Pierre-Yves Soucy : « Il s’agit à chaque fois d’un temps et d’un espace neufs » (Entretien)

©Pierre-Yves Soucy

Poète, essayiste, auteur d’une œuvre exigeante, traducteur, directeur de la revue L’Étrangère, éditeur, Pierre-Yves Soucy est aussi le créateur d’une œuvre graphique sous-tendue par un questionnement qui prolonge son œuvre poétique. Entretien avec Pierre-Yves Soucy réalisé par Véronique Bergen.

Tu es l’auteur d’une œuvre poétique et d’une œuvre graphique exigeantes qui se tiennent, éthiquement et esthétiquement, à l’écart du bruit du monde. Peux-tu expliciter ton rapport au monde des signes, de la trace, de l’empreinte (écrite/graphique) et exposer le transcendantal, le champ d’impulsion qui t’a amené à explorer le dessin au fusain, les collages, ou même la gouache ? Peut-on dire que quelque chose fait défaut dans le verbe et appelle l’élection d’un autre médium ? Comment conçois-tu leur conjonction mais aussi leur divergence ?

Cette première question en comporte plusieurs, simultanément ; et il conviendrait de s’arrêter longuement sur chacune, conscient toutefois que l’espace dont nous disposons est mesuré. Face aux bruits du monde présent, à l’activisme démesuré qui les accompagne, il paraît opportun de prendre distance, sachant combien ces bruits encerclent sinon enferment tout notre quotidien. Il s’agit moins de refuser de voir ce que ce présent suppose ou implique, puisqu’il engage la compréhension de ce monde tel qu’il va et dans lequel on se trouve plongé, que d’interroger ses dérives pour rejoindre ce qui va bien au-delà du moment présent, tant du point de vue de la réflexion à laquelle nous sommes forcément invités afin de saisir ce à quoi nous faisons face, que sous l’angle de la création proprement dite, que celle-ci trouve sa voie à travers l’écriture ou encore par le dessin et toutes autres formes possibles de composition.

Le monde des signes, comme tu le rappelles dans ta question, m’est toujours apparu comme tout à fait indissociable de l’ensemble incommensurable de nos expériences du monde. Ce monde se découvre peu à peu puisque dès le départ nous sommes placés dans un présence sensible où les signes, la parole, les mots, notamment, viennent prendre place pour établir autant que pour éclairer les rapports que nous sommes appelés à entretenir avec ce monde et tout ce qui le compose. Aussi, dois-je t’avouer que je n’ai pas de formation littéraire ou artistique proprement dite, bien qu’ayant une formation complète dans le domaine de la sociologie politique, avec un intérêt marqué pour la philosophie. Tant importante que soit la formation dans les institutions officielles, dans les domaines de la création, mais pas seulement, la part autodidacte m’a toujours semblé décisive. Le fait d’avoir été, dès l’enfance, très proche de la nature ouvre tôt le regard sur ce qui est appelé à devenir un long dialogue. Le mot du poète Jacques Dupin me revient à l’instant, lequel écrit si justement : « le dehors est entré par mille entailles du corps ». Ce qui veut dire que toute l’expérience des signes écrits comme des signes graphiques trouve ses principaux fondements dans ce lien organique entre l’expérience du dehors et les modalités intérieures dont nous disposons grâce aux signes pour l’accueillir et le projeter depuis la langage ou tout autres formes d’expression. Il y a lieu de rappeler ici ce poème si bien connu de Baudelaire, Correspondances, dans lequel celui-ci évoque la nature, ce complexe de réalité qui motive notre regard, et duquel sortent « de confuses paroles » d’où nous passons « à travers des forêts de symboles ». Le langage, la parole, la langue se seront chargés de tout cela.

