La Zone d’intérêt (Jonathan Glazer) : dans le jardin du Mal

La zone d'intérêt J Glazer ©A24

Les lumières se rallument, personne ne bouge, on écoute l’étrange musique de fin, entre musique funèbre et cacophonie. Lorsque nous quittons la salle, chacun évite le regard de l’autre, il nous faudra un certain temps pour retrouver la réalité, remonter lentement les cercles de l’enfer et mesurer combien une séance de cinéma peut être effroyable et magnifique et nous habitera des semaines après. La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer, espoir du cinéma britannique nous a fait toucher du doigt la banalité du mal en un hors-champ de 1h45 qui restera dans l’Histoire du cinéma autant pour son propos que pour sa forme.

« Auschwitz ne constitue pas un cas d’exception, tel un corps étranger qui se trouverait à l’extérieur de l’Histoire normale du monde occidental, mais bien l’illustration de l’ultime vérité sur la dégradation de l’Homme dans la vie moderne. » – Imre Kertesz

Une femme dans un jardin. Elle s’occupe avec soin de ses fleurs, le jardin est coloré et bien protégé, il ne faudrait pas que les adorables enfants blonds piétinent ses charmantes plates-bandes. Le soleil brille, c’est l’été, on n’entend pas d’oiseau mais le bourdonnement incessant d’une machinerie étrange. Parfois, souvent, des cris, des rafales de mitraillettes. Puis plus rien. Plan large, au loin, des cheminées d’usines fument. Nous sommes à Auschwitz. Le quartier des officiers allemands est séparé du camp d’extermination par un mur qui laisse passer les sons, les bruits, l’horreur. Le film se déroule en grande partie dans la charmante maison de Rudolph Höss, le commandant du camp de concentration et centre de mise à mort d’Auschwitz-Birkenau. On découvre sa charmante famille : Höss est un nazi modèle, avec une femme blonde qui s’occupe du foyer, deux jeunes filles blondes, deux jeunes garçons blonds, dont l’un fait partie des jeunesses hitlériennes et rêve déjà de faire le métier de papa tandis que l’autre joue avec ses petits soldats à exécuter les prisonniers. Une famille formidable qui habite en bordure du dernier cercle de l’enfer que se sont construits les hommes et où l’on extermine des juifs par centaines de milliers.

La zone d’intérêt ©A24

On le sait, filmer l’innommable est une affaire délicate, elle demande autant de talent que d’intelligence et supporte difficilement la médiocrité, le pathos, la facilité. L’enjeu est plus humain que purement artistique, faire un mauvais film « sur » la destruction des juifs d’Europe est une faute. On ne peut pas faire un film banal sur la banalité du mal. Avec un certain mépris et une bonne dose d’ambiguïté malsaine, certains reprocheront le choix même de ce sujet. Pour quelques grands esprits, on ne doit pas faire de film sur Auschwitz. Depuis que Jacques Rivette a écrit, à propos d’un plan jugé indécent dans Kapo de Gillo Pontecorvo qu’un « Travelling est une histoire de morale », il est devenu suspect de réaliser un film sur la Shoah. Spielberg a eu droit à une levée de boucliers pour La Liste de Schindler, la palme d’or du Pianiste de Polanski avait déçu Elisabeth Quin expliquant que « les films sur ce sujet ont toujours la palme » (c’était pourtant la première palme d’un film sur ce sujet, NDLR). Ce cliché de critique reste un mystère : peur sincère de faire de la Shoah un spectacle ? Volonté idéologique de censure aux motifs inavouables ?  Dire l’indicible est une responsabilité qui pousse les cinéastes à choisir une forme radicale : la fable chez Roberto Benigni dans La vie est Belle, le cadre resserré sur un personnage dans Le fils de Saül de Laszlo Nemes ou encore, l’image filmée à travers le jeu de miroir déformant du Moloch d’Andreï Sokourov.

