Entretien avec Elisa Shua Dusapin : « devenir écrivaine n’a jamais été un souhait en soi »

© Photo de J.-M. Devésa

Quand nous nous sommes rencontrés en Dordogne, début 2023, lors de la résidence d’écriture que vous avez effectuée à La Maison du Goupillou, vous disiez à vos hôtes et à vos interlocutrices et interlocuteurs, que votre roman en chantier (c’était Le Vieil Incendie) concernait l’aphasie et deux sœurs, et que vous l’aviez situé dans la région. Pouvez-vous nous préciser comment vous est venue « l’idée » de ce livre, comment elle s’est imposée à vous ? 

La genèse de chaque texte me reste mystérieuse à moi-même, l’élaboration est lente, prend des années, les projets se superposent… Pour Le Vieil incendie, j’avais l’intuition qu’après trois romans situés en Extrême Orient, du côté de mes origines maternelles, j’avais besoin de revenir à ma région natale, du côté paternel. Je voulais aussi explorer le lien sororal, moi qui ai trois sœurs cadettes alors que mes narratrices étaient toutes filles uniques. L’enjeu de la langue m’était plus ou moins évident aussi. Jusqu’alors, mes personnages s’exprimaient dans diverses langues sauf en français, alors que c’est la langue dans laquelle j’écris. J’ai perdu une grande part du coréen en fréquentant l’école en Suisse. Je l’ai réappris plus tard, mais cela a amené une certaine tension dans mon rapport au français. Chez mes personnages, la langue n’est pas le vecteur de la communication la plus authentique. J’exprime plutôt les choses à travers la description des corps, des perceptions physiques et sensorielles. Dans Le Vieil incendie, pour une fois, j’ai voulu créer des personnages franco-français, pour qui la langue, ou le monolinguisme, n’est pas un enjeu. En fin de compte, Agathe, la narratrice, vit à New York, elle est scénariste et doit écrire en anglais. Quant à sa sœur, Véra, restée en Dordogne (où je suis née), elle est carrément… aphasique !

Dans un article de la presse suisse romande (publié le 4 septembre dans L’Illustré), vous réaffirmez qu’au lycée, au seuil de l’âge adulte, vous ne rêviez pas de devenir écrivaine. Vous ne semblez pas avoir été de celles et de ceux qui sont travaillés et habités par une irrépressible « vocation » littéraire. Parmi vos enseignants, Madame Dominique Blétry laquelle a été votre professeur de français pendant votre année de maturité, a joué un rôle essentiel, elle a été une incitatrice et une lectrice. Son influence peut-elle être rapprochée de celle exercée par Louis Germain à l’endroit d’Albert Camus ? Est-ce la relation privilégiée que vous avez alors tissée avec elle qui vous a conduit à vouloir suivre les cours de l’Institut littéraire de Bienne ?

En effet, devenir écrivaine n’a jamais été un souhait en soi. Cependant, mes premiers textes, écrits à 17 ans, au lycée, m’ont fait comprendre l’importance de l’écriture dans ma quête identitaire, tendue entre l’Occident et l’Extrême Orient. Si j’ai rêvé d’être admise à l’Institut littéraire, c’est parce que j’avais entendu dire (dans un article de journal, lu par hasard au moment de mon baccalauréat) qu’on y passait trois ans à pratiquer l’écriture, en dialogue avec des écrivains. J’avais l’impression que mes premiers textes n’étaient pas encore aboutis, qu’il me manquait juste un peu de temps pour y travailler encore, avant de faire « de vraies études » et d’exercer « un vrai métier ». L’éthologie me passionnait. Je n’avais aucune idée du monde professionnel de l’écriture. Madame Blétry a joué un rôle important dans mon parcours, en me rassurant sur ma légitimité à trouver ma propre voix littéraire. Elle m’a fait découvrir des textes contemporains, ainsi que les éditions Zoé. J’étais à des années-lumière d’imaginer que mes textes, ébauchés sous son regard deviendraient mon premier roman, « Hiver à Sokcho », édité justement par Zoé ! Mon éducation asiatique, marquée par des valeurs confucéennes, m’a rendue très reconnaissante envers mes enseignant(e)s ou mes mentors en général. Je pense notamment à ma professeure de violon, dont je joue depuis l’âge de cinq ans, instrument qui a été une véritable école du rythme, de la justesse, du phrasé dans mon écriture.