L’avènement de ce que l’on désigne par la modernité, l’expansion des systèmes de pensée technoscientifique qui l’accompagne, auront, certes, multiplié les systèmes de signes, et complexifié toutes les médiations. Dès lors, les défauts du verbe n’appellent pas d’autres médiums puisque le verbe semble se suffire à lui-même. L’expression s’accorde au motif d’une quête de vérité à jamais impossible à tenir dans l’absolu. Les voies sont multiples. Par là même, le verbe (concrétisé dans le poème) comme l’expression graphique (ici, le dessin) se situent toujours à chaque fois en un point de commencement où tout a déjà commencé ; et dans une perspective toujours présente d’inachèvement. L’appétit de création demeure insatiable parce qu’elle est inachevable, ce qui engage toute notre liberté.

Dans Vertiges de la main (La Lettre volée, 2022), livre qui présente une très belle sélection de tes créations graphiques, suivi d’un entretien avec Olivier Schefer, ce dernier ouvre sa préface par la question liminale « Que fait un poète lorsqu’il dessine ? ». Comment s’articulent intimement l’expérience poétique et l’expérience picturale, artistique ? Est-ce, depuis le rivage du verbe et de ses limites, depuis ses zones d’impossible, que tu t’élances dans un travail de composition ?

La poésie et les créations artistiques, nous le savons bien, ont toujours tenu des relations très étroites. Et si, du dessin à la peinture et à la sculpture, les divers modes d’expression font appel à divers matériaux mobilisés pour réaliser telle ou telle œuvre, non moins qu’à diverses dextérités, les dialogues entre ces divers modes expressifs, notamment au cours des deux derniers siècles, se sont déployés comme jamais. Or, les rapports qui se sont noués entre poésie et peinture, pour faire vite, ne concernent pas seulement les poètes qui décident de poursuivre un travail convoquant les formes et les couleurs. Combien de poètes, combien d’auteurs(es) connaissons nous, et tu es de ceux et celles-là, qui vivent d’un intérêt soutenu dans la proximité des œuvres et des artistes. L’attention que je porte aux arts plastiques s’est très tôt imposée. Mais j’ai fait bien d’autres choses entre-temps. Si la question posée par Olivier Schefer semble simple et radicale, la réponse pourrait paraître sommaire, triviale ou candide : Dans ce cas, ce que fait le poète, il dessine !

Il se trouve que la poésie tout comme les divers arts disposent de leurs propres dispositifs comme de leurs héritages singuliers. Au fond, la diversité de chaque geste de création mobilise tout ce que nous sommes, sachant combien chacun et chacune d’entre nous se révèle pluriel. À chaque fois, peu importe le mode d’expression choisi, ce qui est recherché vise non seulement à se poser par rapport au mouvement de la vie, mais à plonger dans ce qui se situe au cœur de l’existence, à déterminer ce qui tient du sens et de la portée de ce que nous vivons, quotidiennement, à approcher ce qui relève de ces motivations de l’expression par la parole autant que par l’expérience picturale. Ce qu’il faut considérer, c’est que pour chaque être humain, indissociables sont les expériences cumulées qu’il aura faites tout au long de sa vie ; comme indivisibles sont les choix et décisions qu’il aura pris dans telle ou telle circonstance pour s’orienter dans telle ou telle direction expressive. De sorte que les diverses réponses que le poète et/ou l’artiste donne à ses propres questionnements nous renvoient à l’unité objective comme subjective de chacune de ses expériences. Aussi disjointes ou singulières qu’elles soient du point de vue de leur dispositif respectif, le dialogue s’instaure de lui-même entre l’expérience de l’écriture et celle du dessin en leurs prolongements.