C’est peut-être du russe que se rapproche le plus Jonathan Glazer, quand il décide de maintenir hors-champ les visions de l’horreur nazie. Comme dans Moloch, des gens agissent d’une façon ordinaire mais chaque acte, chaque mouvement, chaque geste le plus banal porte, par sa médiocrité apparente, un signifiant glaçant, insupportable. Oui, il faut prévenir le spectateur, voir La Zone d’intérêt n’est pas qu’une expérience : c’est une épreuve. Le spectateur est horrifié par des images qu’il ne voit pas, une tension parfois aux limites du supportable nous tord l’estomac. Rien n’est innocent, chaque séquence, chaque plan contribue à nous enfoncer dans les limbes. Depuis le perturbant Under the skin on savait Jonathan Glazer capable de marier récit traditionnel (en l’occurrence le genre de la science-fiction) et forme expérimentale. On pouvait même reprocher au film de tourner en rond autour de sa forme singulière, œuvre d’un plasticien autant que d’un cinéaste. Loin d’un maniérisme stérile qui aurait compromis l’œuvre, la forme radicale de la Zone d’intérêt permet au réalisateur britannique de trouver le parfait équilibre entre fond et forme et le metteur en scène réussit donc l’exploit de réaliser une grande œuvre qui sert son sujet.

L’utilisation préférentielle du plan large permet au réalisateur de trouver la (bonne) distance : aucune empathie à l’égard d’une famille que le cinéaste filme avec une précision d’entomologiste. Un choix doublement pertinent, déjà parce qu’il permet de mettre en contraste premier et arrière-plan qui (on le verra) se répondent, mais aussi parce que ce refus du gros plan est à mettre en parallèle avec le refus des nazis d’approcher les juifs, de les humaniser. Glazer réplique ainsi visuellement à l’idéologie qui consistait à nier, à déshumaniser le juif, comme s’il apportait le contre-champ à la vision délirante et criminelle de Höss et des SS.

La zone d’intérêt J Glazer ©A24

Le film repose ainsi entièrement sur ce hors-champ, de l’horreur d’Auschwitz, on ne verra rien, le spectateur n’entrera jamais dans le camp (ce qui devrait nous épargner le poncif Rivettien), on ne verra pratiquement aucun déporté. Si on ne voit pas grand-chose, on entend tout : la puissance de La Zone d’intérêt  repose en grande partie sur le son et il est impossible de ne pas souligner l’incroyable travail du monteur son et sound designer Johnnie Burn qui a recréé l’abjection dans toute son horreur. La machine de mort nazie est représentée à travers la permanence du bruit de fond sur la quasi intégralité du film : usines qui fonctionnent de jour comme de nuit (ou les fours crématoires, on ne sait pas vraiment). Ce que l’on comprend, c’est qu’il s’agit du grondement du Moloch quand il brûle les enfants. A ce magma informe et terrifiant s’ajoute les cris, les suppliques, le bruit des armes, des sonorités d’abord ténues, informes, puis émergeant avec violence dans toute leur horrible clarté.

On entend donc les cris des SS, une femme implorer pitié, un claquement de mitraillette, les pleurs d’une enfant, une autre rafale, le silence… toujours la machinerie à l’oeuvre, le Moloch derrière les murs. On assiste à une scène sans la voir : celle d’une enfant assassinée juste après avoir vu sa mère exécutée probablement à la descente du train, sur la rampe où l’on précipitait les juifs avant d’entrer dans le camp. Plus tard, pendant que le plus jeune des Höss joue aux petits soldats, on entend un SS ordonner la mort par noyade d’un déporté, pour avoir voulu plus de nourriture… Suppliques, cris, pleurs, le jeune Höss entend tout avec l’indifférence de l’habitude. De toute façon, ce ne sont que des « parasites que l’on élimine ». Au son infernal s’ajoute l’indolence d’un enfant qui y trouvera même son inspiration pour ses jeux macabres. Cette apathie est-elle feinte ? La Zone d’intérêt ne se contente pas de montrer deux films en parallèle, si le contraste bouleverse le spectateur, il y a bel et bien contamination…

