Une métaphore privilégiée de l’esprit moderne. C’est ainsi que l’essayiste et romancier Malek Abbou caractérise le labyrinthe dont il donne aujourd’hui une vue d’ensemble aussi extraordinaire qu’inédite à travers un ouvrage-somme paraissant aux éditions Bouquins sous sa direction. Dans un grand entretien, il nous conduit à travers les subtilités d’un symbole protéiforme puissamment humain et hautement ancien.
Malek Abbou, comment est née l’idée d’un ouvrage sur le thème du labyrinthe ?
D’une interrogation sur le fonctionnement de ma pensée… s’il me faut préciser une intention, une idée-force ou ne serait-ce qu’une nuance de couleur ; si je dois trancher un dilemme, solutionner un problème mécanique ou répondre aux défis terminologiques d’une traduction, ma pensée s’exerce d’abord en tours et détours, suscitant des reliefs imprévus avant de pouvoir saisir son objet. Elle se déroute et se retrouve dans une forme paradoxale de « progression à rebours » qui est aussi une des caractéristiques majeures du labyrinthe. Une amie, l’essayiste et romancière Cécile Guilbert me proposa un jour d’objectiver dans un livre, en collection Bouquins, l’intérêt personnel que je porte à cette figure. Je me suis donc mis au travail, d’autant que n’existait en France aucune étude conséquente sur le sujet. Pour être complet, je dois dire aussi que cet ouvrage porte la trace de mon goût personnel pour la flânerie. Errer dans une cité inconnue de soi mobilise l’esprit d’aventure et l’instinct de jeu. Flâner permet également de vérifier le postulat de Walter Benjamin qui voyait dans la ville « la réalisation du rêve ancien de l’humanité, le labyrinthe ». À l’origine de ce livre, il y a donc également cette expérience personnelle de la déambulation vague par quoi je considère aussi le labyrinthe comme un rythme. Et pour rendre compte de la complexité descriptive de ses rythmes, il était nécessaire de doter nos pages d’une illustration abondante et variée que le lecteur, du moins je l’espère, ne manquera pas d’apprécier à sa juste valeur.
De quelle façon, en assumant le jeu de mot, se sont formés les angles de cette somme de recherche ?
En remontant le temps… En allant repérer les premiers décors pré-labyrinthiques existants du côté des chasseurs paléolithiques des plaines d’Ukraine, 15.000 ans avant notre ère. Au départ d’un petit bracelet d’ivoire de mammouth, j’ai tiré un fil jusqu’à… disons Lara Croft. En passant naturellement par l’Antiquité gréco-latine, le Moyen-Âge, la Renaissance et les Temps modernes. Mais compiler la somme des différentes compositions formulaires connues du labyrinthe à travers les âges est d’un intérêt limité. Cette accumulation devait donc se disposer au service d’une enquête qui s’est donnée pour but de problématiser son objet en éclairant les permanences, les métamorphoses et les résurgences du labyrinthe. Par exemple, dans son chapitre explicitant les sources du labyrinthe médiéval, Jean-Marie Guillouët dévoile comment, sans rien abandonner de sa profondeur métaphorique, le labyrinthe s’est adapté au christianisme au départ d’un héritage littéraire antique, passé entre autres auteurs par Virgile, Ovide et Pline l’Ancien. Dans la recherche des sources et la mise en relation des faits historiques, l’approche chronologique croise nécessairement la géographie. Notre recherche devait être menée non seulement en Europe, mais sur plusieurs continents afin de montrer la densité de pensées et d’affects investis dans le labyrinthe, la manière dont les hommes, ici et là, ont imaginé leurs cosmogonies, développé leurs pratiques artistiques et leurs mythologies, échafaudé leurs métaphysiques et leurs systèmes philosophiques au départ de cette figure immémoriale.
Notre époque a tendance à décliner le motif sous ses aspects les plus inquiétants. Dans n’importe quelle fiction dystopique, le labyrinthe cristallise la menace et l’épouvante. Sans vouloir éluder la dimension ténébreuse du labyrinthe que rappelle le Shining de Stanley Kubrick, notre étude a voulu aussi rétablir dans ses droits une mémoire heureuse du labyrinthe où les plaisirs sensibles et le jeu, dans leurs dynamiques émancipatrices, ont toute leur part.
Vous évoquez en avant-propos une inédite levée de barrières disciplinaires dans l’orientation de votre choix des contributions.
Oui, parce que le labyrinthe est un espace topologique qui ne tient pas en place dans les mots. Cet indiscipliné déborde régulièrement son propre signifiant. Pour rendre compte de sa plurivalence et approcher son mystère, je me devais de ne pas corseter ma recherche dans un exercice de réflexion hyperspécialiste. De là, mon choix d’associer à cette étude, non des experts ès-labyrinthes s’il en est, mais des personnalités en capacité d’ouvrir et relier, tracer et croiser des voies originales. Les contributions de Henri-Alexis Baatsch, Jean-Christophe Bailly, Jean-Yves Bosseur, Régis Boyer, Esther Cohen, Jean-Luc Douin, Bastien Gallet, Jean-Marie Guillouët, Jean-Clarence Lambert et Gilbert Vaudey ont très bien éclairé la ductilité sémantique du labyrinthe et les différents aspects de son extraordinaire figurabilité.

