En allant voir le nouveau film d’Hayao Miyazaki, on ne peut s’empêcher de remarquer combien l’œuvre rend la salle perplexe. Force est de constater que Le Garçon et le Héron ne suit pas la même logique que ses prédécesseurs. De films aux mondes merveilleux, aux personnages pleins de vie, accompagnés par la musique vivifiante d’Hisaishi, Miyazaki réalise cette fois-ci un film économe en mots, aux personnages souvent silencieux voire taiseux et à la musique discrète, mélancolique et proche de Satie. À bien des égards donc, ce film peut laisser interloqué ou décevoir un spectateur vorace de valses tonitruantes, de pouvoirs magiques et d’actions spectaculaires. Et pourtant, le film noue un étonnant dialogue avec son spectateur. Mieux encore, Miyazaki nous parle plus que jamais de son œuvre, de celle que nous sommes tant à aimer, et dont il nous invite à se détacher joyeusement, non sans peine, ni larme à l’œil.
De l’autre côté du miroir
Comme dans de nombreux films de Miyazaki, la structure semble reprendre celle des Aventures d’Alice au pays des Merveilles de Lewis Carroll. Outre la bascule vers un monde merveilleux, qu’on a pu retrouver dans le Voyage de Chihiro aussi bien que dans Mon Voisin Totoro, on y retrouve le personnage cicérone, le Héron, qui va conduire le héros vers une première catabase.
Dans ce nouveau monde imaginaire, l’iconographie ésotérique et surréaliste foisonne et succède à un monde morne, affecté par les restrictions durant la guerre. Un grand soleil de cartomanciens accueille le jeune héros à son arrivée, mais aussi les rideaux monumentaux et inquiétants dignes de Twin Peaks ou encore le prisme jaune qui permet d’accéder au paradis du grand-oncle, très similaire à 2001, L’odyssée de l’espace. À ce titre, on remarquera que Miyazaki retourne à ses débuts les plus baroques où les décors fourmillaient de détails, bien qu’il ait affirmé vouloir plus d’épure à partir de Ponyo.
De cette référence à Alice, on gardera également en tête que tout ce monde imaginaire est rempli d’images au sens parfois allégorique, parfois cryptique. Dans ce monde, les perruches sont devenues des êtres despotiques et sanguinaires, les pélicans des êtres damnés et une flotte des navires sur la mer une illusion. Les règles de ce monde ne nous sont pas données dans leur intégralité et, comme pour Alice, c’est au spectateur de remettre dans l’ordre ce que la fiction désordonne. Car ce nouveau monde, que le spectateur découvre un peu avant la moitié du film, est le miroir inversé, le puzzle décousu, du monde réel contre lequel le jeune héros se bat. La chambre rouge de la belle-mère de Mahito, Natsuko, se retrouve dans les gigantesques rideaux rouges de la salle d’accouchement, mais celle qui était alors si affable bien que rejetée poliment est devenue cruelle avec le jeune garçon (du moins en apparence). Les petites vieilles, curieuses tant de caractère que de corps, sont devenues dans l’autre monde des poupées de bois, talismans destinés à protéger le héros. Le jardin japonais archétypal du manoir est devenu un jardin européanisant et édénique sous la main du grand oncle. On retrouve ainsi, et de façon quasi symétrique, des éléments de la première partie remaniés dans le monde imaginaire. Ces récurrences introduisent dès lors un pacte de lecture qui vise à faire de ce monde un monde essentiellement allégorique où doivent se résoudre les difficultés du deuil. Ce monde initiatique, où l’on vient combattre et se délester de ses pulsions de mort, n’est pas pour autant un monde profondément joyeux.
Exploration au pays des morts
Dès l’ouverture en effet, le film de Miyazaki s’offre comme une descente aux enfers. Réveillé en pleine nuit par une sirène, Mahito, le jeune héros du film, court pour rejoindre l’hôpital où se trouve sa mère, en proie à un incendie. Le jeune garçon hurle, les corps se déforment sous la chaleur de l’incendie, tandis que l’écran s’embrase de plus en plus ; double souvenir traumatique, pour le héros d’une part, mais aussi pour le réalisateur, dont l’enfance est marquée par les bombardements. Il s’agira donc, pour le jeune héros, de descendre aux Enfers pour chercher sa mère, guidé par un inquiétant héron qui lui promet de la retrouver vivante.