Le monde idéal que les Höss se sont créés est sensé être protégée, à l’écart de la réalité du camp. Pour autant, il est imprégné de la souillure du mal. Comme Lady MacBeth et la tâche de sang qu’elle imagine sur ses mains et qu’elle ne parvient pas à effacer, la famille Höss n’arrive jamais à faire disparaître les traces de l’horreur, quand bien même elle n’éprouve aucune culpabilité. La grand-mère en visite ne réussira pas à faire semblant. Antisémite, envieuse d’une ancienne patronne juive, elle ne supportera pas les bruits du camp et fuira, sans explication, comme un personnage se sauvant de la maison du diable. (On songe étrangement à Amityville, la Maison du diable de Stuart Rosenberg). Une des enfants est insomniaque et Höss lui-même, pratique un étrange cérémonial chaque soir où il prend bien soin de fermer chaque porte, projection de son esprit paranoïaque qui refuse de laisser entrer le monde réel et d’affronter sa responsabilité à défaut de son humanité. Un plan large qui montre le jardin au pied des cheminées du camp suit ou précède des gros plans sur les fleurs épanouies que cultive Frau Höss. Inévitablement, au bout de l’horreur, on ne peut que se questionner sur la composition de ce qui sert d’engrais, de compost à ce magnifique jardin : des cendres des juifs assassinés quelques mètres au-delà du mur.

La zone d’intérêt © A24

Les séquences montrant la cécité non feinte du couple Höss sont perpétuellement contredites par les évènements : un drap translucide étendu sur un séchoir qui masque mal un mirador du camp ;  la sortie familiale en canoë (cadeau d’anniversaire de Herr Höss) finira par un retour précipité à la maison familiale : pendant la baignade, une mâchoire humaine et les restes des morts incinérés « contaminent » l’eau… Il ne s’agit pas d’illustrer une quelconque culpabilité consciente, mais de démontrer que si la banalité du mal est meurtrière, c’est d’abord par l’aveuglement volontaire des masses. Le triomphe de la volonté mortifère, c’est d’abord celle de continuer à vivre une existence familiale des plus ordinaires : La Zone d’intérêt ne présente pas une famille ouvertement monstrueuse.

Effrayante, elle l’est justement par cette normalité apparente (« Papa, Maman, la bonne et moi »). À ceci près que la bonne vit dans la terreur de se faire éliminer pour une flaque d’eau, un verre qui déborde, craignant un mouvement d’humeur de la maitresse de maison. Les Höss n’ignorent rien mais ne mentionnent jamais directement l’extermination des juifs : le père part au travail comme un bon père de famille, le couple à des problèmes de couple, parfois rattrapé par les tracas professionnels : séquence hallucinante où les Höss ont une scène de ménage car la direction a décidé de muter le commandant loin d’Auschwitz. En Allemagne ?! La femme ne veut pas quitter son paradis. On n’oubliera d’ailleurs pas de souligner ce que le film doit à ses deux acteurs principaux : Sandra Hüller et Christian Friedel, tous deux remarquables de sobriété, ne cherchant jamais à surjouer la haine et la bêtise, mais au contraire, avec une grande confiance en leur réalisateur, en laissant parler les actes. Filmés de loin, leurs gestes sont d’une grande banalité comme d’une grande précision, rendant leurs personnages d’autant plus terrifiants qu’ils n’ont rien d’exceptionnels, des gens comme les autres. Des Allemands. Nous.

Il est très vite évident que la famille SS sait exactement ce qu’il se passe. « Un mot de moi et tu finiras en cendres ! » hurle la maîtresse de maison à son employée polonaise. Non seulement elle n’ignore rien de l’extermination, mais elle en profite. Comme n’importe quelle mère de famille bourgeoise, elle aime faire un peu de shopping. Le sien ne lui coute rien : les Höss s’approvisionnent au « Canada » (le dépôt du camp où l’on retrouvait tous les biens et effets des déportés descendant des trains de la mort pour rejoindre directement les chambres à gaz). Nous voyons Hedwige Höss d’ailleurs très heureuse du dernier cadeau de son mari – un manteau de fourrure, dans la poche duquel elle trouve un rouge à lèvres. Les victimes spoliées ne sont pas montrées mais leurs traces sont là qui envahissent le foyer et la tragédie (ré)apparaît au détour des séquences les plus anodines (du moins en apparence). Mme Höss se réjouit d’avoir trouvé des diamants dans un dentifrice (« ils sont malins »). La maison du bonheur est peuplée d’ombres et d’absences par la grâce d’une mise en scène aussi digne qu’inspirée, le spectateur voit cohabiter bourreaux et fantômes.

