Bronka Nowicka : La folie du monde (Nourrir la pierre)

Bronka Nowicka©Krzysztof Kalinowski

S’il s’agit de nourrir la pierre, celle-ci est-elle donc en même temps autre chose qu’une pierre : un vivant ? un organisme ? Et ce dernier serait-il aussi autre chose qu’un vivant : un minéral mais qui, donc, ne serait pas un minéral ? Dans Nourrir la pierre, les objets sont omniprésents, et les choses et les êtres, mais en étant également autre chose, absents à eux-mêmes, circulant sur les frontières du paradoxe, du devenir, au sein du monde de l’enfance.

Le livre est lui-même sur la frontière entre la prose et une sorte de poésie, entre récit et écriture poétique, non pas tantôt l’un et tantôt l’autre mais les deux en même temps – donc, aucun des deux, autre chose encore. Le livre pourrait faire penser à Kafka autant qu’à Tropismes de Nathalie Sarraute, ou à Lewis Carroll. Le livre impose surtout sa singularité, son étrangeté, ne pouvant pas réellement ressembler à autre chose, dépliant au contraire son propre univers avec ses êtres, ses paysages, sa logique.

Le titre de chaque bref chapitre est le nom d’une chose, d’un objet : collants, fourchette, grillage, terre, table, miroir, puits, valise, etc. Si chacun de ces objets et choses est banal, commun, reconnaissable dans « notre » monde, identifiable à un usage, il donne pourtant lieu à chaque fois à une situation qui ne l’est pas du tout, existant dans un univers dont la logique nous échappe et par laquelle « notre » monde sort de ce qu’il est : le plus quotidien et banal existe à l’intérieur du plus étrange et inconnu, devenant de ce fait lui-même étrange et faisant basculer le banal dans un monde hyper-étrange : monde autre ? ou celui-ci, le « nôtre », révélé dans son étrangeté, produit en tant qu’étrange ?

Le sujet de la narration prend la forme, là aussi rassurante et connue, d’un Je : il s’agirait d’un narrateur qui exprimerait, par exemple, son intériorité. Il en va pourtant tout autrement : l’instance narratrice est tour à tour masculine ou féminine, selon une identité qui n’est ni fixe ni clairement déterminée. Il s’agirait d’un enfant et le trouble augmente lorsque l’on se rend compte que celui-ci – celle-ci – parle d’un monde qu’il décrit, dont il rapporte des situations qui paraissent pour lui évidentes alors qu’elles contredisent la logique la plus commune, le monde le plus objectif. Qui est cette étrange instance narratrice, quel est cet être qui habite ce monde si anormal ?

Le livre de Bronka Nowicka s’emploie à mobiliser du banal, du connu – une fourchette, une grand-mère, une poupée, un seuil, un père, une table, etc. – en les installant dans un monde qui paraît aller de soi pour le Je du récit mais qui s’avère, pour le lecteur, aberrant, plus que paradoxal. Les fonctions et usages des choses sont détournés, réinscrits dans un univers où ils deviennent autre chose, selon une logique très différente, incompréhensible. Les significations communes, évidentes, sont suspendues, les signifiants et signifiés ne se rejoignent plus, en tout cas un écart plus marqué s’impose entre eux. Que veut dire « attendre le train » si cela consiste à demeurer debout dans un jardin bien loin de toute gare ? Que veut dire « arrière-grand-mère » si celle-ci est « retrouvée sous forme de pain » ? Bronka Nowicka déplace les mots, les signifiants, les choses, les êtres sur un plan où ils signifient mais autre chose, où ils existent mais autrement – un plan sur lequel on ne saisit pas la signification (ce qui ne revient pas simplement à « ne pas comprendre »), sur lequel on ne sait pas quel est le mode d’existence de ce qui y existe. Peut-être ne s’agit-il pas de savoir, de comprendre mais d’exister soi-même sur ce plan, d’être exposé à ce monde, de subir cette absence de sens, l’échappement constant de celui-ci – d’y exister comme on existerait dans un autre monde qui serait pourtant notre monde, celui-ci mais autre, habité d’un autre, qui serait une ouverture de « notre monde » à sa propre négation, à ce qui le nie et contre quoi il s’efforce habituellement de lutter…

Le livre s’ouvre sur l’affirmation d’un écart entre soi et soi : « tu n’as besoin de toi pour presque rien » puisque « la vue m’utilise pour regarder » et que « les cheveux poussent sans ton aide, on respire et on dort tout seul, et les yeux savent quoi faire pour se fermer ». Un écart entre soi et soi, entre soi et ce qui est habituellement soi mais que l’on découvre autonome, distinct. Le corps est le lieu de ce dédoublement, devenant autre que soi, ses capacités prenant la forme de fonctions diverses et autonomes comme des micro-sujets étranges, comme un ensemble pluriel considéré dans son hétérogénéité irréductible à une unité. Le soi est fendu, scindé, dispersé, et cette dispersion advient d’abord par le corps qui se divise en parties et fonctions autonomes : les cheveux poussent pendant que, de leur côté, les yeux se ferment, et que la vue cherche à voir… Dès lors, comment savoir qui parle ? Le Je périphérique et relatif ? Ou un des micro-Je, cheveux ou vue ou respiration ? Ou tout cela mélangé et en même temps ?

