Elisa Shua Dusapin (Le Vieil incendie) : du trouble entre les humains

« Elle ajuste la position de sa capuche. Ses bracelets tintent. Pour qui les porte-t-elle, se pare-t-elle aussi quand elle est seule ? Je ne lui ai pas connu de relation. Je suis avide de savoir si elle aime, si elle est aimée, mais je ne sais pas parler d’amour et tout ce que j’ose lui demander c’est :
-Tu ne t’ennuies pas trop à Périgueux ? » (Le Vieil Incendie).

À trente ans, en Suisse romande, maintenant en France, et pas seulement au sein de l’espace francophone puisqu’un National Book Award lui a été attribué en 2021, Elisa Shua Dusapin connaît le succès. Son quatrième roman, Le Vieil Incendie est salué par toute la presse française, depuis Le Figaro jusqu’à L’Humanité, en passant par le feuilleton littéraire de Tiphaine Samoyault dans Le Monde (déjà, en 2020, dans ces mêmes colonnes, Camille Laurens n’avait pas tari d’éloges pour Vladivostok Circus).

Paradoxalement, on sent Elisa Shua Dusapin sinon embarrassée par cet accueil du moins sur ses gardes, craignant d’être absorbée et stérilisée par la parade quasi permanente dans les médias à laquelle désormais soumet le champ littéraire quand un livre est sorti du lot par les instances et les agents de la légitimation. Sa crainte est palpable, tangible : que le spectacle et le marché lui prennent tout son temps, pour vivre et pour créer. Et qu’elle ne soit plus à même de se consacrer à l’élaboration d’une œuvre. Parce qu’en fait c’est de cela dont il s’agit, non pas seulement publier des livres mais bien écrire pour conjurer la trahison du jour (je reprends et remanie ici une de ses formules dans Vladivostok Circus).

©editionszoe_2023

Bien évidemment, je n’aurai pas la folie (ni la naïveté) de prétendre divulguer la vérité du texte d’Elisa Shua Dusapin, je me bornerai à partager l’interprétation que j’en fais, ce qui est susceptible d’être énoncé comme la « représentation d’une possibilité » – pour emprunter à la langue de Marguerite Duras, ce qui est loin d’être gratuit lorsque on est interpellé comme je le suis par les quatre romans de l’auteure jurassienne et, en particulier, par son dernier.

En ces temps où le spectaculaire et le simulacre supplantent le pensé et le sensible, le « roman » qu’Elisa Shua Dusapin est en train d’élaborer est peu fréquent : de livre en livre – comme en variation continue -, elle apprend à faire ce à quoi ne se mesure qu’un petit nombre d’auteurs, en l’occurrence un roman qui s’écarte du raconté, du bavardage et du sempiternel reportage, parce que ce qu’il convient de dire c’est ce qu’on ne dit pas, soit parce qu’on vous interdit votre langue (« – Quand parler coréen est devenu passible de mort, la mère de ta grand-mère a préféré se trancher la langue plutôt que de se soumettre à l’éducation japonaise, tu savais ? », Les Billes du Pachinko) et que l’usage d’une autre vient la recouvrir (dans Les Billes du Pachinko, le français pour Claire, le japonais pour ses grands-parents), soit parce que c’est ce qui échappe au discursif et à la représentation et que seule l’écriture l’exprime, et encore à certaines conditions, du fait qu’elle confronte à ce manque qui structure l’existence. Dans ces parages, indubitablement, Elisa Shua Dusapin croise Marguerite Duras : « C’est par le manque qu’on dit les choses, le manque à vivre, le manque à voir. C’est par le manque de lumière qu’on dit la lumière, et par le manque à vivre qu’on dit la vie, le manque du désir qu’on dit le désir, le manque de l’amour qu’on dit l’amour ; je crois que c’est une règle absolue » (Le Livre dit).