Si on a déjà vu, chez Miyazaki, des trajectoires toutes aussi inspirées du mythe d’Orphée (Chihiro, déjà, passait au royaume des esprits pour retrouver ses parents), c’est peut être la première fois chez Miyazaki depuis Mononoké que la mort est présente d’une manière aussi macabre. La mort de la mère du héros est ainsi rejouée lors d’épisodes fulgurants, où on aperçoit son visage à travers les flammes, tandis qu’elle appelle son fils. Plus tard, le héron rappelle au garçon qu’il n’a pas pu voir le cadavre de sa mère : il s’agit donc pour Mahito, plus que de retrouver sa mère, de voir la mort « en face ». Dans un accès de rage, qui est aussi une pulsion morbide, il se frappe le visage d’une pierre qui se couvre de sang. La mort, ici, n’est pas le fait des seuls esprits, au contraire, elle est profondément incarnée. Le héron, personnage central qui fait basculer le film dans le merveilleux, marque le premier cette résurgence corporelle. Il exhibe des dents proéminentes, déglutit, retourne sa peau pour faire apparaître un autre corps aux traits rougis et gonflés : image inquiétante d’un corps en métamorphose ou en putrescence. A l’orée du film, le jeune héros se fait recouvrir de crapauds, qui, déjà, semblent vouloir l’engloutir. Même aux enfers, les morts mangent, dévorent : ce sont les esprits qui réclament, à renforts d’assiettes brandies, le fruit de la pèche des humains, ou les légers wara-wara mangeant les entrailles d’un poisson qui envahissent l’écran, ou encore les oiseaux animés d’un désir de dévoration : les énormes perruches reniflent, comme l’ogre des contes, l’odeur de la chair fraîche, tandis que les pélicans gobent les wara-wara à naître. Ce film fait donc signe vers une mort, non seulement omniprésente, mais également profondément organique.

Pour Miyazaki, il s’agit également d’un film tombeau, qui préfigure sans doute sa propre mort – nous y reviendrons – mais également dans lequel il dissémine des traces de sa propre mère : non seulement les personnage de mère se dédoublent dans le film (la mère de Mahito devenue Himi dans le monde merveilleux dont, dit-elle, la mère est également morte ; et Natsuko, la belle-mère du héros) mais aussi le personnage de Kiriko, une vieille servante revêche mais déterminée, rappelle d’autres personnages des films précédents qui s’inspiraient explicitement de la défunte mère du créateur (la pirate Dora du Château dans le ciel, la vieille Toki de Ponyo sur la falaise…). Film sur les morts, donc, et avec eux : le Garçon et le Héron semble s’offrir comme un autel érigé aux défunts.
Images manquantes
Ce parcours de représentation de la mort se heurte néanmoins à l’autre tendance du film : celui de l’absence inaliénable des morts, que l’horreur du corps ou leur démultiplication ne parvient pas tout à fait à combler. « Il ment, je sais bien que ma mère est morte », assure Mahito face à la promesse du héron. Plus tard, lorsqu’il est mis face à ce qui semble être le corps, bien vivant de sa mère, celle-ci fond et se répand en un liquide noirâtre à ses pieds. Impossible de faire comme si la mort n’avait pas eu lieu, et impossible également de revoir sa mère. Le seul moyen de savoir serait de mourir soi-même : « Ceux qui veulent savoir périront », annonce ainsi le frontispice d’un tombeau, dont l’occupant ne sera jamais révélé. La traversée du monde des morts se fait donc en dehors de tout désir de ramener sa mère morte : c’est plutôt Natsuko, la belle-mère bien vivante, qu’il s’agit de ramener avec soi.

Dès lors, la trajectoire du film est celle d’une sublimation de la mort, autrement dit, il s’agit pour Mahito de faire le deuil de sa mère, d’accepter son absence, et d’accepter, du même coup, une nouvelle figure maternelle en la personne de Natsuko. Ce processus se produit dès l’arrivée de Mahito au royaume des morts : poussé par les pélicans à ouvrir la porte du tombeau, il est initié par le personnage de Kiriko, non pas à voir ce qui se cache derrière la pierre tombale, mais plutôt aux usages mortuaires : tracer une frontière entre soi et le mort, s’incliner, ne pas se retourner. L’usage qui panse se substitue à la pulsion de voir. Plus loin, confronté à un pélican agonisant, le jeune héros refuse de mettre fin à ses souffrances, mais accepte malgré tout de lui offrir une sépulture, et lui creuse une tombe. Comme souvent chez Miyazaki, c’est grâce au travail manuel que se répare un lien brisé avec le monde. C’est par le soin qu’il offre aux morts (en les nourrissant, avec Kiriko, ou en creusant une tombe) et aux vivants (en soignant le héron après l’avoir blessé, et en acceptant pleinement Natsuko) que Mahito regagne sa place et parvient à rentrer chez lui.