Les textes qui composent Nourrir la pierre exposent des états très étranges du corps : corps aberrants, corps paradoxaux, corps sans organes, corps à la frontière entre soi et autre chose, entre la vie et la mort, entre resserrement et dispersion, entre dedans et dehors, entre l’humain et non-humain : objets, animaux, processus anonymes. Par exemple : le père a un corps d’enfant, des femmes picorent des mouches et ont des griffes, l’arrière-grand-mère fait son nid dans l’armoire, l’être humain est difforme, un corps est essayé comme un habit, etc. Il est également notable que les attributs du corps – et plus généralement du sujet – passent dans les objets : la pierre est une bouche, les mains mangent et boivent, les murs parlent, les tomates saignent, le peigne décide, etc. Dans Nourrir la pierre, le corps se disperse au-delà de ses frontières, de sa peau, de son individualité, pour devenir objets, choses, pour sortir dans le monde et devenir ce qui existe dans le monde non pas en tant que corps plein et unifié, identifié à quelque chose qui ne serait pas le corps, mais corps disséminé, morcelé, corps sans organes, corps qui dans ces devenirs expérimente ce qui peut ainsi l’être. Par cette ex-tase du corps, le Je poursuit son éclatement, sa dispersion, sa multiplication.

Ici, l’instance de la narration est un enfant ou plutôt est l’enfance, le point de vue impliqué par l’enfance. L’instabilité du corps est peut-être liée à ce point de vue. Cette instabilité est peut-être celle de l’enfance qui demeure dans le corps et l’esprit adultes et que le corps et l’esprit adultes d’ordinaire refoulent, sauf lorsqu’il y a folie, et qu’ici ou là, dans le livre, cette folie est nommée ou suggérée. Ou bien lorsqu’il y a poésie.

Dans Nourrir la pierre, comme chez Rilke, l’enfance est moins l’état de l’enfant que la dimension irréductible de l’enfant, celle qui le distingue du monde adulte et implique un rapport au monde, à soi, au langage très différent. De fait, dans Nourrir la pierre, les relations entre les mots, les choses, les êtres, soi, sont bouleversées, rendues chaotiques, aberrantes, livrées à un imaginaire et à une sensibilité détachés des limites de la réalité « objective » et qui reconfigurent tout sans reproduire les limites de la logique adulte : toutes les relations semblent pouvoir être possibles, les frontières habituelles n’existent plus, le monde est reconfiguré selon la forme difforme du chaos.

Ce n’est pas que l’enfant ne parle pas, c’est que, soumis à l’enfance, il parle « mal », il « ne sait pas » parler, c’est-à-dire : il ne maîtrise pas la logique adulte du langage qui implique la maîtrise des « bons » rapports entre les mots et les mots, entre les mots et les choses, entre les mots et la « réalité ». Lui manque l’habitude du monde adulte – et il ne peut qu’essayer de parler en bricolant selon son imaginaire, ses expériences, sa sensibilité, avec ces choses que sont les mots qu’il utilise justement comme des choses. Il en irait de même pour le corps : corps d’abord vécu, expérimenté selon ses possibilités, ses intensités, sans que cette expérience du corps ne soit écrasée par les impératifs du corps unifié, rationalisé, obéissant au modèle de l’organisme, à la loi de la séparation du corps et du monde qui empêche de pénétrer dans « l’infini des choses ». Cette logique de l’enfance, cette impuissance de l’enfance, devient dans Nourrir la pierre la puissance de la poésie, celle d’un langage poétique, d’un rapport poétique au monde, au langage, à soi – rapport à la nature chaotique du monde, à sa dispersion fondamentale, l’imaginaire étant moins ici une faculté de la pensée permettant de se représenter ce qui n’est pas présent que la puissance délirante de la pensée adéquate au délire du monde. Toutes les relations deviennent alors possibles, toutes les permutations, tous les devenirs : folie mais du monde.

Si l’enfant – l’enfance –, comme le poète, parle « mal », il ne renonce pourtant pas à dire ni à penser. Le livre de Bronka Nowicka témoigne de cet effort de dire le monde adulte dont l’enfant est distant bien que vivant en lui et le subissant – de dire ce monde ou plutôt de dire dans ce monde, avec ce monde. De fait, Nourrir la pierre est traversé par les adultes (père, mère, grand-mère, etc.), par les réalités de ce monde (la mort, la vieillesse, la vie, les pratiques, etc.), sans que tout ceci ne soit nommé objectivement ni même ne soit simplement nommé. Le texte évoque sans s’y arrêter une guerre, des morts, des massacres (oiseaux, poupées), des bombardements, une violence subie (viol ?). Si le texte est énoncé du point de vue d’un enfant, ce point de vue implique une impossibilité à dire, un silence, autant qu’un effort pour dire selon une logique qui à la fois se heurte à ce silence et s’obstine à l’agencer avec ce qui veut être dit. C’est aussi la violence du monde incarnée dans une expérience qui ne se dit pas, exprimée dans une langue qui exprime sans nommer, sans s’enfermer dans les frontières emprisonnantes du langage adulte, qui traverse Nourrir la pierre. C’est aussi cette dynamique entre deux mouvements liés et contradictoires qui participe à l’étrangeté de ce livre, à sa puissance rare.

Bronka Nowicka, Nourrir la pierre, éditions Corti, octobre 2023, 80 pages, 16€. Traduit du polonais par Cécile Bocianowski.