21 nuits avec Pattie d’Arnaud et Jean-Marie Larrieu : la liberté de raconter

Isabelle Carré, Karin Viard, Denis Lavant © 21 nuits avec Pattie, Arnaud Larrieu et Jean-Marie Larrieu

« Pourquoi vous… tu me racontes cette histoire  ? » demande avec étonnement Caroline (Isabelle Carré) à l’exubérante et à peine connue Pattie (Karin Viard) qui vient de lui faire un second récit fort grivois et bien détaillé de l’une de ses nombreuses et ravissantes baisades. Et Pattie de répondre tout simplement : « Pour rien, je t’explique d’où vient le vin. ». Si on ne l’avait pas encore compris à ce stade du film, à savoir une quinzaine de minutes après le début, le moteur de 21 nuits avec Pattie est la parole. La parole vivante, indissociable du corps, parole éternellement mouvante, séduisante, tissu de mimiques, de gestes, de sourires et de rires, de tout ce qui fait vibrer l’existence et la prolonge, entre réel et imaginaire, dans cette création continue qui correspond à la liberté de raconter. C’est donc la parole qui s’écrit sur les images, comme à vouloir dire l’image, cette image qui manque d’ailleurs à chaque fois que Pattie raconte ce qu’elle appelle ses « histoires de bal ». La bouche avide de l’infatigable conteuse sollicite ainsi d’une part l’imagination du spectateur qui peut participer à l’écriture de cette matière filmique, et, d’autre part, inscrit le film dans la tradition orale du conte, plus particulièrement du conte populaire, lequel ira aussi, au cours du film, conter fleurette à la littérature nobélisée. Mais procédons par étapes en suivant d’abord pas à pas la caméra d’Arnaud et Jean-Marie Larrieu qui expose, dans la bonne tradition contique, la situation initiale.

Le spectateur découvre une belle femme qui essaie de se repérer dans un lieu qu’elle ne connaît pas, elle cherche. Il faut suivre, selon les indications qu’on lui a données : « la pente la plus raide », une phrase qui est une annonce du schéma narratif utilisé ainsi qu’un avertissement pour le personnage. Vers où et vers quoi se dirigera-t-elle ? Elle descend une allée boisée, se fraie un chemin à travers les arbres, traverse une clairière et se trouve devant une remarquable bâtisse aux persiennes bleues. C’est l’été, soleil, chaleur, lumière magnifique, la nature est dans tous ses plus beaux états : la vie même. Des hommes se baignent nus dans les eaux claires d’une piscine rafraichissante. On apprend que la femme s’appelle Caroline et qu’elle a quitté sa localité de vacances pour se rendre dans le pays d’Aude parce que sa mère est morte.

Mais elle n’est pas touchée par cette mort, elle ne fréquentait pas sa mère qui aimait voyager et commettre des « frasques ». En revanche, la défunte qu’on appelle Zaza (Mathilde Monnier) dans cette contrée du Sud, est beaucoup aimée par tous les gens qu’elle a côtoyés, notamment par son amie Pattie qui entretient la maison. C’est d’ailleurs Pattie qui va paradoxalement présenter le cadavre de la mère, ce corps inconnu, à sa fille. La surprenante conteuse s’est en effet occupée de la chambre mortuaire qu’il a fallu improviser, avant les funérailles du lendemain. Une chambre pour une belle dormante qui gît au milieu d’un lit rouge entouré de voiles blancs flottants dans l’air estival que des ventilateurs savamment disposés font bouger. Approche chorégraphique de la mort, comme un appel à l’infatigable mobilité de la vie.

Et la vie ne cesse pas de montrer tous ces atouts dans ce film. Caroline est aussitôt prise en charge par ce groupe de joyeux personnages qui aiment tous les plaisirs : le bon vin de la région, le gibier sauvage, les bals des nuits d’été et l’étreinte passionnelle des corps. Or voici que le film déploie, au terme de la soirée de Caroline, l’élément perturbateur du conte. Une fois quittés les 350435allègres convives, elle rentre à la maison et découvre que le cadavre de sa mère a disparu. Entre en scène la Gendarmerie nationale (clin d’œil du Sud au Nord de Bruno Dumont ? En tout cas, nous y pensons fortement), et notamment le commandant de police, Pierre (Laurent Poitrenaux), qui émet plusieurs hypothèses, dont la plus probable selon lui, est celle de l’amant éploré volontiers nécrophile qui aurait emporté le corps de Zaza.