La sublimation de la mort passe également par un travail de métamorphose ; s’il ne s’agit pas de revoir les morts, ceux-ci se montrent donc sous un jour nouveau, comme transformés. La mère de Mahito n’est pas la statue de cire du début, mais la jeune Himi, qui surgit elle aussi des flammes. Le feu traumatique du début devient feu de joie et de vie, un feu d’artifice tels que les japonais en tirent pendant les matsuri, ou bien un feu salvateur qui sauve le héros. La mort, chez Miyazaki, ne fige rien : il persiste, même au-delà de la mort, la nécessité d’un changement perpétuel. Face aux pierres que lui tend le maître du monde merveilleux, Mahito rétorque ainsi « elles devraient être en bois. Ce sont des pierres tombales ». Refus donc, de l’immuable de la pierre ; le bois, matière vivante, témoigne plus du changement nécessaire du monde. Là est toute la simplicité du travail de deuil tel que Miyazaki le représente : il faut accepter que les choses se transforment. Le travail de deuil, on le voit, est un travail de création ; face à l’aveuglement qu’impose la mort, il faut créer, transformer. C’est ce qui est particulièrement bouleversant dans le dernier geste d’Himi : en retournant dans son monde et en laissant partir Mahito dans le sien, elle confond geste de mort et de vie. « Oui, je vais mourir, mais quel bonheur ce sera de donner naissance à Mahito ! ».
Telle est la portée initiatique du film, dont le titre marquait déjà la proximité avec la fable : le monde onirique permet au jeune héros de comprendre les épreuves du monde réel, et de les surmonter pour pouvoir pleinement grandir.

Une inquiétante étrangeté
L’initiation du héros passe également, pour lui comme pour le spectateur, par un apprentissage des signes. Dans le monde réel ou dans le monde imaginaire en effet, aucun endroit ni aucun personnage n’est totalement ce qu’il semble être. Ainsi, les Pélicans ne sont pas maléfiques par essence, mais par le résultat d’un mauvais choix du grand oncle ; le Héron saura devenir un adjuvant du héros ; Kiriko n’est pas seulement cette vieille dame rusée et aigrie tandis que Natsuko et le père ne sont pas insensibles pour s’être mis ensemble après le décès de la mère. Le film s’offre donc comme l’apprentissage d’une complexité inhérente aux choses et aux êtres.
Tout le film baigne dans cette inquiétante étrangeté, où les personnages et les choses sont ambivalentes. La séquence initiale présente une mère heureuse dans les flammes qui la consument. Mahito semble être plus proche de l’animal que du garçon lorsqu’on le voit traquer avec succès Natsuko dans les bois ou ramper à quatre pattes pour ne pas se faire remarquer. Tokyo sous la guerre est plus proche de l’Enfer que ne l’est le monde du grand oncle. Le héron est un animal majestueux mais aussi un monstre perfide, avant de devenir un allié pas tout à fait fiable. Le grand oncle lui-même est une figure à la fois paternelle rassurante (en comparaison avec le père à la logique purement mercantile et méprisante) et en même temps dangereuse. Il accepte ainsi de relâcher Mahito et de ne pas avoir d’héritier pour son oeuvre, mais demande tout de même à son héritier de reprendre son oeuvre avant de partir. Le pélican est un animal maléfique mais dépossédé de la possibilité d’agir conformément à sa nature. Finalement, il devient, dans la bouche du héron, un « noble pélican ». En ce sens, les personnages et les lieux ne sont jamais tout à fait ce qu’ils semblent et le héros, avec le spectateur, doit apprendre à discerner les émotions des autres jusqu’à leur faire confiance.
C’est que tout le film met en scène le combat de la vie sur la mort du jeune Mahito, pris en tenaille par des sentiments contradictoires face à une nouvelle réalité qu’il ne considère pas immédiatement comme amicale. La mort de sa mère, le remariage de son père, un nouvel enfant dans la maison, un entourage roublard et chapardeur sont autant de raisons pour le jeune héros d’abandonner la vie. Le héron cendré agit dès lors comme l’incarnation des interrogations morbides et des désirs de suicide du jeune garçon qui n’hésite pas à se frapper jusqu’au sang. Il singe horriblement les paroles que le jeune garçon imagine venir de la mère (« Sauve-moi, Mahito ! ») avant de reprendre les cris du jeune garçon (« Maman ! »).
