Avec Pasolini, corps vu – corps nu, paru pour le centenaire de Pasolini, Justine Rabat explore la question de la représentation des corps au cinéma. S’appuyant sur la Trilogie de la vie, composée du Décaméron, des Contes de Canterbury et des Mille et Une Nuits, mais aussi sur Salò ou les 120 Journées de Sodome, l’essayiste scrute l’œuvre pasolinienne et en tire une analyse des rapports de pouvoir qui est autant une relecture du passé qu’une critique radicale du néolibéralisme. Cet entretien revient ainsi sur un cinéma iconoclaste dont la puissance de perturbation continue de mettre en crise notre présent et d’interroger la place qu’il accorde aux marges.
Justine Rabat est éditrice et docteure en Littérature Générale et Comparée. Elle est l’auteure d’une thèse intitulée : « Cadre et encadrement. Pour une approche politique du récit enchâssé (Somadeva, Boccace, Chaucer, Pasolini, Gomes) ». Elle est aussi traductrice : elle a traduit un recueil d’essai de Virginia Woolf (Être femme), deux autres sont à paraître à La Variation (Écrire pour les femmes et L’artiste et la politique).
Pour commencer, comment vous avez rencontré l’œuvre de Pasolini, laquelle est très dense et souvent expérimentale. Pourquoi avez-vous axé votre réflexion sur le corps, particulièrement à partir de sa Trilogie de la vie ? Diriez-vous que le cinéma a été une porte d’entrée sur son œuvre ?
J’ai découvert l’œuvre de Pasolini alors que j’étais encore étudiante. J’ai très tôt été passionnée par la littérature et le cinéma italiens. J’ai commencé en approchant les œuvres de Natalia Ginzburg, Elsa Morante, Cesare Pavese, Elio Vittorini, Eugenio Montale, et Pasolini s’est vite imposé comme une évidence. Effectivement, l’œuvre de Pasolini est très dense (romans, nouvelles, poésie, essais, cinéma…), je l’ai approchée progressivement. Je me souviens avoir d’abord vu Accattone et Mamma Roma, je suis donc entrée dans l’œuvre de Pasolini par le cinéma. J’ai découvert quelque chose de différent avec ses films des années 1970 : une autre manière de filmer les corps. Les corps nus, ou plus exactement les corps dénudés, sont déjà présents dans ses films des années 1960, mais cela reste exceptionnel, alors que dans son cinéma des années 1970 on ne voit plus qu’eux comme l’a remarqué René de Ceccatty. Cette omniprésence des corps m’a particulièrement intriguée, et c’est pour cette raison que j’ai axé mon essai sur les corps.
Pasolini m’accompagne donc depuis de nombreuses années, j’ai d’ailleurs étudié la Trilogie de la vie dans ma thèse, mais c’était la dimension narrative des films qui m’intéressait à ce moment-là, le rapport entre la narration et l’idéologie, la mise en abyme. J’ai été particulièrement attentive aux récits que Pasolini choisit d’adapter pour essayer de comprendre en quoi ces textes pouvaient être lus comme des récits politiques dans lesquels une idéologie se trouverait dissimulée, comme le dit lui-même Pasolini. En observant de plus près ce dont il est question dans les récits choisis par lui, j’en suis venue à comprendre que le corps est soumis à des énoncés déterminés par des rapports de force. Ainsi, Pasolini, corps vu – corps nu est à la fois un prolongement de ma thèse – à nouveau j’écris sur Pasolini – et une prise de distance par rapport à celle-ci : cette fois, ce sont avant tout les corps et leur représentation qui m’ont intéressée.
Si vous abordez beaucoup la Trilogie de la vie pour élaborer une pensée du corps cinématographique, vous évoquez aussi le cinéma pasolinien des années 1960 où sont déjà convoquées les marges, Pasolini prenant la défense des dialectes et du sous-prolétariat contre le fascisme et le consumérisme naissant, deux formes d’exclusion et d’uniformisation de nos modes de vie. Vous parlez d’ailleurs de Pasolini comme d’« un artiste de la liaison » (p. 13) dont le cinéma mélange les milieux et les époques à travers un montage poétique et polyphonique. A quelles préoccupations son cinéma, et particulièrement la Trilogie, répond-il ? Pourquoi cet intérêt pour les marges ? Que se passe-t-il entre L’Evangile selon saint Matthieu et ce cinéma-monde des années 1970, où la référence au christianisme s’estompe au profit des contes et légendes de l’Italie, de l’Angleterre et de l’Orient ?
