Pierre Vinclair : « La Singapour du livre appartient moins à la géographie physique qu’au monde pataphysique » (Entretien)

Détail de la couverture du livre

Pierre Vinclair a écrit une vingtaine de livres (poésie et essais), parmi lesquels Sans adresse (Lurlure, 2018), La Sauvagerie (José Corti, 2020), l’Éducation géographique (Flammarion, 2022) ou Terrorisme et alchimie (Hermann, 2023). Il est également l’auteur principal des œuvres de Claire Tching, dont la récente Poésie française de Singapour, anthologie raisonnée, quoique imaginaire, d’un courant souterrain de la poésie française globale. Claire Tching a pour sa part assuré l’édition critique de Bumboat de Pierre Vinclair (Le Castor astral, 2022).

Maxime Decout : Ton livre s’inscrit à la croisée d’au moins deux entreprises littéraires qui sont rarement mobilisées ensemble : d’un côté, l’écriture de textes fantômes, c’est-à-dire de textes imaginaires présentés comme réels à l’intérieur d’un autre texte ; et de l’autre, l’écriture sous pseudonyme comme chez Pessoa ou Gary. Ce croisement, on pourrait le retrouver par exemple chez Jean-Benoît Puech qui écrit les œuvres imaginaires de Benjamin Jordane et les commente sous divers pseudonymes. Pierre Legris, le préfacier de La Poésie française de Singapour, cite d’ailleurs Bolaño qui a consacré plusieurs textes à des auteurs fantômes, mais il ne mentionne pas la question du pseudonyme. Te reconnais-tu dans cette double filiation et as-tu pensé à certains de tes prédécesseurs en particulier ?

Pierre Vinclair : La question de la filiation est difficile pour un auteur. En général, ce sont plutôt les critiques qui, se penchant sur le livre de tel ou telle, du haut de leur expertise historique, sont capables de reconstituer des filiations. Les écrivains, eux, font simplement ce qu’ils ont à faire ; ils ne se disent pas : « Tiens, je vais m’inscrire dans telle ou telle tradition » ! C’est un peu comme si tu demandais, à un rédacteur de modes d’emploi de machines à laver, de revendiquer une filiation : il ne s’est jamais posé la question, le pauvre, il essaie simplement de fabriquer un texte à même de faire fonctionner la machine. Celui qui se poserait au contraire d’abord la question de la filiation — « Je vais imiter les modes d’emploi Whirlpool ! » — aurait toutes les chances, en se contentant de reproduire des signes extérieurs, de ne jamais permettre à l’utilisateur de faire tourner son lave-linge. Et ce, même s’il est évident que le rédacteur du mode d’emploi a en effet bien dû suivre une tradition : il y a certainement une histoire des différentes manières de composer un mode d’emploi de machine à laver. Mais je dirais que cette histoire est « intériorisée » sous la forme d’une « disposition » (comme dit Bourdieu), dont le rédacteur n’est pas nécessairement conscient.

Ce que je veux dire, c’est qu’au moment d’écrire ce livre — qui est d’abord paru en feuilleton dans Catastrophes — je n’avais pas du tout le sentiment de faire quoi que ce soit qui s’inscrivît dans telle ou telle tradition. Ce qui était en jeu, pour moi, qui venais de débarquer à Singapour et de fonder Catastrophes avec Guillaume Condello et Laurent Albarracin, c’était ceci : transformer cette matière première inconnue, la « matière de Singapour », en quelque chose qui soit publiable dans cette revue de poésie qu’on créait. Je parle de « matière de Singapour » car je ne suis pas historien : je n’ai aucun goût pour les archives, l’histoire ne m’intéresse (quand j’écris) que comme une matière première à transformer au gré du travail d’une forme. Je ne prends donc pas en compte la distinction entre ce qui existe et ce qui n’existe pas, lorsqu’elle ne m’arrange pas ; et si une information manque, je l’invente. Singapour était très pratique pour tout cela : c’est très loin, personne n’irait vérifier ce que je raconte.