A ce moment, les péripéties et les aventures provoquées par l’élément perturbateur, peuvent se donner à voir pour le plaisir du spectateur mais aussi pour celui de tous ces personnages qui, à partir d’une morte qui se balade on ne sait où, feront davantage miroiter le désir et le plaisir, textuel et sexuel. Car l’activité narrative est, dans les sociétés traditionnelles, pour parler comme Lévi-Strauss, une forme privilégiée du loisir qui s’accompagne souvent d’un travail s’accomplissant pendant le temps du contage : tricoter, faire de la dentelle, cuisiner, et, dans ce contexte particulier, copuler.

André Dussolier et Isabelle Carré © 21 nuits avec Pattie, Arnaud Larrieu et Jean-Marie Larrieu
André Dussolier et Isabelle Carré © 21 nuits avec Pattie, Arnaud Larrieu et Jean-Marie Larrieu

S’ajoute à cette matière contique, l’arrivée d’un personnage qui, surgi de nulle part, se présente comme un ami proche de Zaza. Caroline qui n’est pas à une surprise près, commence à penser qu’il pourrait s’agir d’un ancien amant et très probablement d’un écrivain, puisque dans la maison, sa mère avait fait créer une pièce nommée « la chambre de l’écrivain ». On comprend que l’histoire continue de s’écrire et que l’écriture est bien l’un des sujets du film ainsi qu’un véritable ressort comique. A partir de ce moment, la tradition orale cligne de l’œil et fait la cour à la littérature écrite, voire à la grande littérature. Si bien qu’autour de Jean (André Dussolier) s’instaure aussitôt un quiproquo : serait-il le Prix Nobel de littérature 2008, J.M.G. Le Clézio ?

Karin Viard et André Dussolier © 21 nuits avec Pattie, Arnaud Larrieu et Jean-Marie Larrieu
Karin Viard et André Dussolier © 21 nuits avec Pattie, Arnaud Larrieu et Jean-Marie Larrieu
© 21 nuits avec Pattie, Arnaud Larrieu et Jean-Marie Larrieu

Le trouble court et s’étend et ne cesse de nouer des liens avec la belle conteuse Pattie et la conteuse à laquelle Le Clézio dédie, lors de sa conférence, son Prix de l’Académie de Suède. Une certaine Elvira qui, dans toute la forêt des Emberas, en Amérique Centrale, était connue pour son art de raconter. Cette femme que Le Clézio a véritablement rencontrée et qu’il définit telle « la poésie en action ». Conteuse faite de feu et de violence, d’enthousiasmes et d’ivresses, Elvira savait raconter le « bonheur intense de l’amour charnel » (tiens, comme Pattie), et représente pour l’écrivain nobélisé, la véritable essence de la littérature, cette littérature orale qui sait parler au peuple et qui fait grandir le peuple, loin des sophistications de la littérature écrite et éditée qui ne parle qu’à elle même ou seulement à quelques happy few, loin des sorbonneries, loin du pédantisme, loin encore de cette littérature, qui est aussi celle qui court les prix, et qui demeure le luxe d’une classe dominante. Le conte et le cinéma, nous dit J.M.G Le Clézio, jouent davantage le rôle d’une communication immédiate et authentique dont l’humanité a foncièrement besoin.

Dont acte, les frères Larrieu qui ont à leur tour connu une conteuse et ont été séduits par la manière jubilatoire qu’elle avait de raconter ses histoires, et qui est donc, elle aussi, à l’origine de Pattie, proposent cette vision de l’art et de la vie. Dès lors, dans 21 nuits avec Pattie il ne s’agit plus d’un choix à accomplir entre l’esthétique et le pragmatique comme dans Peindre ou faire l’amour (2005), mais d’une exaltation de la factualité du dire l’art : raconter et faire l’amour. Ou tout simplement, raconter faire l’amour. Non pas pendant mille et une nuits, le film reste à la lisière du merveilleux tout en le caressant, mais pendant vingt-et-une.

Voilà qui est un beau programme. Saurait-il pourtant être un manifeste de l’esthétique du cinéma larrieusien ? Un cinéma qui anime et qui avive la littérature ? Dans leur film précédant, L’Amour est un crime parfait (2013), un homme a renoncé à devenir écrivain pour embrasser la carrière universitaire et enseigner l’expression littéraire. Mais cet homme, Marc, finit par être dévoré par le manque d’absolu auquel la véritable création fait accéder. Avant de mourir, seul, face à lui-même, il écrira l’unique phrase qu’il saura coucher sur son calepin, et en dépit de tout ce qu’il semble exécrer en littérature, l’autobiographie ou la littérature personnelle, il écrit une phrase définitive à l’adresse de sa sœur : « Chère Marianne, la vérité en amour est-elle souhaitable ? » puis il efface et réécrit « Chère Marianne, l’amour est un crime parfait. ».

