Du SALON au BUREAU, à peine une limite, un seuil : une chaise est posée entre les deux pièces, deux pieds dans l’une, deux dans l’autre, allégorie d’un ethos, d’une manière d’être au monde.
Thomas Clerc, universitaire et écrivain, à jamais le « cul entre 2 chaises ». Métalepse du livre, aussi, « la double position de cette chaise-frontière fait clignoter le texte entre fiction et document », « ainsi est-elle moins immobile, moins juste chaise », comme tous les meubles de cet appartement : l’écrivain leur rend leur mobilité, via des associations, des échos, des mises en perspective. Rien n’est donné, tout à conquérir, comme l’espace-temps du livre, son « 2dans 2hors ». Intérieur est aussi une forme de champ / contre-champ : à mesure que Thomas Clerc nous offre son intérieur, il s’en détourne, un « étranger / intime » se transmet, change de main.

Avec le bureau, ce drôle de livre devient manifestement le journal d’un écrivain, un laboratoire. Certes, sur une chaise, les copies de ses étudiants, mais leur occupation de l’espace est temporaire (cet idéal de tout universitaire, des copies qui quitteraient vélocement le bureau). Mais le bureau, c’est surtout le meuble sur lequel Thomas Clerc écrit (même s’il rivalise avec la table de bridge, nomade) et la double muraille de livres. D’ailleurs sur le plan qui ouvre chaque chapitre, ce sont ces trois meubles qui sont indiqués — sur un plan d’architecte, on aurait les interrupteurs, les prises, les convecteurs, mais c’est ici un plan d’écrivain.
L’espace poursuit son déploiement et le temps l’accompagne : à cet appartement se superpose le souvenir d’autres lieux occupés depuis la naissance de Thomas Clerc (1965, qui donne une autre date pour sa naissance en tant qu’écrivain) — « combien d’appartements cachés derrière le sien ? » —, il a fallu avoir été ailleurs pour être « là où vous êtes », des quartiers cossus de l’enfance (un appartement de 14 pièces, un autre voisin de celui de Lacan, bruissant de voix et confessions) à la rue du Faubourg-Saint-Martin, en passant par la rue Quatrefages, par deux fois, adresse de Perec — soit en numérologie parisienne, « Paris 7, 16, 5, 10, 5, 11 et 10 », nouvelle série magique de nombres. Thomas Clerc, des lettres et des chiffres.
Ce bureau, ce sont des objets aux couleurs stendhaliennes (le « verre vert ») et d’autres qui figurent des « 2dans 2hors » : stylos — dont le Jotter de Parker (plume bon marché (12 €) devenu denrée rare puisque sa fabrication a cessé) et Ibook G4 (le must en 2005, désormais ordinateur préhistorique ; et, autre oxymore de l’objet, portable désormais sédentaire tant sa batterie manque d’autonomie, « Francis Ponge a chanté les choses : il me semble que dans bien des cas il faille aussi les faire déchanter »).
Le bureau, « monument total et oppositionnel », a deux hémisphères, la rangée de tiroirs de gauche figure « le sacré », celle de droite « le profane ». Dans cette classification qui tient de Baudelaire (pour l’hémisphère) comme de Mircea Eliade, à gauche, les archives, clés USB, brouillons et avant-texte, projets abandonnés et journaux (un laboratoire d’écrivain, en somme) et, à droite, les outils de production (papier, fiches de travail, informatique mais aussi un tiroir 2, mélange de sacré et de profane, la chemise obèse des performances).
Le texte se définit en s’énonçant, comme l’a montré le saut du tiroir 1 au tiroir 3, « l’ordre du texte n’est pas celui du réel ». Il faut se méfier des apparences, « ce livre n’est pas 1 simple photo de mon appartement, mais aussi sa graphie ». Le passage de pièce en pièce étend les principes de composition mais le bureau en expose aussi les limites. La bibliothèque, en deux pans (le R comme frontière), est un « Pays », un vertige, un impossible : 700 ouvrages, en constante expansion, quasi quotidienne.
Dire ces livres « pourrait faire entrer ce texte dans un infini à la Borges », d’autant plus complexe qu’il reste à Thomas Clerc 19 arrondissements parisiens à arpenter. Cet « exposé » de titres sera donc le dernier livre de l’auteur, dans 50 ans…
Le BUREAU, cette « TGB » personnelle, en revient au principe du « etc. » exposé dans la pièce précédente. A défaut de passer en revue les titres de livres, Thomas Clerc commente le principe de leur classement (alphabétique), note des chocs de noms d’auteur (liés à leur proximité alphabétique), dit des débuts et des fins, revient sur Perec, expose sa collection de cartes postales et les bibelots qui la ponctuent. Une petite statue de Napoléon devant les œuvres d’André Gide est un « petit dispositif narratif » et un roman potentiel : la série ouvre à tous les virtuels.

La littérature ne vaut-elle pas pour sa diversité (p. 247), ses volumes, son refus de l’uniformité ? La lecture comme l’écriture sont des moyens de « démultiplier, d’intensifier la vie ». La prose se troue de noms propres (cet amour du nom propre, p. 266) et de nombres (64 A, 106 C, 33-tours, 45-tours, CD), évoque Guillaume Dustan et Susan Sontag, l’amour de la New Wave, les arts plastiques, elle devient territoire de l’art et non de la seule littérature.
Comme dans le salon, la visite se fait art poétique, via Sol Le Witt (263) ou William Wegman (265). Elle est invention d’un nouveau signe typographique (le guillemet unique, p. 263), exploration du temps (l’horloge Jaz, les fouilles archéologiques), aveu d’amour pour le dictionnaire, ce livre des livres, et projet d’écriture (ou de réécriture du dictionnaire, p. 273).
Il est d’autres livres projetés dans cette pièce (une histoire de la New Wave), il est ceux déjà écrits (Maurice Sachs, en double dans la bibliothèque ; Paris, musée du XXIè siècle, p. 287), ceux qui absorbent la recherche universitaire (les journaux d’écrivains). Mais aussi des agendas qui contiennent « la part objective de ma vie ». Ajoutons la théorie du « mi-2hors, mi-2dans » (p. 287), l’attrait pour les appartements traversants (cour et rue) et l’on comprend que cette « station » dans le bureau dépasse très largement les 9 m2 de la pièce.

N’oublions pas l’écureuil qui rappelle l’escargot que commente Daniel Arasse dans On n’y voit rien, il est ce détail saugrenu qui fait sens, le décrochage comme signe, dans une poétique de l’incongru (ou de la définition d’un projet par un élément disparate) qui fait tout le sel de cet Intérieur.
Thomas Clerc, Intérieur, Gallimard, « L’Arbalète », 400 p., 22 € 90 (16 € 99 en format numérique)