Écrire sa critique sur le Procès Goldman après l’attaque du Hamas contre Israël, et c’est tout le sens que l’on souhaitait donner au film qui bascule. Dans ces conditions, la critique se doit – au-moins – d’être à la hauteur des enjeux qui lui ont été légués par les Lumières : émancipation des opprimés, construction d’une société du discours en contre-force, contrepoids, contre-tribunal au réel apocalyptique qui, sinon, englue tout. Reconquérir des droits sur le réel : voilà la mission de la critique. Au moyen de médiations artistiques en mesure de faire percevoir qu’est possible un autre réel que ce réel de bruit et de fureur qui envahit tout.
Dans l’ère médiatique, il est souvent question de ce que l’on voit et de ce que l’on ne voit pas. Dans les films aussi. Dans le film de Cédric Kahn, on ne voit pas le meurtre. Il est hors-champ, comme dans toute bonne tragédie, comme dans tout bon film de procès qui se respecte. A la place de la scène de meurtre, un film, une construction du visible et de l’invisible s’invite pour faire penser, c’est-à-dire arbitrer, juger, sur ce que nous pouvons seulement imaginer : depuis ce qui est dit, joué, raconté, suggéré par le film même.
Un crime crapuleux a été commis. Sur deux femmes et aussi sur un homme qui a participé à la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. Le drame est aussi celui-là : Pierre Goldman, celui qui est accusé d’avoir commis ces crimes n’aurait jamais dû se retrouver dans la situation d’être accusé. Pas parce qu’il est (peut-être) innocent (comment savoir ?) mais parce qu’il incarne au moyen de tout son être une révolte contre cet ordre du réel-là même, crapuleux et sale, qui consiste à tuer des personnes vulnérables. Il existe de grands crimes, c’est vrai, mais, dans le même temps, il n’existe pas de petits crimes.
Ce que le film raconte : il n’y a pas eu de retour à un ordre de Justice à la suite du travail de la Résistance en lutte contre le nazisme, en réponse à la Shoah, à la suite même des années 1970 qui ont été aussi des années de révolte vécues contre ce manque de Justice en réponse à l’immense et incommensurable dommage commis contre le Peuple juif. La réussite du film tient, ainsi, à l’art avec lequel qu’il substitue au verdict judiciaire à propos d’un crime crapuleux un autre verdict, celui-là politique, un verdict justicier, mémoriel, au sujet d’un immense autre grand crime qui consiste à avoir abandonné à eux-mêmes, à leur sort, à la suite de la guerre, les héros de la Résistance et les Juifs : et, parfois, ils étaient les uns et les autres les mêmes personnes.
C’est cela, cet invisible, qui se superpose au visible de ce film de procès qui a été tourné avec un tout petit budget, mais qui s’est rattrapé de son petit budget au moyen d’une dramaturgie remarquable mettant en scène au moins trois personnages clefs dans le procès de Goldman. Du troisième, la femme de Goldman, nous ne parlerons pas, car ce personnage figure dans ce film contre son gré. Kahn a fait, en effet, une bêtise. L’enfer est toujours pavé de bonnes intentions (comme nous le savons). Kahn avait besoin d’une femme racisée pour construire une alliance des opprimés qui soit toujours d’actualité aujourd’hui mais, pour ce faire, il a oublié que lorsqu’on fait du cinéma du réel rétrospectif, on est soumis à une loi implacable, celle de faire en sorte à tous prix pour que le réel fictionné colle maniaquement au vrai, car, alors, la règle du vraisemblable n’est jamais, jamais suffisante, contrairement à ce que l’on pourrait croire. Or, bizarrement, le vrai, concernant un événement du passé a très souvent une valeur testimoniale : et cette dernière a été cruellement retirée au film par la femme de Goldman elle-même au moyen d’un entretien. Rébellion du réel contre la fiction, cela s’appelle. Passons.
Rendre justice au passé, aux victimes comme aux héros du passé, tel est le but profond, néanmoins, du film. Et sa grande trouvaille est qu’il n’est possible d’exercer cette justice immatérielle qu’au moyen de l’incertain et de l’indéterminé : on ne pourra jamais voir et établir avec certitude la scène du crime crapuleux qui est la cause de tout le procès et de tout le film mais, grâce au film, on peut voir qu’il y a eu Justice immatérielle et symbolique rendue aux résistants juifs étrangers. Et Justice est rendue en raison même de l’incertitude au sujet de l’innocence de l’accusé. Le paradoxe bénéfique et réflexif propre à l’interprétation de Kahn réside exactement là, dans ce renversement dialectique : plus on doute de l’innocence de Goldman (cabotin, véhément), plus on se tient fermement à l’exercice de Justice qui s’accomplit tout de même en dépit de la présomption de culpabilité. Retournement abyssal : celui-là même qui est (peut-être) coupable est (absolument) absout en raison de la figuration d’une filiation et d’une généalogie historiques qui le dépasse tout à fait, à laquelle, peut-être, semble suggérer le film, il n’est peut-être même pas à la hauteur, lui, le petit bandit en lequel l’insurrection de 1968 s’est abîmée en néant.
Mais comment est-ce possible un tel paradoxe, un tel renversement ? C’est le cinéma. C’est le cinéma qui le rend possible. Cet Art immatériel est celui qui le rend le plus en capacité de se ressaisir de l’invisible derrière la fausse lumière médiatique qui, toujours, cache en révélant et révèle en cachant. Et la littérature aussi. Le film habille de sa construction du visible et de l’invisible un texte remarquable, poignant. Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France. Livre dans lequel Pierre Goldman se raconte en écrivain. Ce Pierre Goldman, qui meurt ensuite assassiné dans un très probable geste de vengeance de l’ordre policier, a sans aucun doute, dans son existence, réussi, et un livre et un procès, et c’est déjà pas si mal.