Revue Catastrophes From Singapour

Cela étant dit, maintenant que je ne suis plus en train d’écrire ce livre, je peux bien tenter d’adopter sur lui une sorte d’œil extérieur (et m’attribuer des filiations), puisque tu m’y invites ! Je pourrais d’abord mettre en évidence cette tradition de l’hétéronymat (et non seulement pseudonymat) qui remonte à Pessoa : non seulement écrire sous un autre nom, mais comme si l’on était vraiment quelqu’un d’autre, avec sa biographie, sa personnalité, etc. Claire Tching n’est pas seulement un pseudonyme : c’est vraiment une autre personne. Une femme, d’abord. Elle est plus jeune que moi, née en 1989. Elle vit à Singapour. Doctorante à la NTU, elle mène ses recherches dans le champ des postcolonial studies.

Cette tradition de l’hétéronymat a par exemple abouti en France à Cadavre grand m’a raconté, l’anthologie fictive dans laquelle Ivar Ch’Vavar (à qui j’ai consacré un livre en 2017, Le Chamane et les phénomènes) réunit les œuvres d’une centaine de « fous et crétins » du Nord de la France, auteurs dont la très grande majorité sont de son invention. On retrouve donc les deux propriétés que tu cites, textes fantômes et hétéronymat. Pourtant, la ressemblance me semble plutôt « extérieure », au sens où elle concerne les propriétés phénotypiques des textes, et non pas l’effort vers lequel ils tendent. En effet, des dispositifs extérieurement ressemblants (se créer des hétéronymes et leur inventer des œuvres) peuvent servir des efforts en réalité très différents (et réciproquement, des projets proches peuvent reposer sur des instruments variés). Il y a notamment dans la prolifération hétéronymique chez Ch’Vavar et Pessoa des tenants et aboutissants psychologiques et existentiels que je ne revendiquerais pas du tout. Je dirais plutôt qu’il en va chez moi d’un travail de faussaire : je me rapprocherais alors plus volontiers de Perec (auteur que j’ai beaucoup lu quand j’avais entre seize et vingt ans, mais auquel je n’ai pas du tout pensé en écrivant la Poésie française de Singapour), et reprendrais à mon compte ce qu’il écrit à propos d’un Cabinet d’amateur : « il y a tout un travail d’érudition et de fausse érudition. Il est évident que les tableaux qui sont décrits n’existent pas, c’est même le principe du récit, le problème étant de les rendre crédibles, enfin d’avoir l’impression, quand on lit, que ces tableaux ont une existence ou se rattachent à quelque chose… ou ont une certaine familiarité avec ce qu’on sait de l’histoire de la peinture. » Sauf que pour ma part, bien sûr, je n’ai pas inventé des tableaux, mais des poèmes.

Ton texte peut-il être considéré comme une mystification ?

Il me semble que oui, si l’on entend par là que l’ensemble des éléments donnés au lecteur ont d’abord pour enjeu de lui faire avaler une énorme couleuvre — l’existence d’une tradition poétique française à Singapour. En tout cas dans sa première version (dans la revue) — et j’ai d’ailleurs reçu alors des commentaires de brillants lecteurs et critiques me disant : « Elle est dingue cette chercheuse, c’est dément ce qu’elle a mis au jour ! » Mais dans la version publiée en livre, le paratexte, en révélant la supercherie, transforme le sens du projet, en faisant de cette mystification (dont on pouvait être dupe) une fiction (à laquelle on consent, comme lecteur). C’était nécessaire, pour donner une nouvelle vie à ce texte, d’en changer un peu les enjeux.

Quel était ton objectif en inventant une nouvelle autrice ? S’agissait-il, comme lorsque Gary écrit sous le nom d’Ajar, de changer de peau pour te réinventer ?

Oh non, je ne dirais pas ça ! L’objectif était d’abord très matériel : j’étais en train de lancer la revue Catastrophes avec Laurent Albarracin et Guillaume Condello, ce qui faisait déjà trois garçons au sommaire. Jamais les filles n’accepteraient de nous envoyer à l’avenir leurs textes, si elles voyaient en nous un boys’ club ! Il fallait donc plus de filles au sommaire. Nous en avions, mais nous ne parvenions pas à compenser tout à fait le fait d’être trois hommes dès le départ. Or si j’avais signé d’un nom de garçon, le problème aurait bien sûr empiré. Donc, à l’origine, il y a eu cet élément matériel : la recherche de la parité dans un sommaire de revue.

