Nous voici enfin au seuil de la dernière pièce, la représentation se termine. Avec le lieu le plus intérieur sans doute, le plus intime certainement, le plus chargé, aussi, puisque, dans l’univers de Thomas Clerc, la chambre est indissociable d’un autre Dans ma chambre, signé Guillaume Dustan (et rappelons que Thomas Clerc publie les Œuvres complètes de Dustan aux éditions P.O.L)
Dans ma chambre, premier livre de Dustan (1996, l’écrivain a 31 ans), dernier fragment d’un Intérieur qui s’ouvrait déjà sur Dustan (et Thomas Clerc enfermé dehors, il venait d’apprendre sa mort). Et cette phrase dans la préface de Clerc au roman, « l’extrémisme rencontre ici sa borne » (p. 34). Évidemment, Thomas Clerc parle de tout autre chose — le côté trash et pop de Dustan, le sexe, la langue — et cette citation est une distorsion. Mais elle dit quelque chose, malgré elle, d’un projet qui souligne sa part conceptuelle, de contraintes qui, pour demeurer fécondes donc littéraires (et non ce que Kafka dit du Droit, de la « sciure de bois »), doivent intégrer leurs propres limites, en jouer, les dépasser. Et c’est cette tension qui anime la dernière pièce de ce huis clos : en finir, en sortir.
Tout écrivain n’a de cesse de se placer devant une impasse, une entrave. Aller à la limite et la franchir, si possible allegro. Parce que la littérature est dans ce déplacement / dépassement des lignes, refus des bornes, ingestion de l’ancien pour aller ailleurs, vers un inconnu. A quoi bon répéter ? Reprendre, oui, mais pour montrer autrement. Ce que fait Intérieur dès son seuil — ce que je nomme « dédicace », le « je dédie ce livre à mon arrière grand-père Auguste Clerc » qui place le livre dans une filiation privée mais aussi dans une généalogie littéraire, la dernière nouvelle de L’Homme qui tua Roland Barthes, remise en perspective. Posée au seuil pour être dépassée.
La dernière pièce d’Intérieur est ce « cul de sac » : plus de pièce à visiter (on aura fait le tour de l’appartement), une fenêtre qui donne sur rue, certes, la rue du Faubourg Saint-Martin, mais elle a déjà été arpentée (Paris, Musée du XXIè siècle. Le dixième arrondissement). Il faudra sortir, quitter l’appartement, le projet, cette contrainte. Coup de sonnette (en écho tous les coups de sonnette, à la fin de chaque « pièce »), « porte ouverte ». Vers l’ailleurs.
La chambre est un espace délimité, un repère, le lieu de « l’identité la plus précieuse et la plus intense » (OC, p. 35). C’est un « 2hors 2dans » puisque le lecteur y entre, un lecteur que Dustan comme Clerc (tout aussi pop, moins trash) « constitue(nt) comme un voyeur », « un espace à la fois privé et public ». « Intériorité paradoxale », poursuit Thomas Clerc, parlant de Dustan (donc de sa manière, aussi, de se démarquer), « définie par un lieu plus que par une conscience » mais aussi par une « pulsion scopique ».
Pas plus que la chambre n’est le lieu du secret, l’autobiographie n’est donc le signe de l’intime, mais celui où s’abolit l’opposition privé / public. Comment ne pas rapprocher la chambre des plaisirs de celle qui rend, selon Virginia Woolf, l’écriture possible ?
Une Chambre à soi finit par réunir Woolf, Dustan et Clerc.