Littérature, vie et cinéma à nouveau conjugués. Faut-il dès lors penser que pour les Larrieu l’écriture est plus forte que l’image, comme pour Duras ? Afin india_songd’aller au bout de sa poétique de l’exténuation et du dépeuplement, afin de déranger et questionner la création au cinéma, Duras pratiquait en effet la dissociation de l’image et du son dans India Song (1974) et faisait notamment dans L’Homme Atlantique (1981), l’expérience de la disparition de l’image, 42 minutes de cinéma qui s’assombrit de plus en plus jusqu’à obtenir l’image noire, un film qui peut se regarder les yeux fermés. Dans Les Cahiers du cinéma qu’elle dirige en 1980 à la demande de son ami Serge Daney, Les Yeux verts, elle déclarera solennellement la primauté de l’écrit sur le cinéma, et ce, dans une revue à la pointe de l’art et de la théorie cinématographique. A cette époque Duras est en passe de revenir à la littérature après avoir réalisé entre 1966 et 1984 dix-neuf films. Elle est, comme l’écrira Dominique Noguez, moins une cinéaste qui investit dans les formes, qu’une « cinéaste de la signification », elle fait « du cinéma de la littérature ».

Yann Andréa, L’Homme atlantique, 1981
Yann Andréa, L’Homme atlantique, 1981 © Marguerite Duras

Les frères Larrieu procèdent parfois à l’adaptation de livres parfois à l’écriture originale du scénario comme pour 21 nuits avec Pattie qui vient d’obtenir le prix du jury pour le meilleur scénario au Festival International du Film de San Sebastian. Le rapport à l’écriture n’est pas forcément le même que celui de Duras, mais les Larrieu ne s’en détachent pas trop tout compte fait, puisqu’ils avouent avoir été nourris par le cinéma de Jean Eustache, ou encore par celui des Straub, que Duras appréciait par ailleurs. Voici encore un exemple de cinéma de la parole et de la lecture, le premier qui rend hommage à La Recherche du temps perdu de Proust, le deuxième notamment à Cesare Pavese. 41JRAwRoATL._SX362_BO1,204,203,200_Et, au passage, on pourra rappeler que les deux frères ont suivi dans les années 1980 les cours de cinéma de Dominique Noguez, auteur à cette époque de très beaux entretiens sur huit films de Duras.

Partant, très liés à ce cinéma des mots qui touche le cœur de la littérature : l’écrivain raté, la belle conteuse, l’écrivain nobélisé, les deux cinéastes affirment, dans les coulisses du tournage, n’avoir « jamais pu séparer le cadre de la mise en scène ». Autrement dit, la forme de l’image a un impact important sur leur écriture. De fait, le cinéma des Larrieu emprunte les deux chemins à la fois, chemins qui parfois divergent mais qui finissent par se retrouver car le mot et l’image sont ici à la recherche de la sensation. Dans 21 nuits avec Pattie le spectateur fait ainsi une expérience sensorielle : celle de l’histoire contée et celle de l’image contée. Certes, jamais le spectateur n’assistera aux ébats sexuels de Pattie. Mais il ne tiendra qu’à lui, s’il le souhaite, s’il se l’autorise, s’il se libère, d’imaginer, à partir de la parole, cette image qui manque à chaque fois que la folie érotique et contique de Pattie se met en marche.

Si bien que l’image manquante commence à devenir une esthétique probante des Larrieu. La première fois que William et Madeleine dans Peindre ou faire l’amour sont invités chez Adam et Eva pour mieux faire connaissance, ils se retrouvent, à la fin de la soirée, dépourvus d’éclairage pour parcourir le bois qui sépare les deux maisons. Adam, qui est aveugle, leur propose de les accompagner en les prenant par la main. On assiste ainsi à deux minutes d’image noire. C’est le temps des sens, le temps de la traversée vers un ailleurs sexuel inconnu pour William et Madeleine, ce temps de l’éveil qui préparera la future rencontre des deux couples, ce moment où le désir deviendra jouissance. Perte d’image encore dans L’Amour est un crime parfait qui ne montre pas l’assassinat de l’étudiante, ni celui du policier. Le premier meurtre fait figure d’ellipse, on ne sait pas ce qui s’est passé entre le plan séquence où la jeune fille attire dans le lit Marc, et le plan successif qui s’ouvre sur le réveil de Marc après la nuit d’amour. Le second meurtre est caché par une image qui, comme une photo surexposée noyée dans la lumière, évolue vers un blanc incandescent. Éros et Thanatos constituent donc les phases elliptiques du cinéma des Larrieu. Ce n’est certes pas par excès de pruderie que l’ellipse a lieu ici, c’est précisément pour faire intervenir le spectateur, pour le faire participer à la création même, pour provoquer ses sens. De fait, pour reprendre la belle formule d’Emmanuel Burdeau, le cinéma des Larrieu « exalte et moque cette capacité-là du cinéma. À faire des trous et à les combler ». Il appartient donc à leur cinéma de se laisser construire en demandant sans cesse la participation de celui qui regarde. Si bien que les histoires de bal sont d’abord dansées par la conteuse puis par la personne qui les écoute et les regarde.