L’ampleur du sujet est-elle l’écueil de ce genre d’ouvrage et quelles limites vous êtes-vous fixées ?
Dans les légendes épiques de l’Inde, le labyrinthe est une formation militaire d’infanterie, de cavalerie et de pachydermie destinée à subjuguer l’ennemi. En Mésopotamie antique, il devient le support d’une science divinatoire complexe. En Égypte ancienne, il relève essentiellement de l’architecture funéraire, et chez les Hopis de l’Arizona c’est un rituel cosmogonique dansé. Dans la France de Montaigne la pensée labyrinthique prend la forme d’une stratégie lettrée de résistance à la censure religieuse. Dans les champs, les collines et les sous-bois de l’Angleterre élisabéthaine, le labyrinthe se confond avec un rite printanier amoureux. Aujourd’hui, on le reconnaît dans l’écriture scénaristique des jeux-vidéo, les dispositifs de gestion et de conditionnement de la clientèle chez Ikea, la complexité insondable des montages financiers des sociétés off-shore et les modèles cognitifs d’organisation des échanges sur l’Internet… j’avoue ne connaître aucun autre symbole dont le champ d’expression soit si vaste. Pourtant, l’ampleur de cette recherche n’a pas été un écueil, sans doute parce qu’il était nullement dans mes intentions de livrer une étude exhaustive du labyrinthe. En vous lançant dans ce type d’ouvrage, vous savez d’avance que votre sujet est inachevable. Dès lors que vous consentez à l’inachèvement, que vous ne prétendez pas livrer ensemble la somme et la clé définitive du labyrinthe, vous avez tout loisir de faire les choix qui vous semblent les plus pertinents et les plus accordés à votre goût personnel. En ce sens, il m’a semblé plus utile d’offrir au lecteur un florilège d’angles et de points de vue aux perspectives renouvelées. Choisir plutôt qu’entasser. Quant aux limites de cette étude, elles sont bornées, si l’on peut dire, par ma sensibilité et celle de mes contributeurs. Mais également par la préférence donnée à des thématiques moins explorées que d’autres. Par exemple, mon peu de goût pour les sciences occultes m’a fait délaisser les labyrinthes de l’alchimie traditionnelle, et j’ai préféré ouvrir grâce à Jean-Yves Bosseur et à Bastien Gallet, deux volets sur les labyrinthes musicaux ; aucune véritable étude n’ayant jamais été engagée en ce domaine, du moins à ma connaissance.
Vous tentez, par le prisme éditorial chronologique, de cerner les traces initiales des premiers labyrinthes et indiquez une origine crétoise sur des pièces de monnaie du Vème siècle AVJC tout en ajoutant que le diagramme spécifique de ce motif apparaît déjà en Europe aux temps protohistoriques. Le labyrinthe est-il tout à fait contemporain des premières représentations symboliques humaines ?
En effet, le diagramme du labyrinthe de type crétois se retrouve sur les frappes monétaires de Cnossos au début du IVe siècle avant J.-C. Mais en réalité, cette très singulière figure est attestée en Europe dès l’âge du cuivre. Son diagramme à la composition formulaire si particulière – trajectoire monodirectionnelle et pendulaire, entièrement réversible, sans chausse-trapes ni culs-de-sac – a été incisé à partir de -3400 av. J.-C. sur les parois et les aplats rocheux, non pas en Crète comme son nom le laisse penser, mais en Sardaigne, dans Val Camonica italien et sur les côtes de Galice espagnole. Les premières représentations de labyrinthe sont apparues bien après les signes symboliques de l’art pariétal paléolithique. C’est pourtant de cet art géométrique préhistorique – en particulier ses motifs de méandre, de chevron et de spirale – que vont s’extraire les premiers graphes labyrinthiques apparus dans le Croissant fertile entre -8000 et -4500… au cours de l’ère néolithique donc, laquelle par ailleurs, associera étroitement au labyrinthe la figure du taureau et celle de la femme pour former une étonnante triade symbolique, possible préfiguration préhistorique du mythe du Minotaure.
Vous laissez justement nécessairement dans Les labyrinthes une grande place à la figure du Minotaure et à son influence diffractée dans le temps. Le labyrinthe a-t-il une origine géographique et symbolique européenne ?
