Le titre du premier roman de Kerry Hudson est déjà un roman. L’annonce d’un rapport singulier au genre comme au monde, des mots qui jaillissent, tout ensemble acidulés et désespérés. Tony Hogan m’a payé un ice-cream soda avant de me piquer maman pourrait n’être qu’un titre fabuleux, c’est un fabuleux roman.
« Get out, you cunting, shitting, little fucking fucker ! » : Janie Ryan vient au monde sous une bordée d’injures, « Sors de là, putain de foutue petite morveuse ! », première phrase du livre, le choc se poursuit pour le lecteur, c’est pourtant une forme de normalité pour la petite Janie, « les femmes Ryan étaient ainsi : poissardes jusqu’à la moelle, elles étaient toujours prêtes à en découdre et savaient frapper là ça fait mal ». La disposition génétique est aussi programme romanesque : « en découdre » sera le mot d’ordre d’une vie comme d’un récit sans foi ni loi, suivant l’apprentissage à la dure de Janie, dans une famille écossaise et désaxée. Le père, « américain comme une star de cinéma », incarnation de peut-être, a abandonné la mère enceinte, la grand-mère et l’oncle sont de bien curieux soutiens. Janie et Iris sa mère si jeune et belle, si meurtrie déjà, bourlinguent, de l’Écosse à Londres, de Londres à l’Écosse, de HLM atroces en bed and breakfasts miteux, en passant par des refuges et des bus. Le fric manque, les illusions permettent de tenir debout, rêves de départ et vie au bord de la mer. Janie voit alcool, drogues et rêves de midinette détruire sa mère.
« Je me demandais dans quel monde j’avais atterri ».
Mais nous ne sommes pas dans le récit d’une misère tissée de noir : les Ryan sont pleines de rage, d’un humour féroce, « en découdre », toujours. Janie grandit, se construit, envers et contre tout et tous. Elle découvre le monde et ses envers, le récit suit son étonnement, ses désespoirs, sa volonté de trouver sa voie… et la prose de Kerry Hudson épouse la subjectivité si singulière du bébé, de la petite fille puis de la jeune adulte. Tony Hogan pourrait être un roman d’apprentissage de plus, dans une veine picaresque et sociale, c’est un roman original et piquant. Aucun misérabilisme malgré la misère noire mais une rage colorée et drôle, sur une bande-son des années 80 — The Specials, Madness, Madonna, les Smiths, New Kids on the blocks, REM, Blur, la musique accompagne la marche du temps, elle est à elle seule chronologie. L’humour, féroce, n’est pas même la politesse du désespoir : Janie découvre bibliothèques et livres, « le plaisir des mots nouveaux, réglisse douce-amère », elle se construit, comprend combien sa mère, qu’une étiquette dirait dysfonctionnelle, est aimante, malgré les détours et abandons, au gré des beaux-pères de passage, dont le fameux Tony Hogan du titre, qui a payé un ice-cream soda à Janie avant de lui piquer maman… « Nous étions une famille en verre, elle était une maman en verre et il fallait que je l’enveloppe, que je la traite avec douceur ».
Tony Hogan est un exceptionnel portrait de femmes, mais aussi celui d’une Écosse en pleine crise sociale. C’est « Aberdeen, froide, dure et grise », Canterbury, Airdrie et ses tours, « doigts gantés de gris qui se dressaient vers le ciel d’hiver », North Shields, Hetton-le-Hole, Greenend « au bout du terrain vague », Great Yarmouth, « encore un déménagement raté, brise de mer ou pas ». Autant de lieux provisoires qui abritent des « espoirs meurtris », les rêves qu’il faut ravaler quand Tony Hogan, « roi d’Aberdeen, ou du moins le duc, dans le milieu des voyous et de la drogue », refait surface de loin en loin, cogneur, violent. Il faut fuir à la cloche de bois vers d’autres espoirs, affronter la « merde noire » mais « pas question de laisser la merde de Yarmouth m’encrasser et m’empêcher de bouger. Je savais qu’il y avait autre chose ailleurs ». C’est cet ailleurs que travaille Kerry Hudson dans un premier roman débordant de couleurs et de poésie, chaotique et bouleversant.
Kerry Hudson, Tony Hogan m’a payé un ice-cream soda avant de me piquer maman (Tony Hogan bought me an ice-cream float before he stole my ma), traduit de l’anglais (Écosse) par Florence Lévy-Paolini, 10/18, 336 p., 8 € 10