Entre L’Évangile selon saint Matthieu et la Trilogie de la vie, il se passe énormément de choses ! Durant cette période, Pasolini regarde le monde à travers les mythes, et pourtant il est toujours très juste lorsqu’il analyse son époque. Peut-être parce qu’il observe la rue, la vie de ses contemporains. La Trilogie est aussi un tournant dans son parcours, c’est le moment où il commence à s’intéresser à d’autres marges, extra-européennes, à retrouver ailleurs ce qu’il a connu en Italie, et à prendre conscience de la disparation de la culture populaire italienne. Le cinéma de Pasolini évolue à une vitesse fulgurante, il se réinvente complètement en quelques années, et il explore de nouvelles formes. Il a su donner à chacune quelque chose d’immédiatement identifiable et d’absolument novateur. J’aimerais citer pour exemple Porcherie (1969), son film « inconsommable » comme il le dit lui-même, qui est une expérimentation déroutante et malheureusement sous-estimée alors qu’il s’agit d’un de ses films les plus originaux et provocants. Ou encore son Carnet de notes pour une Orestie africaine qui date lui aussi de 1969. La Trilogie de la vie émerge donc de ces points de rupture, de ces expérimentations, de ces objets filmiques inattendus, et de la dimension documentaire qui nourrit ses fictions.
Par une sorte de paradoxe pasolinien, la marge devient centrale dans son œuvre. Ce qui est habituellement laissé de côté devient le corps même de son œuvre (la prostitution, la pauvreté, la précarité…), et lorsque les marges sont représentées c’est le plus souvent avec une forme de condescendance, de misérabilisme. En quelque sorte, Pasolini continue à les regarder depuis la rue, jamais d’en haut, son regard est le contraire d’un regard surplombant. Si je le qualifie d’artiste de la liaison, c’est parce qu’il fait le lien entre la culture de la rue et la culture artistique. Il filme les marges d’Accattone à la Trilogie, on les retrouve aussi dans cette déambulation burlesco-marxiste qui a pour titre Des oiseaux, petits et gros (1966). Mais dans ses films sur la bourgeoisie (Théorème, Porcherie), elles ont une place mineure, sans doute une manière de montrer de quelle manière les bourgeois ne les connaissent pas. Conscient des fractures sociales, Pasolini filme la rue pour penser l’autre et aussi pour exprimer son affection pour la vie populaire. Il est aussi conscient que la société de consommation entraîne la disparition de certains aspects de la culture populaire. Ainsi, Pasolini défend un cinéma de la survivance qui enregistre une culture dévastée par le consumérisme.
Le recours au passé et à des figures mythologiques, chez Pasolini, peut à première vue sembler insolite voire perturbant, si ce n’est prendre le contrepied de la Nouvelle vague et du néoréalisme italien dont le registre est plus moderne, mais aussi peut-être plus esthétique que politique en Italie. Par ailleurs, Pasolini a toujours affirmé le lien consubstantiel entre son œuvre et son antifascisme. Or, le fascisme a su s’emparer du passé, comme du cinéma — je pense à Cinecittà dont la première pierre fut posée par Mussolini —, en vue de recréer la société italienne à son image. Qu’est-ce qui vous a semblé si actuel dans ce cinéma atypique des années 1970 ? Peut-on dire que c’est un cinéma engagé, même dans son évocation du mythe ?
Je pense que son cinéma est engagé mais qu’il adopte une approche atypique en observant le présent par le prisme du passé. Pasolini développe un rapport au passé qui vise à perturber le présent, à créer des interférences, des décalages. Comme Pasolini le dit, il s’agit pour lui de mettre en crise le présent. Au contraire, le rapport au passé développé très tôt par les fascistes vise à tenter une réaffirmation du présent par le passé – le retour aux « origines », le retour aux « sources », et par-là justifier, légitimer le présent (et toutes les aberrations imaginables) –, de manière à donner l’illusion qu’il serait possible de « maîtriser », de « stabiliser » le présent (d’où l’obsession pour la virilité, le phallus, la force brute). D’où aussi, à l’inverse, le fait que le recours au passé élaboré par Pasolini ne soit pas une tentative d’affirmer d’une quelconque manière que ce soit une forme d’« identité italienne » (ce que font les fascistes), mais de décentrer sa représentation, de se réapproprier les textes de la tradition en les déplaçant loin du centre (à Naples pour Le Décaméron par exemple). Pasolini élabore donc un rapport au passé qui vise à le déterritorialiser, à lui faire rencontrer d’autres espaces, ce qui est particulièrement sensible dans Les Mille et Une Nuits.