On ne s’étonnera pas de retrouver le motif du labyrinthe d’un bout à l’autre de la planète, dans une très grande diversité de cultures et de civilisations. Et d’autant plus sûrement que la capacité d’invention est commune à tous les peuples, c’est pourquoi il me semble illusoire de rechercher à toute force un foyer originel unique du labyrinthe. Ce que je pense pouvoir dire avec prudence, c’est que les plus anciennes formes de labyrinthes constitués comme tels que j’ai répertoriées, semblent apparaître ici et là dans le Croissant fertile, en Mésopotamie dans la moyenne vallée de l’Euphrate par exemple, et dans les cultures anatoliennes du Haut-Levant. On les retrouve ensuite, un peu plus tardivement, en Grèce orientale, dans l’espace balkano-danubien, dans le bassin méditerranéen, dans les îles britanniques, enfin plus au nord dans les terres bordant la mer Baltique…La distribution géographique du motif m’incline à penser que le labyrinthe a essaimé au départ des deux grandes vagues de migrations humaines, parties d’Anatolie en direction de l’Europe au VIIe millénaire avant notre ère. De fait, l’Europe n’est sans doute pas la patrie d’origine du labyrinthe, mais elle a ceci de particulier qu’elle est le lieu où sa richesse sémantique a été la plus féconde au cours de l’histoire. Et la fable antique du Minotaure n’y est pas pour rien comme nous le relate Jean-Christophe Bailly dans Métamorphoses du labyrinthe. Au Moyen-Âge, la trame circulaire et coudée du labyrinthe crétois se retrouve en partie réinsérée dans la formulation graphique du labyrinthe chrétien qui pavait les nefs de certaines grandes cathédrales du nord de la Loire, et dont l’emblématique exemple reste la Lieue de Chartres. Cette filiation esthétique courant sur plus de quatre millénaires me laisse rêveur.
Dans votre introduction très élégamment intitulée « préambule égaré », vous indiquez que les dernières recherches scientifiques, qu’il s’agisse de la modélisation des immenses filaments d’hydrogène de l’histoire de l’espace comme des récentes cartographies du cerveau humain tendent fondamentalement vers une forme labyrinthique. Qu’est-ce qui in fine ne tient pas foncièrement du labyrinthe dans l’univers authentiquement pris en vue ?
La lumière. Toute la lumière rayonnée par une infinité d’étoiles. Bien qu’elle suive les courbures de l’espace-temps et qu’elle puisse être déviée au voisinage d’une masse, la lumière suit le chemin le plus court. La trajectoire de l’onde lumineuse qui nous vient du soleil est impeccablement rectiligne. En tant que condition première du visible, elle nous dévoile de quoi sont fait les labyrinthes de l’espace.
Le labyrinthe prend après ses premières représentations une fonction principalement religieuse. Vous montrez qu’il s’adapte naturellement aux religions. Puis aux temps modernes, la forme délaisse l’accès à dieu pour devenir chemin multiple, semé d’embûches et de chausse-trappes menant vers une seule issue. Le labyrinthe, dans son déploiement, suit-il le mouvement de l’histoire de l’être ?
On peut toujours déceler dans les différentes formes prises par le labyrinthe au cours de l’histoire, l’empreinte discontinue d’horizons de pensées qui se sont poursuivis jusqu’à nous depuis les premiers questionnements grecs. Si le sens de l’être se constitue dans l’histoire, alors forcément le labyrinthe suit le mouvement de cette histoire et contribue à poser à nouveaux frais la question de l’être et de son oubli.
Le dispositif du web mondial, plus actuelle des formes labyrinthiques, n’aura pas de fin. Les choix étant désormais si pluriels pour l’être humain qu’ils effacent pour et devant lui toute notion de véritable choix, de parcours ou de de chemin consubstantiels à son sens profond, peut-on avancer que le labyrinthe illustre et accompagne la fin de l’homme tel qu’on l’a connu jusqu’à présent ?
Mon sentiment est que la pensée labyrinthique accompagnera l’homme aussi longtemps qu’il cherchera à transformer son milieu naturel. Elle est actuellement une pièce-maîtresse du déferlement numérique en cours et ses potentialités sont infinies, mais je ne suis pas certain qu’elles servent un jour à repassionner la vie comme autrefois les perspectives lettristes et situationnistes dont Gilbert Vaudey nous a exposé toutes les nuances. Dans plusieurs œuvres de science-fiction, le labyrinthe a déjà acquis droit de cité aux côtés d’un nouveau type d’homme extirpé de la réalité dans des proportions inouïes. En songeant au transhumanisme, à son lot de promesses démiurgiques et aux abîmes qu’elles creusent devant nous, ce qui surgit devant moi en première instance, c’est l’image, déjà banalisée par la SF, d’un homme aux processus cognitifs et physiologiques algorithmés en presque totalité, plongé dans la continuité phénoménale d’un labyrinthe immersif de type rhizome, extensible à l’infini… Dans ce genre de configuration mouvante qui peut être étendue ou rompue aléatoirement en chacun de ses points, sans base ni sommet, sans dedans ni dehors, et par conséquent sans issue, dont l’Internet est l’actuel prototype, la notion de choix ne pèse pas lourd en effet. Un homme augmenté, ultra-connecté et implanté de puces peut errer à vie dans cet espace susceptible d’évolutions infinies, et d’autant plus inconsciemment que le labyrinthe sera cette fois installé au cœur du sujet.
Les labyrinthes, sous la direction de Malek Abbou, Bouquins éditions, La collection, 1024 pages, 32€. Septembre 2023.