Une fois ce parti féminin pris, j’ai choisi d’en faire une chercheuse singapourienne (de telle sorte qu’elle puisse apporter une forme d’érudition, mais aussi des anecdotes biographiques) d’une part, et spécialisée dans des questions liées au postcolonial d’autre part — car non seulement ces problématiques étaient très présentes chez les jeunes poètes de Singapour, mais elles me permettaient de faire droit à la complexité politique de l’île : autrefois administrée par les Anglais, massivement peuplée de Chinois, colonisée par les Japonais pendant la guerre, brièvement rattachée à la Malaisie avant de devenir finalement indépendante. En somme, l’enjeu pour moi, c’était plus de trouver un moyen de dire quelque chose de Singapour, et construire ce monstre de « poésie française de Singapour », que de faire quelque chose à ma propre peau. D’ailleurs, en parlant de monstre, cela me fait penser que l’emblème de Singapour est le « merlion », statue à tête de lion et au corps de poisson. La Poésie française de Singapour est ce genre d’animal !

Pourquoi faire intervenir Pierre Vinclair dans le texte de Claire Tching, avec lequel elle échange des lettres ?

Il y a au moins deux raisons à cela. La première est stratégique, dans la recherche d’un effet de réel : si une personne réelle comme « Pierre Vinclair » intervient dans l’essai de « Claire Tching », on va d’autant plus croire à l’existence de cette dernière — qui plus est si ces deux auteurs ne sont pas d’accord, débattent, s’opposent, en viennent presque à s’insulter. Qui croirait que Pierre Vinclair aurait écrit un livre où l’on ridiculise ses propres positions théoriques ?

À un niveau plus fondamental, mettre en scène une dispute entre Claire Tching et Pierre Vinclair m’a permis de dialectiser mes positions. Ces deux personnages, en jouant chacun le rôle du contradicteur de l’autre, se font accoucher l’un l’autre. Penser implique toujours de penser contre soi-même, et même si la Poésie française de Singapour est une escroquerie, et même une bouffonnerie, il n’en reste pas moins que les problèmes théoriques qui y sont traités sont compliqués et, pour une bonne part, sérieux ! Essayer de penser comme une jeune femme singapourienne m’a fait accéder à certains angles morts de ma propre pensée.

On entend souvent : « la pensée est située ». Je crois que rien n’est moins vrai. D’ailleurs la dernière personne que j’ai entendu dire cela était un homme blanc de 40 ans, pour justifier de valoriser des minorités de genre et de couleur de peau. C’est bien la preuve que, tout en prétendant que la pensée est située, il parvenait à s’abstraire de sa condition de « mâle blanc dominant » ! Les préjugés, les opinions sont très certainement situés, mais penser consiste précisément à s’en arracher.

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Comment as-tu choisi l’identité des auteurs de ton livre, parmi lesquels on trouve Claire Tching, Claire Arago, Pompidou, mais aussi une amicale jésuite du Pantoum ou encore Guillaume Marie qui, en plus d’être poète, est herpétologiste ?

Chaque personnage a eu sa propre genèse ! Il y a d’abord des personnes réelles, existant à telle ou telle période de l’histoire de Singapour : Jacques-Nicolas Bellin (qui en a dressé la première carte), Thomas Stamford Raffles (par qui le Royaume-Uni a pris possession de l’île), Lee Kuan Yew (qui l’a dirigée pendant trente ans), Georges Pompidou (qui a rendu visite à ce dernier) etc. Je leur ai attribué des poèmes qu’ils n’ont bien sûr jamais écrits, en fonction du moment de l’histoire où ils apparaissaient et de l’enjeu du chapitre en question. Souvent, il y a une figure tutélaire (plus ou moins cachée) derrière les textes que je leur attribue : pour Raffles je joue avec Shakespeare, pour Pompidou avec T. S. Eliot, par exemple.

Il y a ensuite des poètes français ayant effectivement écrit à Singapour : Segalen, Guillevic, Butor. Eux sont surtout mobilisés parce qu’ils me permettent de réfléchir à la question de l’exotisme, qui est le fil rouge du livre.

Il y a enfin des personnages fictifs, grâce auxquels je peux prendre appui sur tel ou tel aspect de l’histoire de Singapour (l’Amicale jésuite du Pantoum et la présence chrétienne ; Chemmolhi Karpanai Pattiram et l’immigration tamoule ; Lu Zaicheng et Aimé Nguyen et l’histoire militaire de l’Asie du Sud-est) pour creuser telle ou telle problème de poétique (la forme ; l’adresse amoureuse ; le rapport entre travail et qualité d’un texte, entre énergie et signification…).