Justice a été rendue, donc. Une Justice émancipée des mauvaises actualisations idéologiques politiciennes du temps médiatique qui sont toujours épouvantablement, affreusement charognardes, maléfiquement intéressées : ce gauchisme (qui ne brille pas par sa finesse dans la caméra de Kahn) et ce pseudo-fascisme policier dont on n’oublie pas, en regardant le film, même si c’est injuste pour l’ensemble du corps, qu’il a participé, directement à la Shoah en France en déportant.
Et c’est à ce moment qu’entre en scène dans notre recomposition critique du Procès Goldman un second personnage, extraordinaire, remarquable. Alter Goldman. Un héros de la Résistance juive étrangère. Bundiste dès l’enfance, raconte sa fiche wiki. Un père aussi. A l’enchaînement boiteux et appauvri de la filiation héréditaire qui mettrait en scène un Fils faisant défaut au Père, le film substitue aussi, à la faveur de la déposition paternelle, un Père qui rend hommage à son fils. Cette inversion est poignante. Pour ce qu’elle témoigne de la grandeur de l’amour filial et paternel en dépit même de son enveloppe extérieure, symbolique, dont on sait qu’elle est souvent lézardée, parcourue de grandes failles profondes. On ne compte plus parmi la gente humaine des uns (les fils) et la gente humaine des autres (les pères), ceux qui ont fait défaut, au point qu’il semblerait que ce qui est structurant dans l’alliance père-fils est son impossibilité pleine et entière même. Cependant, dans le film, aucun idéalisme dans ce surgissement du Père-le-Héros. L’alliance a bel et bien manqué, de la grandeur de la Résistance à la petitesse du banditisme crapuleux, mais, à la faveur d’une prise de parole à la barre et d’une adresse, une condition filiale et paternelle de misère est sublimée soudainement. C’est l’acmé du film.
Justice encore.
Enfin, le troisième homme. C’est un avocat. C’est aussi bien un démiurge. Un démiurge faible. Un démiurge petit. C’est le représentant du réalisateur Kahn et des spectatrices et spectateurs à l’intérieur du film. Il est curieux (à observer jouer Arthur Harari qui joue Kiejman) de constater à quel point un froncement de sourcil peut signifier quand il est bien amené… Arte povera du jeu, donc, doté de profondeur du sens néanmoins ! L’angle aveugle, l’énigme du film, c’est à mes yeux davantage Kiejman que Goldman. L’enjeu de jugement pour l’avocat est le suivant dans le film selon le réalisateur Kahn : l’avocat doit-il, oui ou non, rendre perceptible dans sa plaidoirie qu’il est, comme Pierre Goldman, juif polonais ? Le dire, c’est l’utiliser. Le dire et l’utiliser, est-ce stratégique ? Est-ce juste surtout ? Il faut savoir que, dans la vie réelle (et donc, comme dans le film sans aucun doute), l’avocat Kiejman est un fils de Juif polonais qui est aussi fils de déporté. Et il a témoigné de sa condition et de son histoire dans le cadre d’un Grand Entretien patrimonial sur la Shoah à l’Inha. Cette question de savoir s’il faut plaider en tant que Juif – ou non – pour Goldman, dépasse largement le cadre de simples enjeux de rhétorique ou de stratégie, de simples enjeux d’avocasserie, car elle engage tout le film – qui a fait le choix de mettre au centre – comme nous l’avons dit – la question de la Justice à rendre en faveur des résistants juifs comme des victimes juives. Est-ce juste de la part de Kahn d’avoir choisi cette perspective pour juger ce jugement qui fut rendu autrefois sur Pierre Goldman ?
Plus largement : peut-on juger justement un crime indépendamment de procédés d’identification forcément partiels et partiaux qui sont toujours à l’œuvre et qui peuvent être à la source de convictions fortes ? Question d’actualité. Qui suis-je pour juger ? Quels morts vais-je choisir pour juger, pour sauver, ou pour condamner, avec, sans doute, une goutte de Justice en plus (quand ce sont les Miens) ou une goutte de Justice en moins (quand ce sont les Autres) ? Et : est-ce qu’on ne fait pas toujours un choix d’appartenance quand on rend un jugement ?
Les Lumières disaient – dans la bouche de Diderot dans L’Encyclopédie – que, pour juger justement une œuvre, on devait s’émanciper de toutes circonstances, de toutes appartenances, de tout particularisme. En d’autres termes, nécessité pour nous de ne pas récupérer Le Procès Goldman pour les uns ou pour les autres, à la faveur d’un couper-coller de fortune qui exonérerait d’un parti pris partisan, peut-être inconscient, et qui se logerait tout simplement partout. Mystère et misère de la forgerie du jugement critique, de tout jugement en général. Qui parle et juge à travers ma bouche ? Mon sang ? Ma famille ? Ma communauté ? Mon pays ? Ma religion ? La fabrique médiatique ? Mon engagement ?
L’avocat de Goldman porte en lui dans le film tout ce mystère humain insondable qu’il faut aussi situer à l’origine de la recherche de la Vérité et du Juste. Et ce mystère agit toujours de manière inséparable et inséparée de la nature des protocoles de jugement qui sont choisis pour rendre effectif le jugement en question. Sur ce modèle, à l’avenir, revient donc aussi toujours de construire le tribunal et le mode de justice adéquats pour surmonter le crime, tous les crimes, en direction de Déesse Justice.
Le Procès Goldman de Cédric Kahn avec Arieh Worthalter, Arthur Harari et Stéphan Guérin-Tillié, 1h56. En salles depuis le 27 septembre 2023