On ne saurait rappeler à quel point dans les contes de Charles Perrault et des frères Grimm le sexe et la mort sont liés et dans leur mise en mots et en images des désirs, angoisses et fantasmes, ces contes ont comme horizon d’atteinte les enfants. Pattie met Caroline, comme s’il s’agissait d’une petite fille, sur le chemin de l’apprentissage du ravissement de la chair, parce que Caroline lui fait la confidence douloureuse de ne jamais avoir su désirer. La bouche rouge passion de la conteuse, sait qu’elle pourra guérir. Et ceci sans connaître les analyses de Freud sur la nature symbolique des contes de fées et leur relation avec l’inconscient, ni la fonction thérapeutique qu’ils exercent sur l’enfant selon Bettelheim. Le savoir de Pattie est une force qui est liée à la terre, à la forêt et à la montagne noire du pays d’Aude, un savoir authentique et populaire qui donnera la vie au corps inerte de Caroline. Plus morte que sa mère. C’est de cela que Caroline doit aussi se libérer, du poids d’une mère qui, morte, existe davantage qu’elle, puisqu’elle subsiste encore dans le désir d’un nécrophile. D’où la nécessité d’une mise en marche d’un Œdipe inversé. Une fois retrouvé ce cadavre de mère, qui par ailleurs visite sa fille tel un fantôme des forêts d’Apichatpong Weerasethakul, Caroline tue sa mère. Elle doit passer sur ce corps pour reprendre possession de son propre corps. Le cadavre de la mère revenu dans son lit, la fille pourra pousser un cri libérateur, désacralisant : « Mémé ! ». Elle l’aura eue. Plus de tabous.

Isabelle Carré et Mathilde Monnier
Isabelle Carré et Mathilde Monnier © 21 nuits avec Pattie, Arnaud Larrieu et Jean-Marie Larrieu

« La beauté, c’est de parvenir à faire coïncider son rythme propre avec celui de la nature », une phrase qu’on peut lire dans L’Extase matérielle de J.M.G. Le imagesClézio, le livre que Caroline prendra dans ses mains lorsqu’elle essaie de découvrir, au début du film, l’identité de l’amant qui écrit et qui revient. L’expérience sensorielle de Caroline ainsi que celle du spectateur, sans cesse invités par Pattie et par les Larrieu, passera aussi par le toucher du paysage. Pénétrer ce pays d’Aude, ses bois, sa forêt, se baigner dans un ruisseau, écouter le tonnerre, éprouver la violence de l’orage. De tout ceci les Larrieu sont maîtres qui filment le corps magnifique des lieux, des Pyrénées (La Brèche de RolandUn homme, un vraiLe Voyage aux Pyrénées) au Vercors (Peindre ou faire l’amour), en passant par la côte basque (Les Derniers Jours du monde) les Alpes suisses (L’amour est un crime parfait) et enfin l’Aude. Ils nous poussent ainsi à faire une expérience tactile de la vision et de l’écoute, à l’instar de Derrida et Nancy, comme à défier du coup la dualité littérature et cinéma dans laquelle nous les avons inscrits ici. 21 nuits avec Pattie, une invitation à l’éclosion et à la déclosion.

21 nuits avec Pattie — Réalisation : Arnaud Larrieu et Jean-Marie Larrieu — Scénario : Arnaud Larrieu et Jean-Marie Larrieu — Acteurs : Karin Viard, Isabelle Carré, Mathilde Monnier, André Dussolier, Sergi Lopez, Denis Lavant, Laurent Poitrenaux, Philippe Rebbot, Jules Ritmanic
En salles depuis le 25 novembre 2015, 1 h 50