À cela s’ajoute le jeu antagoniste des couleurs et des éléments. Les bleus, associés à l’eau et aux représentations mélancoliques (le marais attenant au manoir, sur lequel le héron se pose élégamment, comme dans une estampe), connotent non seulement la tristesse du personnage mais la mort elle-même : la mère de Mahito fond comme de l’eau, le monde imaginaire est submergé, les lieux sont détruits par des rivières qui débordent. A contrario, le rouge et le feu deviennent des éléments positifs de vie, bien que la mère soit morte consumée par les flammes. À ce titre, le film est probablement plus terne que tous les films précédents de Miyazaki. Mais il rend aussi, avec des techniques et des effets nouveaux, la vivacité des flammes, les faisant plus saisissantes que les manifestations mélancoliques.

Une dernière révérence
Si Le Garçon et le Héron étonne par son caractère énigmatique, éminemment plus mélancolique, il n’est pas pour autant en dehors du champ fictionnel miyazakien. Au contraire, le film apparaît comme une somme de son oeuvre, hors de laquelle il nous congédie gentiment.
C’est le propre des œuvres cohérentes que de faire référence à d’autres titres du même auteur. En ce point, les autres films de Miyazaki ne sont pas différents. Que l’on repense au Vent se lève (2013) où le réalisateur livrait ses conseils sur la création en revenant sur quelques uns de ses thèmes les plus emblématiques ; ou, plus anecdotique, au moteur Ghibli à l’intérieur de l’avion de Porco Rosso (1992), tous les films de Miyazaki ont un rapport intertextuel étroit avec d’autres films de son oeuvre. Mais dans Le Garçon et le Héron, Miyazaki pousse cette logique à une dimension méta-discursive qui engage une conversation avec son spectateur.
D’abord, par la reproduction de plans similaires aux films précédents, Le Garçon et le Héron frappe la mémoire de son spectateur envahi d’images résurgentes. En effet, le film dissémine les références aux précédentes œuvres du réalisateur jusqu’à reparcourir l’œuvre entière du maître. On retrouve des résurgences de Ponyo dans les enfers inondés du monde merveilleux mais aussi dans le personnage de Kiriko qui rappelle Toki, le personnage symbolisant la mère de Miyazaki ; les navires illuminés rappellent les faisceaux lumineux que constituaient les avions écrasés dans Porco Rosso ; les collines arborées, dans lesquelles le héros s’engouffre par un trou de haie, rappellent Totoro ; les insectes de l’Éden du grand-oncle ressemblent à ceux de Nausicaa de la Vallée du Vent (1984 – dont on remarquera que la tenue du grand-oncle est très proche de celle de la grand-mère dans Nausicaa) ; les créatures comme les pélicans ou les poissons rappellent les singes de La Princesse Mononoke (1997), les ombres, celles du Château ambulant (2004) … Les exemples ne manquent pas et ne pourront pas se tarir parce que le film nous amène vers une synthèse conclusive et inéluctable de l’œuvre du réalisateur.

Cet effet de bouclage est redoublé dans le film par l’œuvre vacillante du grand-oncle qui menace de s’ébranler. Sa recherche d’un héritier pour transmettre le monde qu’il a façonné se termine par le refus du jeune Mahito ne souhaite pas poursuivre l’œuvre de son aïeul, préférant retourner dans son monde malgré la « stupidité » des hommes. Pourtant, le grand-oncle présente treize pierres taillées vierge de toute empreinte maléfique. Ces pierres, dont le nombre ne manquera pas d’interroger le public averti, n’est pas sans rappeler les douze films de Miyazaki (le treizième pourrait être La colline aux coquelicots, fait en collaboration avec son fils Goro ; la conversation entre le grand oncle et Mahito n’est pas si étrangère au refus de Goro Miyazaki de reprendre la succession de son père). Ces pierres ont été réunies à travers divers espace-temps. Or, que font les films du réalisateur sinon traverser l’espace (européen, japonais, merveilleux) et le temps (moderne et achronique) ? La tour elle-même, bâtie autour de l’astéroïde, est un portail qui connecte tous ces univers entre eux, nous révèle Himi, la mère de Mahito. Et en parcourant le couloir du temps, on n’aurait pas été étonné de voir s’ouvrir une porte vers la colline de Totoro ou l’île de Laputa.