À l’opposé de la réaffirmation du présent par la réappropriation de certains éléments du passé (le fascisme est presque toujours kitsch dans son rapport au passé, ridicule, outrancier, ne parvenant jamais à dépasser sa propre hubris), Pasolini cherche pendant les années de plomb à mettre en place ce qu’il nomme, dans les Écrits corsaires, un rapport dialectique avec les pères. Dans ces conditions, le mythe, pris dans ce mouvement dialectique (c’est aussi visible dans La Ricotta ou L’Évangile selon saint Matthieu), ne concerne plus le passé mais seulement le présent dans une tentative de faire apparaître sa précarité et le dénuement des corps dans les sociétés capitalistes. D’un côté, le fascisme repose sur une affirmation du présent par le passé et une obsession pour la force et la virilité, de l’autre, Pasolini élabore une mise en crise du présent par des fragments du passé qui vise à mettre en place un rapport dialectique avec les pères (un conflit donc), et à explorer les marges, la précarité, le dénuement.
Ce mouvement dialectique a aussi pour but de mettre en crise le présentisme du capitalisme que Pasolini analyse dans les Écrits corsaires ou dans les Lettres luthériennes. Le consumérisme est associé par Pasolini à ce qu’il nomme le nouveau fascisme : mettre en crise le présent revient ainsi à dépasser simultanément le fascisme historique, celui de Mussolini, et le nouveau fascisme, celui de ses continuateurs. Pour bien regarder, pour bien voir la Trilogie de la vie, il me semble capital de penser que ces essais datent de la même période (1973-1975) que le moment de l’élaboration de ces films ou encore de Salò (ils sont écrits immédiatement après le tournage du Décaméron et des Contes de Canterbury qui datent respectivement de 1971 et 1972 et sont donc contemporains des Mille et Une Nuits et de Salò qui datent de 1974 et 1975). Le recours au passé élaboré par Pasolini est déroutant, déstabilisant surtout pour un spectateur qui ne serait pas habitué à ce type de « montage » qui vise à multiplier et entrelacer les strates temporelles.
Le titre de votre ouvrage laisse entendre que le corps est dédoublé : d’un côté, c’est un corps vu, c’est-à-dire mis en image et donné à voir. D’un autre côté, ce serait un corps nu, dont on peut se demander s’il n’est pas aussi mis à nu par ce même regard. Cela suggère qu’il est exproprié mais aussi qu’il pourrait résister parce qu’il s’exprime en propre. Par ailleurs, vous montrez que ce n’est pas que le corps qui est dédoublé chez Pasolini, mais la conception qu’il en a et le cinéma qui la porte : à un cinéma solaire, hédoniste, où les corps déjouent encore le pouvoir, fait suite une Trilogie de la mort inachevée, inaugurée par Salò (1975) où la répression totale des corps signe la fin de l’utopie. Comment articulez-vous cette mise en scène des corps avec la problématique du pouvoir ? Y a-t-il une manière de voir ou de donner à voir les corps qui n’exerce pas sur eux une emprise ?
Le titre peut effectivement être entendu de multiples façons, et le dédoublement des corps, sans être la seule, est l’une d’elles. En jouant, dès le titre, avec les multiples façons dont le corps peut apparaître, j’ai voulu montrer qu’il existe une multiplicité dans le regard porté sur l’autre, montrer que le regard qui se pose sur un corps est toujours multiple. Regarder un corps, cela peut constituer une tentative d’en prendre possession, mais cela peut aussi être une manière de le faire exister. En tant que réalisateur, Pasolini pose son regard sur un ensemble de corps, des corps d’hommes, de femmes, plus ou moins jeunes, il en prend possession pour son œuvre, mais ces corps ne sont pas les corps habituellement représentés : en ce sens, il les rend visibles. Les corps que Pasolini choisit de filmer sont en quelque sorte des corps hors-normes, ce ne sont pas ceux auxquels nous sommes habitués en tant que spectateurs-consommateurs.