Le poème ou le dessin me semblent être une façon de saisir, d’éclairer le monde dans lequel nous vivons, et offrir ainsi diverses possibilités de donner forme à ce que nous vivons. Chaque geste d’écriture comme chaque geste conduisant le dessin, je crois, provient de et laisse surgir un étonnement, un événement appelé à se poursuivre par l’avènement de quelque chose d’inédit et d’une densité se tenant aux limites de ce qui est possible à la fois de saisir et de projeter. Dans les deux cas de figure, il suffit d’un instant d’attention pour voir surgir puis scruter ces zones d’impossible, comme tu dis si justement. Le pouvoir des mots et celui des images se rejoignent, sachant que les mots suscitent des images, et que les images appellent dans ces cas de figure la parole. Chaque fois il s’agit d’assemblages fragiles, sachant bien que le temps de la création n’est jamais linéaire.

En poésie et dans tes travaux graphiques, tu interroges l’espace, les origines, l’avant-mot, l’avant-trait au fil d’une phénoménologie de l’apparaître, d’une attention à l’inchoatif, à l’éclosion et au mouvement d’effacement. Dans l’un et l’autre champ, es-tu à la recherche de la forme, ou des formes qui capteront l’indicible et l’invisible ?

À moins de camper sur les effets d’étalements anecdotiques formalisés par des variations sur les clichés policés d’un ego prenant à témoins les contours de l’époque ou le menu quotidien, comme on en trouve si souvent dans beaucoup de poésie narrative depuis déjà un long moment, c’est d’abord l’intensité d’une attention qui me porte à chaque fois à la racine du geste d’écriture ou de dessin, et qui me retient. Ce que l’on désigne par les données immédiates de tous nos sens implique un travail de la vision, du toucher, et tout autant de la réflexion. L’antériorité d’une œuvre, écriture ou dessin, se donne non pas avant la création mais se révèle au moment même où elle prend forme. Il s’agit de produire un univers singulier, irréductible à tout autre, fait de signes, mots venant s’inscrire dans des constructions verbales, formes et couleurs assurant la présence de configurations en formation, car il me semble difficile d’établir a priori la voie que l’on cherche à ouvrir en direction du monde, et tout autant qui en provient, en quelque sorte.

© Pierre-Yves Soucy

Il s’agit bien d’une phénoménologie de l’apparaître, comme tu le précises, mais à double sens, si je veux me faire bien comprendre : nous nous situons dans quelque chose qui a commencé bien avant nous, mais que nous prolongeons par des créations qui viennent s’y ajouter, s’y inscrire. Il s’agit à chaque fois de participer à la composition de formes, à la formation d’un monde en interrogeant aussi bien ce qui se présente devant soi, tous ces éclats d’un monde chaotique, que ce à quoi cette présence donne ouverture, à savoir un réel qui devient infiniment questionnable. Les chemins de la parole poétique comme les chemins du crayon ne proviennent pas de nulle part. Et ils ne vont pas nulle part. Il y a toutefois un moment où l’on atteint un sans fond par rapport à tout ce qui nous est offert, et tout ce que nous pouvons offrir. Si l’attention y est, tout ce qui nous parvient du monde parle ensemble, mais nous ciblons toujours, du moins ceci nous retient plus que cela. Mais ce qui tient lieu de réponses n’est en définitive que le prolongement d’un questionnement infini qui s’accorde au temps dont nous disposons. Les voies que nous avons empruntées demeurent. Elles auront été des moments d’éclosion. De sorte que, pour la mise en place d’un dispositif graphique, celui d’un dessin, l’instant présent offrant l’amorce d’un trait poursuivi dans la trame d’une composition, rien n’est dit d’avance. Il s’agit d’abord et toujours d’une traversée des apparences, une multiplication de tentatives afin de rejoindre ces horizons indicibles qui nous dispersent, et qui se tiennent au plus loin comme au plus près de soi. C’est tout l’espoir de Klee, offert en une formule exceptionnelle : l’art consiste non pas à reproduire le visible, mais à rendre visible.