Au lycée cantonal de Porrentruy, dans le cadre de votre maturité gymnasiale (l’équivalent du baccalauréat), vous concevez et élaborez un recueil de textes tramés d’introspection et de questionnements identitaires. Encouragée par Mme Blétry, vous commencez (sauf erreur de ma part) à publier dans des supports locaux. Mais c’est à Bienne que vous avez sauté le pas en décidant de vous consacrer entièrement à la littérature. La formation que vous y avez suivie a-t-elle contribué à forger votre voix romanesque laquelle à mon sens n’est pas sans parenté avec l’écriture de Marguerite Duras, ou l’a-t-elle confortée ? Est-là que votre aptitude au « narratif » (pour reprendre les propos de Mme Blétry) s’est affermie en un art du roman combinant l’intuition, l’expression des sentiments et des émotions, et le travail de la langue et de formes ?

Mes études à l’Institut littéraire suisse ne m’ont pas appris à écrire dans le sens technique, pas consciemment du moins, mais m’ont permis de développer une conscience de mon travail, notamment grâce aux échanges avec mes collègues. J’y ai posé les jalons de mon auto-critique, ce qui a accéléré la confiance en moi nécessaire à l’aboutissement d’un projet littéraire, même si je reste marquée par un syndrome de l’imposteur qui ne faiblit pas malgré la reconnaissance de mon travail dans le monde entier.

Dans quelle mesure concevez-vous et élaborez-vous vos textes « en empruntant à la bibliothèque » ? À l’horizon de quel(s) modèle(s) esthétique(s), de quelle(s) grande(s) œuvre(s) contemporaine(s) ou du passé déployez-vous votre écriture ?

Mon processus d’écriture n’a rien d’intellectuel : j’écris en me laissant guider par mon intuition et mes émotions. Dès que je me mets à les conscientiser, je me juge sévèrement et en général, j’efface tout, perds du temps. Aussi, je n’essaie pas de me situer par rapport à un modèle esthétique ni à (trop) me comparer. Cela dit, en amont de chaque projet d’écriture, je lis énormément afin de m’entourer d’une bibliothèque de travail, constituée de quelques textes qui deviendront mes modèles et auxquels je reviendrai durant tout le processus créatif, avant de passer à un autre projet et à sa bibliothèque propre. Certains textes ont été particulièrement marquants, par exemple « L’Amant » de Marguerite Duras, dont je connais certains passages littéralement par cœur.

Avez-vous voulu approfondir avec ce roman un des motifs que vous aviez abordés dans Vladivostok Circus(Éd. Zoé, 2020) ou dans l’un de vos précédents ouvrages (Un hiver à Sokcho, Éd. Zoé, 2016 ; Les Billes du Pachinko, Éd. Zoé, 2018) ?

La genèse de chaque texte me reste mystérieuse à moi-même, l’élaboration est lente, prend des années, les projets se superposent… Pour Le Vieil incendie, j’avais l’intuition qu’après trois romans situés en Extrême Orient, du côté de mes origines maternelles, j’avais besoin de revenir à ma région natale, du côté paternel. Je voulais aussi explorer le lien sororal, moi qui ai trois sœurs cadettes alors que mes narratrices étaient toutes filles uniques. L’enjeu de la langue m’était plus ou moins évident aussi. Jusqu’alors, mes personnages s’exprimaient dans diverses langues sauf en français, alors que c’est la langue dans laquelle j’écris. J’ai perdu une grande part du coréen en fréquentant l’école en Suisse. Je l’ai réappris plus tard, mais cela a amené une certaine tension dans mon rapport au français. Chez mes personnages, la langue n’est pas le vecteur de la communication la plus authentique. J’exprime plutôt les choses à travers la description des corps, des perceptions physiques et sensorielles. Dans Le Vieil incendie, pour une fois, j’ai voulu créer des personnages franco-français, pour qui la langue, ou le monolinguisme, n’est pas un enjeu. En fin de compte, Agathe, la narratrice, vit à New York, elle est scénariste et doit écrire en anglais. Quant à sa sœur, Véra, restée en Dordogne (où je suis née), elle est carrément… aphasique !

