Lori Saint-Martin : Lost in traduction (Pour qui je me prends)

Il y aura bientôt un an que Lori Saint-Martin nous a quitté.es. Ce soir-là, nous devions nous retrouver dans un restaurant – sur le canal Saint-Martin –, à quatre traductrices, pour passer une soirée amicale, placée sous le signe des langues, de la littérature, des voyages. Lori était en retard, ce qui ne lui arrivait absolument jamais. Nous commencions vraiment à nous inquiéter quand le couperet est tombé. Une amie nous a appelées pour nous apprendre la terrible nouvelle : Lori n’était plus de ce monde. La nuit l’avait happée. Cette ville où à son grand regret elle n’avait jamais vécu serait celle de son dernier voyage. Nous étions terrassées.

« Mon nom n’est pas le nom de mon père. Ma vie n’est pas la vie de ma mère. Si j’ai changé de vie et de langue maternelle, c’était pour que ma mère ne puisse pas me lire. Si j’ai changé de vie et de langue maternelle, c’était pour pouvoir respirer alors que j’avais toujours étouffé. Je raconte, ici, l’histoire d’une femme qui a appris à respirer dans une autre langue. Qui a plongé et refait surface ailleurs. »

Que reste-t-il quand une femme disparaît ? Il reste nos souvenirs, il nous reste sa mémoire, il nous reste ses livres. Lori Saint-Martin a écrit de nombreux livres. Plus de cent vingt traductions, co-signées avec son mari, Paul Gagné, moult fois récompensées au Canada. Et puis des essais. Et puis de la fiction, des nouvelles. Et enfin ses deux derniers livres, les plus personnels, dont Pour qui je me prends, un récit de vie, une autrebiographie, comme elle disait. Elle y réfléchissait depuis de longues années. Le processus d’aboutissement avait, pour ainsi dire, été aussi long que sa vie elle-même. Elle m’en avait parlé à mesure qu’il émergeait. Elle me racontait les tas de feuilles qu’elle classait par chapitres et posaient devant elle, pour tenter de trouver la meilleure articulation, la colonne vertébrale de son livre…

Professeuse à l’UQAM (Université du Québec à Montréal), elle enseignait la traduction et les études féministes – en français. Elle traduisait de l’anglais et de l’espagnol – vers le français. Elle écrivait – en français. Pourtant, Lori Saint-Martin était née dans une famille anglophone à Kitchener, en Ontario, ville industrielle à la population d’origine essentiellement allemande qui, au moment de la première Guerre Mondiale, avait décidé de mettre de côté un passé devenu encombrant pour complètement se fondre dans le moule canadien anglo-saxon.

La jeune Lori grandit donc dans un univers culturellement uniforme, dans un milieu modeste, où la littérature, l’art, la culture et surtout les autres cultures n’existent pas. Très tôt, elle se sent différente, elle étouffe dans cette vie uniforme où elle ne se reconnaît pas et dont déjà elle veut s’échapper. À dix ans, c’est la révélation : elle découvre à l’école la langue française et c’est le coup de foudre. Dès lors, elle n’a qu’une envie, entrer dans cette langue qui sera son passeport vers l’ailleurs. Elle écrit : « C’est la langue française qui m’a sauvé la vie ». Très bonne élève, elle est la première de sa famille à entrer à l’université. Mais plus le temps passe, plus la rupture avec son milieu d’origine devient inéluctable. Le titre de ce livre vient d’une phrase que lui disait sa mère : « Who do you think you are ? » [« Pour qui tu te prends ? »] Pendant des années, Lori Saint-Martin va s’abreuver de littérature, pour se réinventer. Elle abandonne tout pour renaître ailleurs : elle change de langue, elle change de nom.

Ses réflexions sur le passage d’une langue à l’autre sont en cela passionnantes car rares sont les personnes qui ont vécu cette émancipation par la langue, ce transfert linguistique volontaire dicté par leur conscience en l’absence de toute autre contrainte. Lori Saint-Martin explique en effet qu’elle a deux langues maternelles, celle qu’elle a apprise au berceau, et celle de sa « renaissance ». Elle raconte le lent travail qui consiste à abandonner une culture, comme une vieille peau, pour s’en fabriquer une autre, dans une langue à soi, par laquelle on peut s’exprimer vraiment, en dehors de toute influence familiale et sociale, une langue vierge de tout passé, qui ne lui aurait été enseignée que par la littérature, et qui devient par conséquent très vite sa langue d’écriture. Deux langues, deux identités. Deux langues, deux univers radicalement différents. Lori Saint-Martin est une transfuge de langue comme elle est une transfuge de classe. Qu’est-ce que cela fait de vivre entre deux langues ? Dans cette zone grise où une identité se dilue pour qu’en émerge une autre, et inversement ? Cela serait-il comme les deux côtés d’une pièce, une entité en soi mais avec deux faces différentes ? Est-ce la langue qui fait la culture ou l’inverse ?

Il lui a fallu beaucoup de temps pour revenir vers l’anglais et se réconcilier avec les siens. C’est grâce à ses enfants, à qui elle parle exclusivement en anglais, tandis que leur père leur parle exclusivement en français, que finissent par s’apaiser ses relations avec sa première langue maternelle, avec ses origines, avec sa famille. Ses enfants lui apportent une sorte de transcendance linguistique. Ils portent en eux ce parfait bilinguisme qu’elle n’a pas eu à la naissance mais a conquis seule. Devenir mère la rapproche aussi de sa sœur, sur le modèle des parents, avec laquelle elle n’a jamais eu grand-chose en commun. Ce passage de témoin, d’une génération à l’autre, lui permet également de porter un regard plus conciliant sur le passé, sur son milieu d’origine, sur toutes ces choses qu’elle a détestées. Enfin, elle fait la paix avec les siens.

Lori Saint-Martin était une chercheuse et une intellectuelle, une linguiste extrêmement curieuse, qui explorait les langues, les rapports entre les langues, et ce qu’elles font de nous – car nous ne sommes pas les mêmes selon la langue dans laquelle nous nous exprimons. Son désir ultime aurait été d’apprendre l’allemand, langue des origines de sa famille, héritage qui s’était perdu avec le temps, ainsi la boucle aurait été bouclée. Elle n’en a pas eu le temps. Elle nous laisse un témoignage original et passionnant, truffé de réflexions extrêmement fines sur l’identité, ce qui fait qui on est, comment on se sent ou pas en adéquation avec son milieu d’origine, sa langue d’origine, comment on peut, contre toute attente, y échapper et défier le déterminisme social (et linguistique). Je remercie les éditions de L’Olivier d’avoir republié ce livre, indisponible en France. Être publiée à Paris faisait partie des rêves de Lori. C’est désormais chose faite.

Lori Saint-Martin, Pour qui je me prends, Éditions de l’Olivier, 160 p., 17€, en librairie le 6 octobre