La chambre d’Intérieur, donc. En chiffres, 11 m2 60. En pages, 93. Un volume qui découvre le plan complet de l’appartement et offre deux entrées (au moins), par le bureau et par le salon. Par essence, la chambre est double : « pièce la plus intime, la plus réservée, celle qu’on ne visite pas chez des inconnus et même des amis proches jaloux de leur repaire, la chambre est double : on l’occupe et elle nous comprend ». Le sens du verbe « comprendre » est double, lui aussi. Au moins.
La chambre est la contrainte : sa forme laisse peu de liberté à son aménagement (deux portes, une fenêtre, une cheminée). Elle est, en quelque sorte, la figuration du livre, dans ses limites formelles de départ. Trouver sa place et une liberté, à partir d’un lieu restreint, laissant une faible marge de mouvement. « Il faut qu’il y ait forme pour que l’art me touche » (p. 367). Trouver un lieu nouveau, après Maistre (Voyage autour de ma chambre), après Dustan (Dans ma chambre). Revisiter l’adjectif possessif, quand bien même il est absent du titre du fragment (CHAMBRE).
« Déjà là », un miroir. Il fait le lien entre les différents propriétaires du lieu mais il n’en garde aucune mémoire, sa surface est sans trace. Pourtant tout change, « quand j’ai commencé ce texte, le miroir n’avait pas de moustache ». Intérieur est un miroir aussi, un Miroir d’encre (ce type d’autobiographie non narrative, par séries ou associations, des rubriques qui s’agrègent, selon une Règle du jeu, ici des pièces).
Thomas Clerc, depuis le début du livre, se fait parfois archéologue. Ce sera le cas ici pour décrire un placard fermé dans le mur, « l’amas sans faste de ce coin reculé ». L’espace a été détourné, de réserve alimentaire devenu étagère à cravates, à archives (mais les cartons demeureront fermés, « mon texte n’est pas un texte de textes », le lecteur rit sous cape), chaussettes, slips, etc. Le lieu garde la trace du cambriolage (un trou dans un carton à chaussures) et nous renvoie (mentalement du moins) dans L’ENTRÉE. Dans ce placard, caverne d’Ali Baba, on trouve aussi les mémoires de recherche (dont la thèse non publiable depuis qu’a paru La Forme des jours de Michel Braud), des œuvres roulées (un Pierre la Police) mais aussi un sac de photographies dont un projet à la Opalka, « album d’une vie », une photographie à chaque anniversaire, le 27 avril, autre œuvre avortée (motif du placard).
Le motif de l’autoportrait devient prégnant (le miroir, l’album d’une vie, un masque neutre, adjectif indissociable de Barthes et de l’édition critique de Thomas Clerc), d’ailleurs la chambre est aussi un terme photographique, manière de se relier, en creux, à Dustan et Barthes dans une chambre claire. Ou Clerc, puisque le jeu onomastique est souligné p. 310 ou 363. Le temps est lui aussi de plus en plus prégnant, le temps qui passe, le temps qui manque (pour être pleinement exhaustif), le temps qui viendra (de refaire cet inventaire, « à des années de distance », p. 307).
La tentation d’un faire le vide se fait jour, jeter des objets (la tirelire porcelet), rompre avec la minutie du clerc de notaire, avec le procès-verbal aussi : le bottin est « salut à la fiction », la poupée miniature de Freud un texte souterrain… Des espaces de la chambre sont laissés hors de la vue du lecteur (le pan d’étagère de l’aimée) ou refusés : comment dire le fatras hétéroclite d’une « collection de muséum de sous-préfecture » ? Les objets excèdent, dans tous les sens du terme, certains inutiles (les lunettes, jamais portées), d’autres débordants (la cheminée couverte de livres). Le rapport à cet Espèce d’espace devient plus ouvertement conflictuel.
La penderie décourage « l’arpenteur en fin de course », elle a été fabriquée par le même artisan que la bibliothèque, subira-t-elle le même sort qu’elle, une description large ? D’ailleurs le personnage du Cluedo convoqué dans la chambre est Mademoiselle Rose, « avec la corde ! ». Il est des envies d’en finir, des dégoûts (383) face à cette Odyssée intérieure. « La fièvre obsidionale me guette ».
Alors le texte déborde et se recentre, en se redéfinissant : « la vie est un inventaire poétique », « j’écris une poésie de la propriété ». Il s’échappe (« mentalement ailleurs ») dans des réflexions, slips et bourgeoisie mêlés, art et décoration, dedans / dehors (322). Il s’enfouit, même : dans une latte de la fenêtre, avant de la fixer, « je glisse 1 papier contenant 1 poème qui donnera au logis sa plus-value cachée. Le futur propriétaire ne le sait pas, mais il vit sur 1 trésor autographe que je lui destine ». Il se diffracte, renvoyant à Charlotte Perkins Gilman (Le Papier peint jaune), Raymond Roussel, Michel Foucault, ou, en creux, à L’Âge d’homme de Michel Leiris (et les natifs du Taureau, p. 366), et d’autres.
La chambre est l’espace de la lecture, du sommeil et du sexe (le bienvenu miroir), d’un « j’écrilis » . Mais elle sera aussi celle du vêtement, rêve de dressing, description d’autres pièces — après celles de l’appartement et des pièces de monnaie —, les pièces de la garde-robe, pardessus, imperméables, costumes, chemises, redingote, malle saisonnière et valise de voyage (qu’avons-nous fait jusqu’ici, sinon voyager ?) — les vêtements sont une « ligne de fuite » p. 371, ce sont eux qui « font l’interface intérieur / extérieur », nous allons pouvoir sortir. Tout devient projet, échappée (idée d’une nouvelle sur un homme qui « ferait tout en double ») et « porte ouverte ».
Déjà dans L’Homme qui tua Roland Barthes — dans la nouvelle « L’homme qui tua V.D. Nabokov » — Thomas Clerc écrivait que le « rebord de la fenêtre de la chambre » est « un de ces endroits qui n’appartiennent plus vraiment à la maison, qui en sont le prolongement extérieur » (p. 173). De ces endroits qui indiquent l’extérieur…

Interrupteur sur off, rideaux fermés, « chambre noire », pourtant le livre ne se referme pas, ou alors à la manière stendhalienne : dans La Chartreuse de Parme, apparaît dans la dernière page du roman cette chartreuse annoncée par le titre, invitant à reprendre la lecture. Dans Le Rouge et le Noir, l’apostille révèle que la ville de Verrières, donnée comme si « réelle » dans le premier chapitre, est fictive, renversant les perspectives au point d’obliger à reprendre le livre. Ici tout est légué « à la personne à laquelle j’ai dédié ce livre ». Retour au seuil du livre.

Et pour que rien ne se ferme vraiment, pour les lecteurs amateurs de Cluedo littéraire ou épigones d’un Pierre Bayard (et son Affaire du chien des Baskerville), signalons qu’entre autres réécritures, une phrase complète de Marguerite Duras se cache dans ce livre comme la photo du proprio en slip de bains dans le lino. À vos loupes !
Thomas Clerc, Intérieur, Gallimard, « L’Arbalète », 400 p., 22 € 90 (16 € 99 en format numérique)
Fin de la série « Intérieur« , après l’entrée, la salle de bains, le « petit coin« , la cuisine, le salon, le bureau. On a fait le tour du propriétaire.