Au risque de vous paraître indiscret, je souhaiterais que vous nous en disiez un peu plus quant à la « fabrique » de ce roman : lorsque vous avez eu le sentiment de « tenir » le motif du livre, comment avez-vous procédé pour donner corps à vos personnages et les insérer dans une intrigue ? Êtes-vous de celles et de ceux qui ont le souci de disposer d’un plan, plus ou moins détaillé, avant de se lancer dans la rédaction proprement dite ? Éprouvez-vous le besoin de réunir une abondante documentation avant de vous plonger dans l’écriture, que ce soit l’émergence du schéma narratif du livre ou sa mise en œuvre ?

Pendant longtemps, durant l’écriture, je ne sais pas ce qui advient. Généralement, une ambiance, un lieu sont des ancrages à partir desquels apparaissent des personnages. J’essaie de faire des plans pour me rassurer, mais dès la première phrase, l’épreuve de l’écriture me mène ailleurs et je ne le contrôle pas. Plus l’écriture avance, plus je fais connaissance avec mes personnages. Arrive un moment, tardivement, où je peux me laisser guider par eux. Alors écrire peut devenir un plaisir, et pas seulement la réponse à un besoin mystérieux, tendu, au fond de moi. Tout cela est intuitif, je peux difficilement l’expliquer… Je me documente, bien sûr, lis et marche beaucoup dans la nature, visite des expositions, vais au cinéma (le domaine visuel m’inspire plus que la littérature). Je m’immerge systématiquement dans les univers respectifs de mes romans, en me rendant sur place, en m’investissant physiquement.

Au Goupillou, j’ai l’impression que vous étiez méthodique et disciplinée, passant de longues heures à votre table de travail. Vous a-t-il fallu beaucoup de temps pour disposer du premier jet de ce Vieil Incendie ? Relisez-vous et corrigez-vous le premier jet de votre livre au fur et à mesure qu’il est écrit, ou préférez-vous vous acquittez de cette tâche une fois la première version du texte couchée sur le papier ? Pour mettre au point votre texte, pratiquez-vous le « gueuloir » ? Vous entourez-vous d’un rituel d’écriture, d’un ou de plusieurs objets-fétiches ?

Je ne suis pas du tout méthodique ! Ou bien, je ne m’en rends pas compte. Je n’écris jamais en-dehors d’un projet d’écriture spécifique, et même lorsque l’un d’entre eux est lancé, je passe plus de temps à y penser qu’à écrire. Écrire m’effraie, je crois… Donc je m’impose un délai de remise du texte final à mon éditeur, sans quoi je procrastinerais indéfiniment. Je me mets à écrire quand la pression est trop forte. Lors de notre rencontre au Goupillou, mon délai de remise du manuscrit était imminent, d’où mon quotidien ascétique, extrêmement concentré.

Dans l’écriture, êtes-vous sujette au doute ? Sollicitez-vous l’avis d’un(e) ou de plusieurs lecteurs (ou lectrices) privilégié(e)s, de la personne qui chez Zoé est votre éditrice, pendant que vous échafaudez votre roman ou attendez-vous de disposer d’un état du texte à vos yeux satisfaisant pour le leur montrer ?

Le doute et le questionnement sont si présents en moi qu’en fait, le moment d’écriture est rarement une source de plaisir, mais le soulagement et la satisfaction à la fin d’un manuscrit rachètent tous les découragements. Je ne supporte pas de montrer un texte que j’estime inabouti, mais j’ai besoin d’en parler souvent, à une ou deux personnes dont je peux compter sur la franchise. Quant à mon éditrice, nous avons relativement peu d’échanges. Je lui soumets des extraits une ou deux fois avant les épreuves finales. J’ai besoin de cette autonomie qui me fait penser qu’au fond, je dois être plus sûre de moi que je ne crois, au niveau technique, littéraire.

En lisant plusieurs des entretiens que vous avez accordés à la presse, en vous écoutant lors de votre récent passage sur le plateau de la RTS (Radio Télévision Suisse), j’ai cru déceler chez vous une pointe d’inquiétude, à savoir que le succès mérité de vos livres ait pour contrepartie des tournées de promotion de plus en plus prenantes, si bien que vous n’ayez quasiment plus le temps de créer. Est-ce que je m’égare ? Et si non comment espérez-vous concilier les exigences de l’écriture avec la nécessité de défendre votre production ?

