Cher Maxime,
Je viens de refermer Faire trace, que j’ai lu avec le plus grand intérêt. Nombreuses sont les perspectives ouvertes par le texte qui mobilisent la réflexion de ton lecteur. J’ai particulièrement été sensible à la problématisation (lyotardienne, disons) de la difficulté de parler d’un événement, la Shoah, ayant pour singulière et tragique caractéristique d’avoir détruit sa propre factualité. J’ai souvent eu en tête le paragraphe 22 du Différend qui consiste en un appel relativement optimiste à la puissance créatrice de la littérature, convoquée pour conjurer l’impossibilité de parler…
Le différend est l’état instable et l’instant du langage où quelque chose qui doit pouvoir être mis en phrases ne peut pas l’être encore. Cet état comporte le silence qui est une phrase négative, mais il en appelle aussi à des phrases possibles en principe. Ce que l’on nomme ordinairement le sentiment signale cet état. « On ne trouve pas ses mots », etc. Il faut beaucoup chercher pour trouver les nouvelles règles de formation et d’enchaînement de phrases capables d’exprimer le différend que trahit le sentiment si l’on ne veut pas que ce différend soit aussitôt étouffé en un litige, et que l’alerte donnée par le sentiment ait été inutile. C’est l’enjeu d’une littérature, d’une philosophie, peut-être d’une politique, de témoigner des différends en leur trouvant des idiomes.
Un peu plus haut, Lyotard écrit : « un cas de différend entre deux parties a lieu quand le “règlement” du conflit qui les oppose se fait dans l’idiome de l’une d’elles, alors que le tort dont l’autre souffre ne se signifie pas dans cet idiome » — c’est a fortiori le cas lorsque les archives qui permettraient à la victime d’accuser son coupable sont détruites. Par quel miracle littérature, philosophie et politique pourraient-elles « témoigner du différend » ? Lyotard ne révèle pas ici la manière dont chacune de ces disciplines devrait s’y prendre, ni par quelles jointures elle pourrait s’articuler aux deux autres. Mais ton essai, en revanche, le fait pour la littérature, en montrant comment ce que tu appelles après Derrida le « mal d’archive », c’est-à-dire le défaut des traces consécutif à l’extermination des Juifs d’Europe par les Nazis, a constitué un véritable moteur pour les œuvres que tu étudies : elles « sont en effet en mal de cette archive engloutie, écris-tu, elles souffrent de son absence et la cherchent là où elle s’éclipse. Elle s’écrivent avec le mal d’archive. » (p. 19)
Le chapitre 4 « Essayer-savoir », dans lequel tu caractérises les écritures de la Shoah par leur « effort tendu vers un savoir à trouver et à construire, dans lequel la pensée ne se présente pas comme un état fixe mais est en train de s’élaborer et de se questionner. » (p. 111), m’a semblé jouer un rôle charnière dans ton analyse. Il occupe d’ailleurs peu ou prou le centre du livre.
En amont, en effet, tu présentes surtout des œuvres contemporaines de la destruction (comme celles d’Etty Hillesum ou Hélène Berr) qui tâchent de lui résister en se constituant elles-mêmes comme archives. Tu montres comment ces textes qui pouvaient relever d’abord du journal intime « se transforment pas à pas en une chronique affolée de leur époque et renoncent à se vouer à l’exploration d’une existence individuelle. » (p. 57). En aval, tu analyses plusieurs enquêtes historico-littéraires écrites non par des victimes, mais par des écrivains ayant vécu après l’Holocauste, souvent descendants de Juifs assassinés, comme Daniel Mendelsohn, Lydia Flem ou Ivan Jablonka. Tu y révèles un autre nouage problématique entre le fait et le récit, en étudiant les manières dont s’articulent littérature et historiographie — et les rapports de l’invention et de l’archive, d’une part ; de l’existence singulière et du destin général, d’autre part.
Entre ces deux volets, donc, il y a ce concept de l’« essayer-savoir », qui échappe quant à lui à toutes les distinctions — aussi bien celle qui place la littérature d’un côté et la recherche historique de l’autre, que celle qui distribue les genres littéraires. Il leur échappe car il est leur fondement commun, le cœur architectonique de tout rapport à la Shoah, tout choix de forme d’écriture (document, témoignage, poème, roman ou essai) apparaissant comme une stratégie secondaire, plus ou moins bricolée ou robuste, plus ou moins idiosyncrasique ou reproductible.
Mettre au centre de l’analyse un tel concept nous rappelle me semble-t-il deux leçons capitales : d’une part que la distinction entre la littérature et son autre (que cet autre soit l’écriture du témoin ou celle de l’historien) ne peut jamais être un point de départ. Autrement dit, qu’écrire n’est jamais d’abord « faire de la littérature ». Écrire est toujours opposer de maigres moyens à l’énigme du réel. Tous les moyens ne sont pas aussi bons, sans doute ; mais tous les moyens (ne) sont (que) des moyens. À ce titre, celles et ceux qui se considèrent comme des écrivains devraient ne jamais perdre le souci de retremper leur écriture dans l’exemple de celles et ceux qui leur apparaitraient (si l’on en reste aux statuts et aux institutions) comme des amateurs. D’autre part, que l’événement est un monstre ou un ogre — quelque chose qui avale nos forces et nous domine, quelque chose que nous ne parviendrons jamais à maîtriser. À maîtriser de notre savoir, notamment : l’« essayer-savoir » demeure un essayer. C’est en ce sens que je comprends ta dénonciation, dans le dernier chapitre, de l’appropriation de la mémoire par les industries culturelles.
En le lisant, une objection m’est d’abord venue : lorsque nous lisons Les Disparus de Mendelsohn, par exemple, ne sommes-nous pas dans la recherche d’un plaisir qui devrait apparaître aussi suspect que celui du touriste visitant Auschwitz ? Qui plus est, à partir du moment où les œuvres deviennent des objets culturels comme les autres (accessibles dans des supermarchés, par exemple), la problématisation morale ne devrait-elle pas ressortir, plutôt qu’à une critique de la production (tu condamnes certaines fondations pour la mémoire, mais pas les écrivains ; tous travaillent pourtant dans l’industrie), à une éthique de la réception ? Or en repensant à l’« essayer-savoir », j’ai compris que mon objection ne visait pas juste : car les écrivains dont tu analyses les œuvres, précisément, ne remplacent jamais l’événement par son simulacre. Ils ne parlent jamais des choses et des personnes que dans l’horizon de leur irrémédiable perte. Alors que le centre-ville de Cracovie nous fait croire qu’il nous montre Cracovie, et Auschwitz Auschwitz. La différence est capitale. L’industrie touristique n’essaye pas de savoir, elle reconstitue. Son objet n’est qu’un décor — et celui-ci recouvre le trou béant qu’il aurait dû montrer.
Maxime Decout, Faire trace : les écritures de la Shoah, José Corti, octobre 2023, 252 p., 22 €