Tout de ce monde est chargé de signes, à commencer par notre propre corps. Ainsi doit-on prendre conscience et tenir pour principe que rien n’est clôturé. D’où cette nécessité à travers les formes, les traits, de hisser le fond pour le faire tenir à la surface, l’indice de surface poursuivant le fond sans pour autant s’en assurer. De manière certaine nous sommes condamnés aux fragments, mais chacun de ceux-ci devient lieu de surgissement où l’invisible pointe ses indices, sous-entend ses possibles.

Comment l’espace de la feuille, celui de la page ordonnent-ils les noces de la main et de l’œil, de l’esprit et de la logique de la sensation ? Dans ta conversation avec Olivier Schefer, tu convoques la citation de Paul Klee : « La main exercée est souvent plus savante que la tête ».

Il pourrait y avoir quelque chose de désespérant à découvrir dans l’instant du premier coup d’œil cet espace blanc qu’offre la feuille de papier, support souvent de diverses textures faites de matières variées, tout comme de multiples formats. Cet espace vide s’offre, cependant, comme un appel à faire surgir ce qui est de l’ordre de l’événement dont la singularité est irréductible à toute autre œuvre. Ce sentiment premier témoigne d’une rencontre entre l’œil et cet espace. Il s’arrache à un vide et se trouve vite comblé par celui d’une liberté éprouvée, ressentie, comme possibilité inépuisable de pouvoir tout commencer, celle de faire surgir des signes, traces et tracés, des formes jamais rencontrées, tel un flux du vivant qui se donne au présent du dessin en élaboration. En d’autres termes, cet espace est une surface en mouvement, un espace vivant.

© Pierre-Yves Soucy

La citation de Paul Klee, que je rappelle à la toute fin de cet entretien avec Olivier Schefer, prend tout son sens du fait qu’il s’agit de saisir l’ampleur du geste dans toutes ses dimensions et qui tient d’une attention tout à fait diffuse faite de migrations et de mutations. Cette citation de Klee peut sans doute donner l’impression d’une boutade en raccourci. Mais ce n’est pas du tout le cas. Combien de gestes posons-nous dans notre vie, lesquels n’ont plus besoin d’être anticipés réflexivement par la pensée en tant que telle ? Entre le moment réflexif et le complexe de sensations éprouvées selon diverses intensités tout au long de notre existence, les rapports acquis et cumulés sont des plus étroits et des plus immédiats. Et l’on comprendrait mal le mot de Klee s’il s’agissait de soutenir qu’une main puisse parvenir à s’émanciper à ce point de ses liens avec le reste du corps, rompant ainsi ses relations par rapport à l’intentionnalité de la pensée et de tout ce qu’elle porte au moment du faire, relations toujours chargées de ces nœuds critiques, encore une fois, pour faire vite, qui s’établissent à chaque fraction d’instant du geste en mouvement, témoins de ce qui se tient hors de cet espace. Tout comme il semble invraisemblable que l’expression de la pensée par le geste, ce qui vaut tout autant, ici, pour le geste d’écriture que pour le geste engagé dans le dessin, se trouve comme interrompu.

Ce qui se passe entre l’œil et la main est lesté de tout ce dont nous sommes faits, de tout ce qui tient de l’accumulation de nos expériences de vie témoignant de l’intégration des divers registres de nos connaissances et de nos habilités, depuis notre culture et de notre histoire, jusqu’aux lieux qui furent les nôtres, soutenant notre rapport aux choses et à la vie, tout un monde en apparence tenu à l’extérieur de la feuille. Dans l’acte de la main, les relations aux choses se seront révélées libres de toute contrainte, sinon de toute certitude donnée a priori, de tout arbitraire ou emprise théorique forçant la direction à prendre. C’est ainsi que j’entends le plaisir du dessin, fait sensible, qui est celui de l’épreuve de la liberté du geste, ce qui nous conduit vers des compositions tenues, à juste titre, pour abstraites.

