Depuis le début des années 2000 et Le Sourire de ma mère, Marco Bellocchio enchaîne les grands films avec une constance rarement vue. Pourtant, ce cinéaste majeur souffre d’un relatif mépris de la part de la critique française. Sangue del mio sangue sort donc dans l’anonymat et un parc de salle scandaleusement restreint.
Il y a un mystère Bellocchio, qui ne tient pas seulement au décalage entre la qualité des films et leur réception discrète. Il réside surtout dans les questions soulevées par chacune de ses œuvres et dans sa volonté d’éviter soigneusement d’y répondre. Qu’il traite de la première femme de Mussolini (Vincere), de l’assassinat d’Aldo Moro par l’extrême gauche (Buongiorno notte) ou de la fin de vie assistée (La Belle endormie), Bellocchio dépasse le simple sujet de société ou le thème politique. Il parle aussi de l’Italie, des hommes, de la mort, du mensonge – de tout cela et d’autres choses encore.
Sangue di mio sangue débute au XVIIe siècle. Un capitaine arrive à Bobbio pour réhabiliter son frère, prêtre qui s’est suicidé par amour pour une jeune nonne. Seule solution pour être enterré avec les hommes : le tribunal de l’Inquisition doit démontrer que la religieuse était une sorcière. Les tortures se succèdent tandis que l’âme tourmentée du capitaine est partagée entre sa mission et son amour naissant pour la sorcière. En soi, cela suffirait largement pour un film. Ok, ce n’est pas aussi bien qu’un bon vieux ménage à trois où deux hommes se disputeraient les faveurs d’une jeune femme dans un appartement mansardé du VIè arrondissement, mais en Italie, on jugerait que cela suffirait. Sauf que Bellocchio ne s’intéresse jamais longtemps au « sujet » et cherche toujours à donner à son intrigue une dimension onirique. Au milieu du film, une longue parenthèse au XXIè siècle s’ouvre : un inspecteur du fisc débarque à Bobbio, un étrange marché en tête. Plus de sorcière mais de supposés vampires, la sinistre comédie de l’Inquisition laissant place à un ballet de fous, de magouilleurs, serfs modernes d’une assemblée mystérieuse.
Des explications sur le passage d’une époque à l’autre ? Manquerait plus que ça. Le cinéma de Bellocchio n’est pas un meuble Ikea ou un film de Christopher Nolan : les séquences, sublimes, fonctionnent tout aussi bien sans le mode d’emploi. Le coup de génie est de faire tenir les deux parties du film par des fils quasi invisibles : le passage à l’ère moderne est d’autant plus violent qu’il s’accompagne d’un changement de registre. À l’atmosphère oppressante de la première partie, succède un mode satirique, presque burlesque. Le cinéaste maitrisant parfaitement son récit, le film reste pourtant légèrement angoissant et mélancolique.
Le spectateur cherche à se raccrocher à quelques liens, surpris (et heureux) d’échapper à des évidences : la sorcière ou le jeune capitaine n’ont pas de véritable réincarnation dans le Bobbio moderne – nous ne sommes pas chez Lelouch. Si l’on retrouvera quelques acteurs de la première partie, aucun système fabriqué ne s’installe, tant les comédiens changent de ton. Des plans réapparaissent, et on retrouve la ville de Bobbio (dont le cinéaste est originaire), ainsi que le cloitre devenu une prison à l’abandon. Mais ce qui tisse les effets d’échos, c’est ce sentiment que la ville est au XXIè siècle encore sous l’emprise maléfique d’hommes qui pensent faire le bien, qui veulent « ordonner » la société : au tribunal de l’Inquisition ont succédé les réunions nocturnes des notables tenant la ville (avec l’assentiment du plus grand nombre, semble-t-il). Bobbio est atteint des mêmes maux que le reste du pays, ici poussés à l’extrême : la corruption comme mode de vie, les petites magouilles sur le dos de l’état, les ultimes traces d’une féodalité absurde et destructrice qui paralyse la société. Sangue de mio sangue est un portrait fidèle de l’Italie moderne, comme l’était La Belle endormie.
Il ne faut pas réduire le cinéma de Bellocchio à une dénonciation au vitriol : son style doit autant à Francesco Rosi qu’à Fellini. Mêlant réalisme et surnaturel, Sangue del mio sangue est surtout l’étrange confrontation entre l’immobilisme et le mouvement. Alors que le monde autour de Bobbio est censé évoluer, la ville semble figée dans l’obscurantisme, persévérant dans l’Inquisition quand le reste du pays amorce la contre-réforme, puis, dans la partie moderne, cherchant à préserver un mode de vie basé sur la corruption et les petites magouilles. Le film est donc volontairement heurté. Au centre, le basculement brutal du XVIIè au XXIè siècle. Chaque scène est marquée par des figures d’oppositions : de la lumière en clair-obscur de Daniele Cipri (on rappellera qu’en plus d’être l’un des plus grands directeurs photo actuels, Daniele Cipri est également un cinéaste prometteur : Mon père va me tuer) qui évoque les tableaux du Caravage, aux séquences s’enchainant de façon imprévisible, comme s’il s’agissait de bouleverser à chaque fois un plan initial. Les morts se mêlent alors aux vivants : lorsque le frère disparu surgit au cœur d’une scène, s’agit-il d’un rêve, d’un fantôme ? On ne saura jamais.
Comme souvent dans le cinéma de Bellocchio les gens ne sont pas ce qu’ils semblent être ni surtout ce qu’ils croient être. Le vieil homme qui ne sort que la nuit (l’acteur Roberto Hertzlika, magnifique en spectre finissant) est peut-être devenu un vampire sur le point de se faire arracher les canines. L’inspecteur des impôts supposé découvre une ville habitée par de faux aveugles, de bondissants paraplégiques et de vrais fous. Sangue de mio sangue multiplie les fausses pistes, joue avec les apparences sur le fond comme sur la forme. Comme ses personnages, le film est imprévisible. Au fur et à mesure que le mystère s’épaissit, la nécessité de comprendre disparaît. L’épilogue marque une nouvelle rupture narrative. L’intrigue s’efface petit à petit comme un palimpseste qui ne cacherait plus rien. Un monde disparaît sans que l’on ne sache jamais vraiment à quoi il laisse place. Une seule certitude reste : le cinéma italien, dont certains proclament la mort depuis des années, est bel et bien vivant. VIVA IL CINEMA !
Sangue del mio sangue – Écrit et réalisé par Marco Bellocchio – 1h45
Dir. Photo Daniele Cipri
Avec : Pier Giorgio Bellocchio, Roberto Herlitzka, Lidiya Benedetta, Fausto Russo Alesi, Alba Rohrwacher, Federica Fracassi, Filippo Timi
En salles (trop rares) depuis le 7 octobre 2015