Avec Les Contes de Canterbury, Pasolini va plus loin encore en développant une esthétique de la laideur, de la vulgarité, de la grossièreté même, donc de l’impureté. Ce que le regard peut avoir de plus violent, le regard comme meurtre, sera particulièrement exploré par Pasolini dans son dernier film, Salò, mais il est déjà présent dans les Contes si l’on pense par exemple à la scène du bûcher. Dans Salò, le regard n’est plus que possession, prise de pouvoir, mutilation du corps de l’autre, avant même que le moindre acte violent ne vienne porter atteinte à l’intégrité du corps. Si l’on pense à la dernière séquence du film, il est même impossible d’échapper au regard. Au contraire, dans la Trilogie, au moins dans Le Décaméron et Les Mille et Une Nuits, le regard que Pasolini porte sur les corps opère comme un révélateur, il révèle la coexistence de la beauté et de la laideur. Le regard que Pasolini pose sur le corps change, évolue, comme s’il se laissait surprendre, comme s’il laissait son propre regard être réinventé par les corps qu’il rencontre.
En un sens, si le regard peut constituer une forme de tentative de prise de possession du corps de l’autre, le corps n’est pas dénué, lui aussi, d’une forme de pouvoir : il peut fasciner, demander à être vu, regardé, ne plus laisser échapper le regard. On pourrait imaginer un corps dont il serait impossible de détourner les yeux, un corps qui serait comme un piège tendu au regard de l’autre, et en ce sens le pouvoir serait du côté du corps regardé. Et ce corps pourrait être captivant tant par sa beauté que par sa laideur, par son balancement entre le sublime et le trivial, ou encore la coexistence de tous ces éléments à la fois. Regarder ou être regardé, voir ou être vu, dénuder ou être nu, il s’agit toujours de rapports de pouvoir, il s’agit à nouveau de corps en lutte.
Vous convoquez souvent Deleuze — jusque dans la préface des essais de Pavese sur Melville que vous avez fait paraître —, dont on sait le cri qu’il trouve chez Spinoza : « Que peut un corps ? » Vous-même vous écrivez que « le corps pense » (p. 72). Pourquoi le corps est-il si central dans l’œuvre de Pasolini ? Que donne-t-il à penser lorsqu’il est filmé ? D’ailleurs, ne faudrait-il pas parler des corps (vous écrivez que ce cinéma dessine une « une géographie des corps », p. 91) ? Quelle portée voyez-vous dans le geste consistant à les mettre en scène ?
Je convoque effectivement Deleuze dans mon essai sur Pasolini, mais on pourrait aller jusqu’à dire sans trop exagérer que La Variation est une maison d’édition deleuzienne ! Dans « Un manifeste de moins », Deleuze écrit : « Dans la variation, ce qui compte, ce sont les rapports de vitesse ou de lenteur, les modifications de ces rapports, en tant qu’ils entraînent les gestes et les énoncés, suivant des coefficients variables, le long d’une ligne de transformation. » Ce sont ces modifications des rapports de pouvoir dont nos essais se font l’écho, autour de la figure de Deleuze, qu’il s’agisse de la préface de Manuel Esposito à Herman Melville, ou de la collection « la ritournelle » avec par exemple un essai de Massimo Palma consacré au Velvet Underground. Pasolini s’inscrit également dans ce projet.
Pour revenir à Pasolini, je dirais que le fait de mettre en scène le corps lui permet de questionner les différents regards qu’il est possible de porter sur eux, y compris le sien, qui est (au moins) double : il regarde avec les yeux du poète et avec les yeux du penseur politique. Le corps est donc central dans la mesure où il est traversé par des flux de pouvoir : représenter ces flux revient alors à tenter de penser de quelle manière le pouvoir s’exerce sur les corps, de quelle manière il les transforme, etc., mais cela devient aussi un questionnement sur le pouvoir de la mimèsis, non plus seulement « Que peut un corps ? » mais « Que peut un corps face à une caméra ? » La caméra doit-elle être vue comme un instrument émancipateur, ou bien comme un prolongement par le regard d’une prise de possession du corps de l’autre ? Il y a donc cette double réflexion dans les films de Pasolini, filmer la liberté des corps et en prendre possession, en quelque sorte prendre les corps via l’objet caméra.