Peux-tu définir, circonscrire ton rapport à l’abstraction, ton appétence pour une poésie et des dessins, des œuvres picturales affranchies de la question du référent, de la figuration ? Un mot aussi sur la place de l’aléatoire, du « clinamen » dans tes dessins, de l’accident dirait Francis Bacon ? Une libre ouverture à l’inopiné, au hasard qui se coule souvent dans la forme sérielle dès lors que tes dessins (à l’instar de tes poèmes) s’inscrivent dans des séries distinctes.

S’il ne s’agissait que de copier grâce aux techniques dont nous disposons – dessin ou tout autre technique picturale – ce qui est immédiatement perçu dans nos rapports visuels à tout ce qui compose notre monde, et de se rapporter simplement aux être et aux objets, peu importe ici lesquels, afin de les faire tenir sur le support papier ou tout autre, l’intérêt serait pour le moins très limité. D’autant plus qu’il y a lieu de rappeler, d’abord, que même les œuvres figuratives les plus décisives dans l’histoire de l’art vont bien au-delà de la simple figuration. Et fort heureusement, sachant que toute image peinte en soulève bien d’autres, ne serait-ce que par les associations que l’on ne soupçonne pas forcément et qui ouvrent à chaque fois de nouveau une œuvre. Ce qui perdure dans une œuvre originale ne se restreint jamais à une capture refermée sur elle-même ou à une représentation convenue et stéréotypée des êtres ou objets qui sont approchés et repris par le geste d’une saisie réduite au service de l’image.

 

Par ailleurs, si s’affranchir du référent signifiait une rupture complète et radicale avec toute possibilité de figuration, l’œuvre se couperait de ses possibles significations. Elle serait illisible. Ce que je veux dire très précisément, c’est que ce qui relève du sensible et de l’imaginaire ne quitte jamais totalement le sol où ils prennent racines et où s’élaborent les formes picturales afin de les rendre intelligibles, malgré les écarts parfois si considérables entre le perçu et le rendu, ce qui signale une fois de plus les libertés que nous pouvons prendre par rapport au réel, tout comme la manière dont il devient possible de faire voir le réel. Si je travaille le dessin souvent à partir d’empreintes capturées presque au hasard, ou encore construites de manière plus ou moins improvisée, chaque fois se signale une rencontre entre ce moment perceptif en formation et le réel. Le tissage du dessin table alors sur une infrastructure constituée de formes. Il vient ajouter, mieux, préciser, ces compositions déjà tributaires d’une assise qui est un point d’appui pour poursuivre en toute liberté. De fait, la part d’aléatoire demeure considérable puisqu’à chaque instant le dessin se poursuit sans une ligne directrice prédéfinie pour en fixer les paramètres et les directions. Tout travail de création picturale de cet ordre transite entre ce qui se construit au fil des gestes, non selon quelque fidélité aux motifs, mais selon l’attention portée à la perception qui, en partie du moins, cherche et parvient à chaque instant à s’autonomiser.

Si abstraire, comme le soutenait Alexandre Kojève (cf. Les Peintures concrètes de Kandinsky, La Lettre volée, 2001) au sujet des œuvres de Vassily Kandinsky, signifie extraire à partir de ce qui est perçu, rien n’interdit alors de parler dans ce cas précis de peintures concrètes. Ce sur quoi l’abstraction tente de se fixer, c’est précisément sur la perception. Pour ma part, je tente de miser sur la spontanéité du geste qui ouvre en la portant vers l’avant la perception, et sur les surprises qui peuvent se produire au fil du dessin. Dès lors, une ouverture se fait vers les possibilités tendues du dessin qui appellent un ensemble de variantes. D’où cette démarche en série explorant les angles de perception, quelque chose ressenti comme une liberté du geste, du trait en devenir, et qui signale aussi bien les limites, car le geste qui ouvre sur le dessin offre la double perspective du défini et de l’indéfini. C’est dire aussi que l’unité d’une œuvre, aussi essentielle qu’elle puisse être, n’est jamais acquise.