Quant à Guillaume Marie, c’est (le pseudonyme d’)un poète contemporain, auteur d’Exposition de reptiles vivants (ceci, pour l’herpétologie) qui m’a convié il y a quelques mois à un hommage collectif à (une poétesse fictive) Claire Arago — que je me suis donc réappropriée, en en faisant une autrice de Singapour, pour mettre en exergue des questions liées cette fois à la représentation des femmes dans le canon poétique.

Tu as fait le choix d’une anthologie et non d’un récit consacré à la vie de ces auteurs fantômes comme le fait par exemple Nabokov dans La Vraie Vie de Sebastian Knight. Que représente pour toi cette forme singulière qu’est l’anthologie ?

L’anthologie (contrairement au récit qui implique la synthèse des différents fils narratifs dans une intrigue) laisse droit à l’irréductible diversité, et même à l’étanchéité des histoires et des poétiques. Une conséquence de cela, c’est que l’anthologie est par principe ouverte : c’est-à-dire qu’on pourrait toujours rajouter une entrée (un auteur, sa biographie, sa poétique), sans dommage sur le tout. Un récit a un début, une fin, un développement organique ; l’anthologie présente un nombre (qui peut toujours varier) de cartes (comme dans un jeu des sept familles), indépendantes les unes des autres. Non seulement c’est plus facile à fabriquer (on n’a pas tous les problèmes de raccord que pose le récit), mais cela me semble plus juste, lorsqu’on se sert de personnages et d’histoires pour s’attaquer, comme c’est le cas de ce livre, à des problèmes théoriques. Car ceux-ci impliquent toujours des points de vue multiples sur un réel lui-même chaotique. Disons que l’anthologie ménage une pluralité de perspectives, au lieu de se boucler dans un système. Ce qui d’ailleurs, pour un objet aussi bariolé — socialement, ethniquement, linguistiquement — que Singapour, est assez bienvenu !

La Poésie française de Singapour se présente comme un jeu de pistes pour le lecteur qui est invité à démêler le vrai du faux. La quatrième de couverture le lui indique puisqu’elle précise que les poètes dont il s’agit n’ont pas existé à l’exception de Segalen, Guillevic et Butor – ce dont il pouvait raisonnablement se douter. Mais les choses vont beaucoup plus loin puisqu’il est bien difficile de savoir si les poèmes attribués aux auteurs réels comme aux auteurs fictifs existent. Ce rapport ludique au lecteur, qui suppose tant la connivence que la participation, est-il quelque chose que tu souhaitais ? Et si oui, pourquoi ?

Comme il y a à la fois des textes inventés d’auteurs inventés et des textes véritables de poètes réels, mais aussi des poèmes fictifs d’auteurs réels, les pistes sont en effet brouillées. Mais je ne dirais pas que l’enjeu était originellement de fabriquer un tel jeu de pistes. Tant que le pot au rose n’était pas révélé (dans la version en revue, donc), l’enjeu restait la mystification. Il s’agissait non pas d’inviter les lecteurs à démêler le vrai du faux, mais bien de les berner ! Pour les poèmes que j’ai fabriqués moi-même, rechercher la mystification a ainsi joué le rôle d’une contrainte d’écriture : chercher à chaque fois à ce que le poème soit crédible impliquait une sorte de cahier des charges. Réciproquement, les vrais poèmes (de Segalen, Guillevic ou Butor) avaient plutôt pour rôle d’assurer un « effet de réel » : puisque je connais ces auteurs (pouvait se dire le lecteur) et qu’ils ont bien écrit les poèmes qu’on leur prête, pourquoi douter du reste de l’ouvrage ?

Le phénomène d’expatriation de soi qui me semble en jeu dans l’utilisation d’un pseudonyme et l’invention d’auteurs fictifs, n’entre-t-il pas en écho avec le choix de réfléchir sur une hypothétique poésie française de Singapour ? N’y a-t-il pas là une sorte de double expatriation qui autorise une réflexion sur notre rapport à l’autre et à l’exotisme ?

