Facebook. Ce sont cent trente morts Facebook que lui offre un mur de photos.

Dans une prison de Namur, Abdeslam rencontre Abaaoud qui lui enseigne la taqîya — c’est-à-dire la théologie de la dissimulation. Salah apprend à disparaître.

— Vous faites apparaître vos morts.

Mostefaï et Amimour sont morts pour l’horreur qu’ils défendent. Les victimes du Carillon, du Cambodge et du Bataclan ne sont pas morts pour la France. Leur coller cette auréole est une profanation de leur mort et de son sens.

L’exposition de ces visages n’a aucune justification. C’est la nature totalitaire du régime du spectacle : l’image ne se justifie plus. À l ‘exemple de la force, elle est un état de fait et sa propre justification.

Épilogue

Dimanche 13 décembre. Je me lève tôt, descends au salon, plonge les mains dans l’aquarium et enroule dans un torchon le cerveau d’Ulrike Meinhof. Patrick Branwell dort encore. Je sors sans bruit de la maison et descends jusqu’à la plage. Je suis exaspéré de cris. La plage est déserte d’hommes, le ciel est désert d’oiseaux. Je vide le torchon dans l’eau et recule sur le bord. L’œdème de matière grise ballotte dans le courant. En le regardant s’éloigner, je repense à notre dernière conversation : je proteste à Ulrike qu’il est commode de chanter pouilles sans envisager de remède ni proposer de solution ; et Ulrike me répond, en ricanant d’un lobe à l’autre : « — Va demander à saint Jean, pendant qu’il se frappe les cuisses aux visions de l’Apocalypse, s’il envisage une solution. » Le bulbe finit par couler, chaviré dans un remous. Neuf heures à ma montre : l’heure des croissants. Je retourne par le Mouleau en plaignant celle ou celui qui repêchera vivant ce paquet de remontrances.