Le Vieil Incendie ressort par conséquent de ces ouvrages précieux qui tendent à subsumer la défaillance des langues et à interroger la prétention des littérateurs à transcrire l’indicible, attendu que le déchiffrement du vivant et de l’existant impose de saisir le peu de réalité auquel on a accès dans les interstices isolant les signes : « En regardant bien, je me suis rendu compte qu’au lieu de l’encre, je ne voyais que l’espace blanc entre deux traits, l’espace de la lumière absorbée par le papier, et la neige éclatait, réelle presque. Comme un idéogramme. J’ai parcouru d’autres planches. Les cases commençaient à se tordre, à s’estomper, comme si le personnage cherchait son chemin en dehors d’elles. Un temps dilaté. » (Hiver à Sokcho) De cette manière, on débusque ce qui niche sous l’apparente communication : une irrémédiable absence de rapport entre les sujets (les parlêtres), ou s’il y en a, du rapport, il est bigrement difficile à établir, à maintenir et à cultiver. Et d’abord dans la famille. Et même entre deux sœurs. La parole y a sacrément du mal à circuler. L’aphasie de la cadette Véra en est comme une effrayante et affolante métaphore : « Il a pris les escaliers. Véra s’est retournée. Elle avait l’air plus sûr. Le chaton dans mes bras, j’ai suivi mon père jusqu’aux premières marches. Je lui ai crié qu’il ne savait rien de ma sœur. D’une voix blanche, j’ai ajouté qu’elle pourrissait ma vie, je comprenais notre mère, je détestais cette maison, je détestais ma sœur, j’aurais voulu qu’elle ne soit pas née, j’en avais marre de tout faire pour la protéger, elle n’était qu’une égoïste, pire, une débile, idiote, juste bonne à cracher des limaces. Je me méprisais d’avoir de telles pensées. » N’ignorant pas que la langue fournit au mieux un mi-dit, Elisa Shua Dusapin ne s’escrime donc pas à tout rapporter des retrouvailles d’Agathe et de Véra, après quinze années de contacts espacés entre elles et le décès de leur père intervenu cinq ans plus tôt. Elle se contente de les montrer réunies dans la maison de celui-ci, là où elles ont passé leur enfance, dans l’unique but de liquider les affaires du disparu, à quelques jours de l’entrée en vigueur de la vente à laquelle elles ont consenti faute de moyens financiers suffisants pour conserver la bâtisse. Si en neuf jours de cohabitation les jeunes femmes réussissent à vider la demeure, elles ne parviennent pas entre elles à vider leur sac : « Toi non plus, tu ne sais rien de ma vie. » Par le toucher, elles se signifient une reconnaissance et une acceptation mutuelles qui ne dissipent pas intégralement l’incertitude du parler : « Je me redresse aussi. Ma sœur prend ma main. Je ne sais pas si elle s’accroche ou cherche à me soutenir, mais à cet instant précis, je suis certaine que nous pensons la même chose : maintenant, il faut s’en aller. Retourner dans la maison. Prendre nos valises, nous enlacer sur le perron, avant de partir dans les sens opposés en bas de la pente. »

Ne tentant pas de dépeindre la réalité sur un mode mimétique et pompier, le phrasé d’Elisa Shua Dusapin ne relève pas davantage d’une coulée de conscience ni d’une veine intime, de surcroît limpide et simple dans ses tours et sa rhétorique. Son écriture a en effet valeur de tamis : un grand nombre de propositions indépendantes, parfois des nominales, une syntaxe ne mobilisant que peu de relatives et de complétives, un agencement misant sur la juxtaposition et l’effet de collage, la période est bannie, et les enchâssements aussi, aucune esbrouffe, la romancière tresse un filet (un récit à la première personne et au présent de l’indicatif) ne ramenant dans ses mailles que de l’indécidable.
Et pour cause : sa matière participe de ce qui (fait) trouble (entre) les humains.

Elisa Shua Dusapin, Le vieil incendie, 144 pages, éditions Zoé, août 2023, 16,50€

Poursuivre : entretien avec Elisa Shua Dusapin par Jean-Michel Devésa