Le problème de l’exotisme est en effet central dans ce livre. Il joue à différents niveaux. Il y a d’abord l’exotisme structural (si l’on peut dire) qui concerne le rapport d’un texte à un milieu auquel il n’appartient pas. La littérature n’est pas d’emblée mondiale, et un poème écrit en français n’a pas tout à fait le même sens si on l’interprète par rapport à des coordonnées françaises ou singapouriennes. La poésie française est, en tant que telle, exotique à Singapour.

L’exotisme concerne en deuxième lieu le rapport des langues entre elles : la Poésie française de Singapour met à plusieurs reprises en scène les questions de la traduction, de la rétro-traduction, de la traduction-de-traduction — celles-ci donnent à voir certaines tensions dans la confrontation des imaginaires culturels et linguistiques.

Enfin, il y a un problème proprement théorique, mis en scène par la dispute entre Claire Tching et Pierre  Vinclair dans les chapitres 9 et 10 de l’ouvrage, et qui est relatif à la fonction du poète : s’agit-il, quand on écrit de la poésie, de « se défaire, dans tous les domaines, des automatismes de l’éducation » (comme le prétend Pierre  Vinclair) pour retrouver une expérience authentique du réel singulier ? Ce serait une défense de l’exotisme. Car dans ce cadre, « Singapour » n’est qu’une métonymie du réel (cet étrange pays), dans son mystère même : vivre et écrire à l’étranger, c’est vivre dans un lieu dont l’étrangeté n’a pas encore été recouverte par des habitudes. Ou alors — deuxième terme de l’alternative — s’agit-il au contraire « moins pour le poète de dramatiser la rencontre convulsive de sa propre intériorité avec la Culture du lieu, que de rendre compte des différentes voix qui strient ce lieu d’un concert de perspectives » (comme répond Claire Tching) ?

Il me semble que le dispositif même de l’anthologie fictive (et d’autant plus qu’elle n’est pas intégralement fictive) déplace mais aussi emmêle les termes de ce problème : car on ne met pas ici en scène « un poète » dans son expérience du réel (symbolisé par le pays exotique), mais plein de poètes, plein de voix, plein d’expériences. Et l’on ne donne pas non plus à voir « un appareil qui enregistre les chuchotements du monde, et leur donne une forme d’intelligibilité », selon le crédo que défend Claire Tching avec cet esprit de sérieux dont les poètes contemporains sont souvent de zélés producteurs. Mais alors que fait-on exactement ?

Ce qu’on fait surtout, je crois, c’est qu’on rigole. La levée de la mystification par le paratexte autorise aussi que les discours (y compris sur l’exotisme) soient impossibles à prendre au pied de la lettre et en fronçant les sourcils. Ils sont tous un peu déformés, et moins sérieux que bizarrement sérieux. L’expatriation se joue peut-être là, avant tout pour le lecteur du livre : il est lui aussi amené à sortir un peu de soi. Il est confortablement assis dans son fauteuil ; mais tout se passe comme si le contenu du livre lui apparaissait à travers un léger voile de fumée de cannabis. Qu’il rigole donc ! La Singapour du livre appartient moins à la géographie physique qu’au monde ’pataphysique.

Comment ce livre s’inscrit-il dans le reste de ton œuvre, qui comprend des essais, dont le récent Terrorisme et alchimie, des poèmes (parfois assortis de commentaires comme dans Sans adresses) mais aussi des traductions et des anthologies comme Le Chaos dans 14 vers. Anthologie du sonnet anglais ? 

Alors ça, c’est une question à laquelle il m’est bien difficile de répondre ! Comme pour la première question, je dirais que ce n’est pas à moi en premier lieu de me prononcer. Si je fais malgré tout l’effort, j’aurais encore une prévention : car je n’ai pas vraiment l’impression de fabriquer une « œuvre » organique, où chaque chose aurait sa place et sa fonction. Je me représente plutôt l’écriture comme une branche appliquée de la philosophie, où « philosophie » est pris au sens le plus large possible : c’est-à-dire non pas au sens d’une discipline universitaire, mais celui d’un mouvement de la pensée par lequel l’animal essaie de comprendre ce qui lui arrive en général dans la vie.