Mes livres sont traduits dans plus de trente langues, il y a des adaptations au théâtre, au cinéma, et je reçois effectivement toujours plus de sollicitations. Sachant qu’un seul e-mail peut m’empêcher d’écrire toute une journée, je suis contrainte de me reclure dans des résidences d’écriture où je peux me détacher de tout cela, retrouver de l’espace mental, la capacité à rêver, qui me sont absolument nécessaires.

Dans Le Vieil Incendie, vous mettez en scène deux sœurs, Agathe et Véra, qui cinq années après le décès de leur père se retrouvent pendant neuf jours dans la maison de celui-ci pour la vider avant sa vente. Elles ont été enfants les témoins de la dégradation des rapports que leurs parents entretenaient entre eux deux. À six ans, Véra a été atteinte d’aphasie. Agathe n’a « jamais pu cesser de soupçonner » que sa cadette lui « couper délibérément l’accès à son intérieur ». Bref, au sein de la famille comme dans le couple, vos personnages se heurtent, et s’accrochent, en raison de leur impossibilité à communiquer vraiment. Les corps mais aussi le langage et les conventions sociales font obstacle. En fait, même quand on échange des mots, des phrases et des discours, on ne se parle jamais. Seriez-vous encline à considérer que les humains sont condamnés à une solitude radicale, ontologique ?

Disons que je n’ai pas envie de croire à une solitude ontologique : je cherche à faire se rencontrer mes personnages. Leurs difficultés, je ne les décide pas. Je ne les imagine pas spécifiquement non plus : elles surgissent au moment où j’écris. Peut-être que cela reflète mes propres empêchements, dont je n’aurais pas conscience comme je me reconnais peu dans mes narratrices. J’aimerais pouvoir m’exprimer sans les mots, par la seule émotion. Je me sens plus à l’aise avec l’expression du corps, ou dans le silence… Alors que mon outil principal est devenu la langue. Ce paradoxe s’exprimer apparemment dans mes textes. En tout cas, mon éducation multiculturelle et plurilingue m’a donné la conscience intime de l’altérité, de l’étrangéité : je les porte en moi. Au-delà encore des différences culturelles, je suis fascinée par la différence fondamentale de l’autre. Nous avons tous une perception différente d’un événement vécu en commun, ce qui favorise ou accroît le sentiment de solitude, même en compagnie des êtres les plus proches. Les écarts de perception avec les autres me fascinent. Tout comme le malaise que l’on peut ressentir vis-à-vis de soi-même.

La réception critique du Vieil Incendie avance qu’il s’agit « peut-être » de votre livre « le plus personnel à ce jour ». Dans le roman, votre narratrice s’attèle à une adaptation pour l’écran de W ou Le souvenir d’enfance de Georges Perec. Visionnant un de ses entretiens, elle s’attarde à une remarque de l’écrivain déclarant « n’avoir aucune imagination » quoique cherchant « à en trouver ». Pour ma part, je m’interdirai de vous interroger sur la dimension autobiographique de ces pages, en revanche je voudrais vous demander si vous ne pensez pas que la distinction entre vécu et invention est assez ténue, sinon poreuse, et qu’à bien des égards toute tentative de restitution d’une expérience ou d’éléments biographiques ne va pas sans la « fictionnalisation » de ceux-ci.

Absolument ! C’est bien pour cette raison que ce texte de Perec me bouleverse. J’estime que le récit autobiographique de ma vie n’aurait pas d’intérêt à être partagé, car ce qui devient signifiant à mon sens, je m’en aperçois à travers le temps, lorsque les événements vécus ont pu se décanter, et qu’il n’en reste qu’un détail, un élément auquel je n’aurais pas forcément prêté attention de prime abord, mais devenu évident dans l’agencement d’un nouvel ordre narratif, à travers des personnages et des situations fictives. C’est ainsi que je me sens le plus proche de moi-même, des émotions qui m’ont traversée, et que je cherche à rendre d’une manière ou d’une autre. Je prends des notes quotidiennes dans mes carnets, mais je ne les relis jamais ! Le travail se fait par lui-même, sous la peau… Mes romans ne sont ni autobiographiques, ni autofictionnels. Aussi, j’ai tendance à me méfier de mes idées, de mes jugements, souvent trompeurs. J’essaie de rester dans un rapport physique à l’écriture, connecté aux sensations corporelles, qui elles, ne peuvent mentir. Même si, ensuite, il s’agit de les interpréter…

Elisa Shua Dusapin, Le vieil incendie, 144 pages, éditions Zoé, août 2023, 16,50€

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