Ce qui frappe, c’est donc l’omniprésence des corps et leurs luttes. Dans ce cinéma matérialiste, les personnages exemplifient des problèmes moraux et politiques concrets, ils incarnent autant de manières de vivre sa passion ou de la subir, mais aussi de s’adapter ou de résister au pouvoir dont ils ne sont jamais indemnes, même lorsqu’il s’agit d’amour. Vous évoquiez la scène du bûcher où le Diable (Franco Citti) regarde des prêtres hypocrites brûler un homosexuel — ce qui n’est pas sans rappeler Pasolini et les scandales qui le visent —, mais je pense aussi aux deux jeunes amants duDécaméron, que les parents épargnent seulement parce que le garçon est un bon parti. Pasolini lui-même va jusqu’à apparaître dans deux de ses films, grimé en artiste. Qu’entend-il faire par-là ? Est-ce une manière d’interroger sa propre autorité ?
La présence de Pasolini dans ses films permet l’irruption du Maintenant dans l’Autrefois. Il incarne un poète (Chaucer) et un peintre (disciple de Giotto) montrant ainsi la place de l’artiste dans la société de son temps. Pasolini n’intervient pas dans ses autres films à l’exception notable d’Œdipe roi et surtout de ses documentaires – Enquête sur la sexualité et Carnet de notes pour une Orestie africaine : il se présente alors comme un corps engagé en lutte avec son époque, il la questionne par sa présence même, il est à la fois en phase avec elle et en décalage. Il propose autre chose dans la Trilogie, sa présence permet à l’œuvre de devenir « une expérience particulière non mythifiée » (cf. p. 149) comme il le dit lui-même, il cherche à ajouter une dimension de vérité par sa propre présence dans les films de la Trilogie, une sorte d’écart par rapport à la fiction, en somme, un jeu. Il y a effectivement une dimension de jeu dans son apparition dans Le Décaméron et Les Contes de Canterbury. Mais ce « déguisement » lui permet avant tout, en se plaçant dans le cadre, de développer une mise en abyme, une réflexion sur le pouvoir de la mimèsis. Il y a donc un mouvement double, le déguisement, la comédie, mais cette légèreté apparente a en réalité quelque chose de provocateur, comme je le dis dans mon essai, c’est un « exhibitionniste surdoué » (p. 151). Pasolini s’expose : au sens aussi où il ne craint pas de prendre des risques. Dans ses propres films, Pasolini est un corps exposé : vulnérable et exhibé. Le corps de l’artiste, en l’occurrence Pasolini, est le corps d’un artiste scandaleux dans son propre pays. S’il incarne un artiste (un poète et un peintre) dans les deux films, il incarne ce qu’il était aussi dans la vie (en plus d’être poète, Pasolini peignait).
Le corps, c’est aussi la sexualité dont le cinéma de Pasolini est si riche : ce sont des corps désirants qui affrontent la loi et que la Trilogie s’amuse à enchâsser ou mélanger, composant une vaste typologie — ou topologie —, où la tradition et la norme sont débordées, à tel point que vous parlez d’« une orgie narrative » (p. 115). Une figure paradoxalement très moderne, car issue de l’Orient fantasmagorique des Mille et Une Nuits, se détache d’ailleurs dans sa subversion du pouvoir, celle de Zoumourroud — femme noire qui deviendra roi en se faisant passer pour un homme. Cette dimension émancipatrice explique-t-elle votre choix de publier aux éditions de la Variation un essai sur Pasolini, aux côtés de textes féministes ou portant sur la contreculture rock ? Quel vous semble être l’apport de Pasolini à ces luttes contemporaines où ce sont justement les corps (leur liberté et leur appropriation) qui sont en jeu ?