Ce n’est pas un dogme, plutôt quelque chose que je remarque a posteriori si je prends du recul, mais j’ai l’impression que chacun de mes livres, plutôt que s’intégrer à une « œuvre », tente à chaque fois de répondre à une question, de traiter un problème particulier, en ayant recours à une ou plusieurs formes. Terrorisme et alchimie s’attache à un problème théorique (comment la poésie s’y prend-elle pour créer du sens ?) dans une forme critique (c’est-à-dire par le commentaire de textes). Le Chaos dans 14 vers traite un problème d’histoire littéraire (comment les poètes anglophones ont-ils utilisé le sonnet ?) en faisant alterner deux formes (la traduction rimée, et la traduction non rimée, de poèmes qui eux étaient toujours rimés). L’Éducation géographique prend au sérieux une question nettement moins méta-littéraire (comment décrire la valeur des lieux dans lesquels nous nous trouvons ?) mais dans une forme plutôt méta-littéraire (en se servant de livres de poésie comme de filtres, notamment). La Forme du reste (à paraître) se demande comment trouver intéressant ce qu’il nous arrive de plus quotidien, dans une forme articulant le distique, le sonnet et le travail de la syntaxe, etc.

La Poésie française de Singapour pose une autre question, et y répond par une autre forme. Comme le livre s’est écrit en feuilleton, sur un an, j’ai mis un peu de temps, je pense, à saisir quelle était la question que le livre posait — mais plus on s’approche de la fin, plus cela devient clair. Cette question, c’est précisément celle que tu viens de poser (celle de l’exotisme) et qui est l’envers de la question que traite la Forme du reste (raison pour laquelle j’en ai parlé). Je la poserais ainsi : dans quelle mesure ce qui est intéressant, c’est ce qui échappe à la norme, c’est ce qui n’est pas de chez nous, c’est l’autre (d’où la sous-question : mais l’autre est-il si autre ?) — bref, dans quelle mesure ce qui est intéressant, c’est l’extra-ordinaire ? L’extra-ordinaire est-il extraordinaire ? La poésie française de Singapour est-elle plus ou moins intéressante, du fait d’être « de Singapour » ? Ou est-elle exactement aussi ou aussi peu intéressante, que la « poésie française de France » ?

Cette question n’est pas sans lien, elle non plus, avec le travail de Perec. Je n’ai pas pensé une seule seconde à Perec, je l’ai dit, en écrivant la Poésie française de Singapour, mais il y a quelques semaines, en finissant d’écrire la Forme du reste, je me suis dit à propos de ce livre-ci : Tiens, en fait j’ai essayé de donner un corps organique à l’infra-ordinaire. Par « corps organique » je veux dire qu’ayant des réserves sur la forme, que je trouve trop pauvre, de la liste (privilégiée par Perec pour rendre compte de l’infra-ordinaire), j’ai bricolé une forme à mes yeux beaucoup plus intéressante, car vivante. C’est une longue phrase qui zigzague entre sept distiques, — mais bref ! Le différend concerne les moyens et non pas les fins ou les enjeux. Car au dos de l’Infra-ordinaire, Perec écrit : « Peut-être s’agit-il de fonder enfin notre propre anthropologie : celle qui parlera de nous, qui ira chercher en nous ce que nous avons si longtemps pillé chez les autres. Non plus l’exotique, mais l’endotique. » Et s’il fallait chercher dans mon travail une grande question, qui subsume toutes les autres et ce faisant, les organise dans une « œuvre », on pourrait peut-être partir à nouveau de cette observation de Perec (qui croise aussi, dans un registre plus politique, l’entreprise de Bruno Latour) : oui, il nous reste à faire notre propre anthropologie. Et comme Perec, je fais confiance, pour y arriver, au travail de la forme. Comment faire notre propre anthropologie ? C’est-à-dire, comment sortir suffisamment de nous-mêmes, pour nous étudier aussi objectivement que possible ? Dans le cadre de cet effort général, on peut dire que la Poésie française de Singapour renverse les termes de la question : il ne s’agit pas, comme dans l’Infra-ordinaire, de rechercher l’anecdotique, mais au contraire, de revenir à l’exotique. Simplement, en l’interrogeant, elle le bidonne.

Une réponse économique à ta question serait donc : le livre de Claire Tching est la mystification de l’envers du reste de mon travail.

Claire Tching, La Poésie française de Singapour, éditions Æthalidès, janvier 2024, 96 p., 16 € — Lire un extrait Lire ici l’article de Christian Rosset