Cet aveuglement volontaire, c’est le triomphe de la propagande nazie et de la rigueur militaire de l’industrie de mort : les réunions de l’état-major SS sont filmées comme de très ordinaires réunions de service. On doit traiter 700 000 « unités » ; il faut des moyens et de la logistique. On aurait besoin d’un nouveau four pour gagner en productivité. Chez les officiers comme chez les Höss, les victimes n’existent pas, on ne tue pas, on « traite ». Et si par malheur un four tombe en panne, il faudra rendre des comptes auprès de la hiérarchie. Fort heureusement, à la table des Höss, on ne parle pas boulot : après le diner, le chef de famille fait fi de ses soucis quotidiens pour raconter une histoire à ses filles pour les endormir. Un conte de Grimm, Hansel et Gretel, cette histoire où la méchante sorcière finira dans un four, juste châtiment pour tous les monstres qui menacent les petits enfants nazis.

La zone d’intérêt ©A24

A ce « conte de fée », répond d’étranges séquences aux accents oniriques : filmée en négatif, de nuit, une jeune fille se livre aux abords d’Auschwitz à un étrange rituel, cacher ce qui ressemble à des petits pains dans des bosquets. Sommes-nous dans l’esprit de la jeune fille somnambule ? Le songe mélange-t-il les contes lus par le père et une culpabilité inconsciente ? Elle se cache au passage d’une patrouille SS… Dans ce monde absurde, réalité et cauchemar se confondent, cet étrange petit chaperon rouge serait le négatif des Höss ? S’il y a une trace d’humanité (fantasmée ou réelle) dans La Zone d’intérêt, elle ne peut être que filmée en négatif, dans une autre dimension, dans une autre réalité. Film inclassable, La Zone d’intérêt réussit à multiplier les perspectives : celle des Höss, celle du spectateur, des victimes à l’omniprésente absence , d’un petit chaperon rouge, jusqu’à jouer avec le temps quand le montage fait cohabiter Höss errant dans les couloirs du siège central SS de Berlin et… les employées responsables du ménage du musée d’Auschwitz, de nos jours. Rêve prémonitoire du commandant SS ?

Rappel que l’indifférence est toujours une réalité, alors que l’antisémitisme est plus que jamais d’actualité et que la mémoire des camps s’efface dans l’oubli, voir le mépris. Les femmes s’activent autour des vitres du musée : en arrière-plan, les monceaux de chaussures, les valises des déportés, tout ce qui symbolise l’horreur de l’extermination mais à quoi les employées ne pensent pas, n’ont pas le temps de penser, il s’agit juste de faire son travail. Les juifs sont morts, ils sont oubliés, le musée n’est qu’un lieu touristique, la vie a continué. Au choc a succédé un vague souvenir, un désintérêt poli.

Avec « La Zone d’intérêt », Jonathan Glazer réalise une œuvre sublime et monstrueuse qui contredit une fois de plus  ceux qui estiment qu’il est impossible de filmer l’indescriptible. « C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal » écrivait Hannah Arendt : ne plus écrire, ne plus filmer, c’est laisser place à l’oubli et forcément préparer la répétition de l’horreur. Si l’on peut douter que l’art change quoi que ce soit à la vie, il permet au moins d’entretenir la mémoire. Encore fallait-il le faire avec talent. « La Zone d’intérêt » est un film d’une importance considérable et rappelle que l’Histoire du cinéma fait partie de notre Histoire.

La Zone d’intérêt – Un film réalisé par Jonathan Glazer – Scénario : Jonathan Glazer, d’après le livre de Martin Amis – Son : Johnnie Burn – Directeur de la photographie : Lukasz Zal – Montage : Paul Watts – Direction artistique : Joanna Kus et Katarzyna Sikora – Décors : Chris Oddy – Musique : Micachu – Avec : Sandra Huller, Christian Friedel, Stephanie Petrowitz, Johan Karthaus