Un livre un lieu : Salon, Intérieur 6 (Thomas Clerc)

Thomas Clerc, Intérieur (détail couverture)

Le salon (15 m2) est la pièce à part d’Intérieur, pièce double (triple si l’on compte la CUISINE américaine, voire quadruple puisqu’une chaise rend la frontière avec le BUREAU extrêmement labile) : elle a son « coin repas » et son living. Le livre se fait, plus que jamais, palimpseste.

Comme dans chaque lieu de l’espace général, des meubles « définitoires » (nappe, chaises) et d’autres, nomades, comme la table de bridge, la montre Bulova ou le téléphone mobile qui passent de pièce en pièce. Et si le livre dans son ensemble est une forme de Cluedo, voici Mme Pervenche, dans le salon, avec le chandelier accompagnée du (fauteuil) Colonel moutarde…

Comme dans tout l’appartement, se pose le problème, crucial, d’une lutte contre le désordre — pour « poursuivre » « l’entreprise », il faut d’abord desservir le repas et ses reliefs, « la vie matérielle secrète des natures mortes hollandaises d’une pauvreté pleine » —. Dans le (trop) petit appartement parisien, tout est une bataille pour l’espace : seule la description permet de l’étendre — en l’arpentant, en en déployant chaque centimètre —, le 2/3 pièces (en termes immobiliers) devenant 7 pièces elles-mêmes (dé)mesurées en fragments. Intérieur n’est pas qu’un Cluedo ou un anti-frère du Voyage autour de ma chambre, c’est aussi une Poétique de l’espace à la Bachelard, selon « la poésie compensatoire de l’illimité » que l’on trouve en soi. Le verbe « secréter » prend là tout son sens, définissant la pratique même de Thomas Clerc : produire, féconder et dévoiler l’intérieur, le secret du lieu comme de l’être qui l’habite.

C’est avec le salon que l’on perçoit aussi, la portée politique  — au cœur de la cité ; la Cité, de l’intérieur — et sociale de ce livre, sa réflexion sur un quotidien, un ici et , un habitus dans ces réflexions sur l’aspect le plus matériel de la vie : ce qu’une condition sociale (un emploi, un salaire) induit d’un intérieur (m2 parisiens abordables ou types de meubles — certains hérités et singuliers, d’autres purement fonctionnels et reproduits à l’infini Ikea). C’est aussi avec le salon que l’on mesure combien l’imaginaire permet d’échapper à ce « matériel » : l’espace (quels que soient la surface ou le quartier) est un champ d’expérimentation et l’éclairage peut être « marxiste » (p. 183).

Du salon, le lecteur découvrira un dégât des eaux qui devient un Michel Blazy : Thomas Clerc renvoie à la scène de l’art contemporain, présent et avenir, plutôt qu’au passé littéraire, à ce qu’un « Huysmans de l’impétigo » aurait dit de l’horreur de ce mur, de son « sabordage mycologique ». Le texte se fait image. Le lecteur fait aussi connaissance avec deux meubles de choix, le « Dentiste » et le « Corsaire » et devient leur intime : la métamorphose du nom (du meuble) dit une appropriation de l’objet par le lecteur, du « meuble de dentiste », au « Dentiste » — encore tenu à distance par les guillemets — au Dentiste, dénomination désormais commune à l’auteur et son lecteur.

Le salon est aussi l’espace d’un début d’invasion livresque qui prend plusieurs formes : ce sont les piles de livres, sur les meubles, dans les meubles (ainsi, dans le Corsaire, la « bibliothèque pirate » ou dans le Dentiste, planqués, les livres rebuts, « bibliothèque de navets » qui est l’autre de la bibliothèque officielle, en plein air -> BUREAU) mais aussi au creux du texte, quand une référence renvoie à la grande bibliothèque du monde (Barthes et le téléphone, Poe et le tapis) mais aussi à l’œuvre personnelle de Thomas Clerc. Dans une référence à Jeff Wall, c’est Nouit (2009) en creux ; une bougie bleue ne sera pas décrite (p. 193), elle l’a déjà été dans Paris, Musée du XXIème siècle (p. 78) ; le « crime », sans cesse commenté et mis en perspective, rappelle aux lecteurs fidèles L’Homme qui tua Roland Barthes (et autres nouvelles) — et aux attentifs la dédicace d’Intérieur.

De fait, le salon (pièce centrale) renvoie à Intérieur lui-même, en donnant quelques clés du lieu pour mieux brouiller les cartes : le livre est un Grand Jeu (p. 204), un Cluedo (207), une « impulsion sérielle » (177), « un musée » (181), un écrit sous influence (Bruce Nauman, p. 190). Intérieur devient affaire de famille (le père, Modiano, l’aïeul) et pleinement matriochka : si les mémoires de l’inventeur du chauffe-eau se planquaient potentiellement dans la SALLE DE BAINS, c’est bel et bien une photographie en slip de bains de l’ex-propriétaire de l’appartement qui a été retrouvée dans le lino du SALON — micro-récit que Thomas Clerc poursuivra en cachant un texte dans la latte d’une fenêtre, mais j’anticipe.

Il y a enfin les livres potentiels, imaginés, projetés, une tentation croissante qui accompagne celle de quitter l’appartement (voire de l’ouvrir aux visites guidées) : ici une autre écriture sérielle et cumulative, « l’histoire complète » des propriétaires du meuble Corsaire « depuis le XVIè siècle, mais comment faire, sinon la fictionner ? » — et le néologisme magnifique de souligner l’envie de nouveauté.

Le SALON est donc bien celui d’un homme atteint de « livromanie », au point de ne plus pouvoir ouvrir une fenêtre, tant les piles sont exponentielles. Au point aussi que l’entreprise devient « donquichottesque » ( BUREAU, p. 272) et que la tentation du « etc. » est grande, alors que « ce mot en toute rigueur devrait être banni ». C’est aussi dans cette pièce que l’Intérieur s’ouvre à l’extérieur, la pièce accueille des invités (page 182 et sa délicieuse liste des gens célèbres qui sont venus chez moi, en initiales à décrypter) et des meubles donnés (la télé « spatiovore », la table basse) ;

L’intime est aussi l’extime

Puisque le « etc. » a été introduit, Thomas Clerc peut bien l’avouer, au cœur de ce livre sous contraintes (p. 186) :

Je suis un homme de faux principes.

Thomas Clerc, Intérieur, Gallimard, « L’Arbalète », 400 p., 22 € 90 (16 € 99 en format numérique)