La dimension émancipatrice de l’œuvre de Pasolini est bien un trait d’union entre cet essai et d’autres publications parues à La Variation. Pasolini m’intéresse avant tout en tant qu’intellectuel engagé qui aborde les sujets les plus brûlants, questionne la normativité par ses réflexions sur la sexualité. Ce choix éditorial est à lier directement à notre intérêt pour la déhiérarchisation des savoirs : traduire Virginia Woolf et Cesare Pavese, rééditer des textes de féministes de la première vague (Madeleine Pelletier, Nelly Roussel), et lier tout cela à la contre-culture. Déhiérarchisation ne veut pas dire dévaluation mais bien mise en contact de certaines zones qui ne se rencontrent pas toujours, et en ce sens le titre représentatif de ce mouvement de déhiérarchisation des savoirs est sans doute Lacan écoute les Cramps dans la mesure où László fait se rencontrer le rock, la psychanalyse et la philosophie. Quelque chose, en ce qui concerne la psychanalyse, qui a été tenté par exemple par Klaus Theweleit. Déhiérarchiser les savoirs, cela peut vouloir dire, justement, continuer ce que j’ai identifié comme un geste pasolinien, celui de la liaison, comme je l’écris dans mon essai : « Pasolini est un artiste de la liaison » dans la mesure où il « cherche à faire se rencontrer les mondes que la société veut séparer » (p. 13). Pasolini dit de lui-même qu’il est un corps en lutte (cf. p. 151).
J’irais ainsi jusqu’à dire que ce qui nous intéresse dans toutes les strates de la culture, à La Variation, ce sont des corps en lutte. Et nous tentons de repérer les différentes formes d’écritures (ou représentations, mises en sons) de ces corps. Le corps en lutte, comme Basquiat, ou comme les punks féministes dont parle Paula Ringer, ou encore Madeleine Pelletier. Des corps en lutte avec les institutions psychiatriques (Lacan écoute les Cramps), des corps en lutte avec le capitalisme (The Velvet Underground. Le son de l’excès). Virginia Woolf elle-même est un corps en lutte avec le conservatisme de son propre milieu. La déhiérarchisation vise à multiplier les façons d’écrire, de lire, de devenir. En ce sens, il devient tout à fait possible de faire se rencontrer par notre ligne éditoriale des auteurs comme Woolf, Pelletier, Roussel, Pavese, que des textes sur Pasolini, Basquiat, les Cramps, le Velvet Underground ou encore les punks féministes anglaises et américaines. La Variation rejoint donc Pasolini par un goût certain pour les marges. Les prochains textes à paraître vont dans ce sens. Par exemple, Walter Benjamin, substance de Massimo Palma : là encore la question des marges est évoquée dans la mesure où Palma parle des expériences que Benjamin a pu faire avec différentes drogues, de ses expériences et de ses textes les plus connus sur le haschich à d’autres substances, traçant ainsi un parcours à travers l’œuvre et la pharmacie de Walter Benjamin.
Le cinéma de Pasolini s’ancre dans la tradition italienne tout en la bousculant, comme c’est le cas du Décaméron, Pasolini choisissant une réécriture qui rende visible le Sud : les autorités, le plus souvent moquées, y sont contestées par la mise en avant de leur hypocrisie et des marges qu’elles répriment. Cette réécriture ou relecture du passé s’accompagne donc aussi, paradoxalement, d’une liberté de ton, d’un montage qui peuvent rappeler le cinéma subversif et dialectique d’un Godard, comme s’il y avait une pensée par les images plus sauvage que la théorie et l’essai. Que permet cette sorte de rupture permanente avec les canons italiens et avec la modernité ? S’agit-il finalement de réhabiliter le passé ou plutôt d’esquisser un contrepoint au présent ?
Avec la Trilogie de la vie, Pasolini fait quelque chose d’assez particulier : il subvertit des classiques littéraires (ce qu’il fait déjà avec Œdipe roi), on peut y voir une forme de démystification. Il décentre ainsi ces textes, ils n’appartiennent plus (seulement) aux érudits dès lors qu’il les adapte au cinéma, en les modifiant, en les transformant, en se les appropriant. En ce qui concerne LeDécaméron, il le déterritorialise, en passant de Florence à Naples, en passant de la langue de Boccace, l’un des pères de la langue italienne (avec Dante, Pétrarque…) au napolitain. C’est en ce sens que l’on peut comprendre l’importance des dialectes dans ses films qui lui permettent de contester la culture imposée par le centre : à ce moment-là en Italie, dans les années 1970, la langue tend à se normaliser notamment par l’influence de la télévision, et parmi les éléments de la culture populaire qui tendent à disparaître, on retrouve les dialectes qui sont particulièrement chers à Pasolini, dans la mesure où ses premiers textes publiés sont ses poèmes écrits en frioulan. Ainsi, par l’approche qu’il développe pour adapter les œuvres littéraires, Pasolini illustre ce qu’il nomme lui-même le rapport dialectique avec les pères dont j’ai parlé plus tôt.
