Premier roman de Violaine Schwartz, La Tête en arrière (P.O.L, 2010) est une longue mélopée, une « voix humaine », sur le fil, en panique, le monologue en exil intérieur d’une femme qui perd pied. Elle est au chômage, fut cantatrice, purge sa disgrâce depuis un incident sur une scène toulousaine, elle est une jeune mère dépassée par le quotidien, les tâches répétitives, le jardin et les pièces d’une bien trop grande « maison du bonheur ». L’héroïne, indistincte, jamais nommée, vue depuis sa subjectivité acérée, en déroute, attend, en vain, une réponse pour passer une audition : alors elle joue, vocalise, tente d’apprivoiser la partition de La Voix humaine de Poulenc, mais aussi son quotidien, trop large, trop lourd. Dépassée, elle guette, scrute, écoute et interprète le silence trop lourd de son pavillon de banlieue, les rues venteuses, les herbes folles, sa fille : « Si elle pleure, tu t’inquiètes, si elle se tait trop longtemps, tu te demandes si elle est normale, tu t’inquiètes, si elle mange trop, tu t’inquiètes, si elle ne mange pas, tu t’inquiètes aussi, si elle dort, tu t’inquiètes, si elle crie, tu t’inquiètes, si elle ne dort pas, tu t’inquiètes, tu n’as plus de répit, tu ne t’appartiens plus, tu contrôles tout, tu ne contrôles plus rien, tu bandes toute ton énergie pour ne pas tomber, tu t’agrippes au réel ».
Il faudrait ne pas sombrer, malgré le manque d’argent, les dettes, les retards, les meubles et accessoires glanés sur les trottoirs pour meubler cette maison trop grande, les pucerons qui envahissent le jardin, les fuites, l’araignée d’angle, les lés de papier peint décollées, le parquet rayé par le piano sans cesse déplacé : comment trouver sa place, un havre, un espace où respirer, se poser ? « Le silence est partout. Tu te lèves. Tu t’écoutes marcher. Tu pousses du bout du pied un copeau de parquet sous le radiateur, il faudrait balayer tout ça. Il faudrait aussi finir les travaux dans la chambre à chanter, tu n’as plus de chambre à chanter. Il y a des pièces vides partout, envahies d’herbes folles, infestées de pucerons, mais plus d’endroit pour chanter, La Voix humaine est au point mort. Personne ne t’appelle. Tu t’enlises dans le désert ».
Il faudrait trouver un souffle. Celui des vocalises, d’un temps posé sans contraintes et menaces. Louer une pièce de la maison trop vaste, mais l’inconnu est-il une menace ? Empêcher le père de sa fille de rentrer trop souvent de son travail à Marseille, trop cher. Mais alors comment réveiller le désir ? Les questions se pressent, vaines, elles butent sur l’angoisse, le silence, les blancs mangent la page, la trouent de leur vertige, à l’unisson d’une conscience qui se délite. Les phrases se tordent en juxtapositions, virgule après virgule, la ponctuation s’affole, pas toujours de point final (comment, quand tout part « à vau-l’eau » ?), la typographie suit les courbes du vertige, lettres capitales des vocalises, des questions cruciales, schéma, même, raturé.
Violaine Schwartz suit une voix humaine en dérive en un long monologue intérieur qui court selon une logique panique, son récit vaque et vague, épouse les circonvolutions de l’angoisse, de cette tête qui « part en arrière », dans les vertiges et la fascination du pire, cette conscience comme une chambre d’échos. « Sous tes paupières défilent les images décousues de ta journée. Une succession de gestes incohérents qui tâchent de faire comme si. » Et toujours, l’espace semble « rétrécir », la voix qui part, s’affaiblit, lâche. La menace des « trous », le trou d’eau dans le jardin du voisin, le trou noir, de mémoire et de conscience, sur scène à Toulouse, le trou des blancs sur les pages qui figurent le vertige, l’inscrivent comme une perte, un manque, mais aussi un trop plein, les trous dans les murs, les « au trou ! » de la voix qui se rebiffe, le trou de cet être mystérieux dans une chambre de la maison. Peur et désir de l’Autre, fascinante menace, « l’Afrique fantôme du sous-sol » qui « bouscule tous les repères ».
Roman panique, « air à la renverse », bric à brac de pensées à l’image de ces objets ramassés sur le trottoir, qui « veulent tous une seconde chance », La Tête en arrière subjugue et entraîne dans ses abîmes. Le moderato cantabile d’un quotidien piégé, un récit troué, chant des vides, refrain des angoisses (« c’est triste, les enfants uniques », « tu inspires, tu expires », « c’est chacun pour soi »), pris dans le vertige des espaces et des mots qui dépassent, des interstices dans lesquels on s’enfonce, « quand tout à coup il y a un trou, tu tombes dedans, la tête en arrière ».
Violaine Schwartz, La Tête en arrière, P.O.L, 2010, 192 p., 15 €