Le mouvement génétique que tes œuvres portent à la lumière implique de te tenir sur la ligne de la naissance des choses, de l’avènement des noms, de la germination des lignes, à l’endroit où, du grouillement des forces, de la matière de l’informe, s’arrache (ou échoue à s’arracher) un quelque chose, une forme, une structure balbutiante. Comment te saisis-tu de la question du temps (sous la guise de l’instant notamment) et de l’espace que tu peuples de signes ?

On pourrait tenir pour vaine obstination que de chercher à nous situer en une telle perspective. En fait, aussi humble soit-il, que cela concerne le geste poétique ou le geste pictural, dans ce mouvement de la création qui est approche de la vie, il s’agit toujours de se tenir sur la ligne de la naissance des choses, comme tu le précises très bien, puisqu’il s’agit de serrer au plus près l’invisible, cette matière informe s’il en est, à partir du déjà visible dans l’instant même du voir. C’est-à-dire, dans l’instant du geste lorsqu’il fait advenir les traits, les formes, les matières du dessin, grâce à la mine de plomb, au fusain compressé, au crayon de pierre noire, au pastel ou à la gouache. Quant à y parvenir, c’est une autre histoire. L’œuvre est toujours singulière. Chaque instant des gestes est ressenti comme quelque chose d’inconditionné. S’il y a une percée vers un point d’origine, c’est que c’est depuis là que l’œuvre advient. Plus encore, entendons par ce « là » ce qui reste inatteignable, cette part d’inconnu, cette tentative de voir au-delà de ce qui est, cette complexité d’un monde mobile, changeant, jamais le même en nous comme à l’extérieur de nous. Cette part d’inconnu demeure à jamais diffuse du fait que l’on s’inscrit dans une mouvance ouverte, alors que l’on a l’impression d’être dépourvu de tout savoir-faire.

© Pierre-Yves Soucy

En outre, au travers de ces dessins, notamment, il ne s’agit pas de décrire mais de se situer, de dégager ce qui tient du sens, plus précisément, du rapport au monde tel qu’il apparaît, tel qu’il nous fait apparaître, et tel que le temps se charge de le dissoudre, de le transformer et de le faire à chaque instant resurgir. De sorte que le regard que l’on pose sur le monde à chaque fois est une vision singulière du fait que chaque instant, si notre attention demeure vive, dispose une configuration inédite comme pour mieux y inscrire cette présence. Ce qui vaut également pour l’espace dans lequel un signe vient s’inscrire. Chaque instant dont témoignent les signes produits par nos gestes successifs afin de les révéler est nouveau ; et chacune des œuvres d’une même série n’est jamais celle qui précède ou celle qui suit. Il s’agit à chaque fois d’un temps et d’un espace neufs, et d’une nouvelle charge d’émotion visuelle irréductible à toute autre. Pour chacune d’elles, il y a, certes, toujours l’appel d’un support laissant soupçonner quelque origine où nous serions retenus un instant sur un terrain fragile autant qu’intense, certes, bien qu’effectif.

Cependant, nous savons très bien que cette origine demeure insaisissable, pour ne pas dire, errante. Ce support insaisissable excède toujours les limites de toute œuvre en cours d’exécution puisque nous ne partons pas d’un donné mais d’un mouvement déjà en cours de réalisation. Le temps se compose de chaque instant et ceux-ci sont toujours nouveaux. Chacun se condense comme il se délaie selon l’intensité de l’attention et l’urgence du geste. L’instant demeure toutefois indissociable de la durée. De même, le rapport que nous avons avec le monde est fait de représentations infinies diffusées dans l’espace, lesquelles représentations sont autant d’espaces qui demandent à être saisis, ressaisis et interprétés.

©Pierre-Yves Soucy

Une première version de cet entretien a été publiée dans la revue Flux News, n° 93. Merci à Lino Polagato d’autoriser sa reprise dans Diacritik.