De là, une certaine amertume est sensible dans le film : personne ne reprendra sans doute l’œuvre du maître. L’héritage de Miyazaki dans l’animation japonaise (et en premier lieu le studio Ghibli, qu’il a fondé avec Isao Takahata) semble en effet voué à disparaître dans les prochaines années. La technique purement manuelle prônée par Miyazaki, très coûteuse et chronophage, n’est plus défendue que par lui au Japon, et les nouveaux studios d’animations ont de plus souvent recours à la sous-traitance en Chine ou à l’utilisation de la 3D. Le Garçon et le Héron nous présente donc la fin d’une ère. Pas de fin heureuse pour le monde merveilleux, qui est annihilé à la fin du film. La transmission souhaitée par le grand-oncle est un échec : Mahito refuse de reprendre un monde, certes magique mais profondément corrompu.
Malgré cette transmission ratée, qui s’achève par l’explosion sanglante de la pierre très similaire à un cœur, le héron finira par adresser à Mahito un message libérateur : celui de l’oubli naturel de ce monde merveilleux désormais éteint.
Et vous, comment vivrez-vous ?
En cela, le film s’adresse directement à son spectateur. Celui-ci avait déjà été interpellé par le titre du livre d’après lequel Miyazaki a réalisé Le Garçon et le Héron : Et vous, comment vivrez vous ? De Yashino Genzabûro. Cette question adressé par un homme en fin de vie est aussi une invitation, comme pour le jeune Mahito, à s’emparer du réel et à produire une oeuvre différente de la sienne. Dans le monde réel, d’ailleurs, une époque cède déjà la place à une autre ; les maisons traditionnelles japonaises, que traversent Mahito et Natsuko au début du film, laissent place à une plus grande ouverture au monde occidental – la petite famille ne vit plus dans le grand manoir traditionnel mais dans une villa occidentale attenante. Dans le monde merveilleux, les premières pierres taillées que présente le grand oncle à Mahito sont des pierres tombales nous dit le jeune garçon, celui dont le prénom signifie « l’homme qui dit vrai ». Il y préfère objets en bois. Car le bois, malgré sa fragilité face au feu, peut être remplacé (Tokyo en flammes sera reconstruite) tandis que les marbres froids des tombes conservent à jamais une oeuvre stérile.
Ainsi, ce monde magnifique, que représentent les œuvres de Miyazaki,tout comme le monde merveilleux façonné par le grand oncle de Mahito, ne doit pas conduire les spectateurs à le vénérer et à le préserver coûte que coûte comme le souhaite le roi perruche. Ce monde comme son œuvre sont sur le point de mourir et doivent être dépassées afin que nous ne mourrions pas à notre tour. La seule chose que Miyazaki nous laisse est cette craie, trouvée par terre et faite d’une puissance immense, un stylet donc, que Mahito garde dans sa poche à la fin du film avant de revenir à Tokyo. Le personnage ferme la porte de sa chambre sans se retourner ni repenser aux aventures traversées. L’oubli a déjà commencé.
Il n’est donc pas étonnant si on pleure beaucoup, et d’autres avec nous, en voyant s’afficher les crédits sur fond bleu, ce même bleu qui est celui du studio Ghibli, mais sans son Totoro emblématique, en écoutant la chanson « Spinning Globe » de Kenshi Yonezu. Ainsi va la vie, nous semble dire Miyazaki qui nous adresse une dernière révérence et nous encourage à continuer de vivre, quitte à l’oublier, après sa mort.
Le Garçon et le Héron peut laisser un goût amer par son caractère énigmatique, souvent silencieux face à nos attentes de spectateur cherchant toujours à être émerveillé par l’imagination et la puissance de vie des films de Miyazaki. Pour autant, le réalisateur nous laisse un film considérablement riche en interprétations, particulièrement émouvant pour qui aura suivi son oeuvre intégrale et les liens tissés avec la vie de son auteur.
En nous préparant à sa disparition, Miyazaki nous fait une politesse. Et de cela, nous le remercions.
Hayao Miyazaki, Le Garçon et le Héron (Titre original Kimi-tachi wa Dō Ikiru ka). Avec les voix de Gavril Dartevelle (Mahito Maki), Padrig Vion (Héron gris), Juliette Allain (Kiriko), Pauline Belle (Himi), Dimitri Rataud (Shoichi Maki), Julie Pilod (Natsuko), François Marthouret (Grand-Oncle). Studio Ghibli. Distribution Wild Bunch Distribution.