Il ne s’agit pas de nier toute forme d’héritage culturel (solution proposée par certains mouvements d’avant-garde comme les futuristes), mais de le réélaborer, de le subvertir. Ainsi, il semble bien difficile de parler d’une rupture, du moins d’une rupture totale. Paradoxalement, hériter, en tant que geste pasolinien, devient une forme de provocation. Il ne s’agit pas non plus de nier la modernité : au contraire, par son œuvre autant que par sa présence, Pasolini incarne la modernité en Italie de son vivant, et peut-être même encore aujourd’hui. Le regard tourné vers le passé ne fait pas de lui un antimoderne, encore moins un réactionnaire, on pourrait parler plutôt d’un dialogue constant avec le passé, entre le passé et le présent, pour le présent. Ou comme l’écrit Giorgio Agamben dans Qu’est-ce que le contemporain ? : « Celui qui appartient à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui ni n’adhère à ses prétentions, et se définit, en ce sens, comme inactuel ; mais précisément pour cette raison, précisément par cet écart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres à percevoir et à saisir son temps. »
Enfin, est-ce que selon vous Pasolini — du moins son cinéma — a aujourd’hui des successeurs ? Qu’est-ce que ce serait qu’hériter de sa conception du corps ?
Une magnifique rétrospective de films pasoliniens a été organisée à la Bibliothèque du Centre Pompidou au printemps 2021 (« Pasolini, Pasoliniennes, Pasoliniens ! ») qui permettait de découvrir quelques héritiers de Pasolini (très exactement l’influence de ses documentaires). On peut penser à Cecilia Mangini, ou encore Lino Del Fra (pour ne citer que deux noms). Pour le cinéma de fiction, évidemment Marco Bellocchio. Au-delà de ces noms, je pense à Miguel Gomes et Gus Van Sant (qui a d’ailleurs rencontré Pasolini en 1975). En ce qui concerne Gus Van Sant, je dirais que c’est sa manière de représenter les marges – sa fascination pour les outsiders présente dès son premier film, Mala Noche (1985) – et les corps qui le rapproche le plus de Pasolini : la prostitution masculine dans My Own Private Idaho (1991), où l’on retrouve même Rome dans une courte séquence ; les cowgirls lesbiennes dans Even Cowgirls Get the Blues (1993) ; les junkies dans Drugstore Cowboy (1989) – ce qui permet de faire un lien entre Pasolini et Burroughs. Avec un film comme Paranoid Park (2007), en s’intéressant au milieu du skate à Portland, Gus Van Sant continue sa représentation et son questionnement des marges. Le désert s’impose comme un autre point commun avec Pasolini, dans une suite de films qui inclurait la séquence finale de Théorème, Porcherie et le Gerry (2002) de Gus Van Sant. En ce qui concerne Miguel Gomes, les points de rencontre sont multiples et parcourent toute sa filmographie : le colonialisme dans Tabou (Tabu, 2012) ; le lien direct avec Pasolini dans l’immense trilogie de Gomes, Les Mille et Une Nuits (As Mil e Uma Noites, 2015), dans laquelle le réalisateur portugais questionne les conséquences de la crise financière sur les corps. Gomes, comme Pasolini, a recours à une forme passée, le conte, pour parler de son présent. L’hybridité générique d’un film comme Ce cher mois d’août (Aquele Querido Mês de Agosto, 2008), qui mêle fiction et documentaire, n’est pas à nouveau sans rappeler les expérimentations pasoliniennes, en particulier certains films de fiction toujours à la limite du documentaire, ou qui contiennent ce que l’on pourrait appeler des éclats documentaires (une sorte d’effet de réel pasolinien). Un court-métrage aussi brillant que Redemption (2013) n’a rien à envier à des courts-métrages de Pasolini comme Che cosa sono le nuvole ? ou La sequenza del fiore di carta. Hériter de Pasolini, en ce qui concerne la représentation des corps, cela veut dire choisir de représenter la vulnérabilité, la nudité, la fragilité, la précarité des corps.
Justine Rabat, Pasolini, corps vu – corps nu, éditions de la Variation, octobre 2022, 189 p., 18 €.