Comment naît une revue ? Existe-t-il un collectif à l’origine du désir de revue ou s’agit-il d’un désir bien plus individuel ? S’agit-il de souscrire à un imaginaire selon lequel, comme l’affirmait André Gide, il faut avant tout écrire dans une revue ? Pour cette dernière prise de parole : Sophie Danis qui, avec Monique Calinon notamment, « cuisine » l’alléchante revue de l’imaginaire culinaire : Papilles.
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Notre revue est née d’un premier sursaut individuel, rapidement repris par un collectif, et plus largement inscrit dans un contexte culturel : en 1991, le directeur de la bibliothèque de Roanne pique un coup de sang en voyant s’ouvrir la plus grande enseigne mondiale de burgers (pour ne pas la nommer) en face du restaurant Troisgros. En peu de temps, il organise la création de l’association des Bibliothèques gourmandes, dévolue à la défense et illustration de l’art culinaire, notamment à travers sa transmission écrite.
Portée sur les fonts baptismaux par un, puis plusieurs bibliothécaires, rejoints par des historiens et autres gens de lettres, l’association crée tout naturellement une revue dont le modèle en matière culinaire reste à ce jour unique en France. Création encouragée par le contexte culturel dessiné par le grand ministre de la Culture qu’aura été Jack Lang, qui avait entrepris d’élargir la notion de culture en y accueillant des domaines jusque-là jugés illégitimes : c’est l’époque, par exemple de l’édition, à l’initiative des ministères de la Culture et de l’Agriculture conjoints (Lang et Rocard), de l’Inventaire du patrimoine culinaire de la France qui comptera 24 volumes. Le tout premier président de l’association des Bibliothèques gourmandes n’était-il pas le Directeur du Livre de l’époque au même ministère, Jean Gattegno lui-même, spécialiste de Lewis Carroll ?
Quant à l’imaginaire, certes il a présidé à l’idée de la revue comme la meilleure forme, durable et seule susceptible de rendre compte d’un domaine aussi vaste ; mais il faut rappeler aussi que l’imaginaire culinaire est l’un des plus puissants ressorts de l’humanité : depuis la simple lecture d’une recette de cuisine jusqu’à l’aide à la survie dans les conditions les plus cruelles, la cuisine est affaire de désir.
Quelle vision de votre discipline entendez-vous défendre dans vos différents numéros ? Procédez-vous selon une profession de foi établie en amont du premier numéro ?
La vocation de l’association figure inchangée sur notre site :
Depuis 1991, l’association Bibliothèques gourmandes accueille les personnes de tous milieux professionnels, érudits ou candides, spécialistes ou curieux, qui s’intéressent à l’art culinaire sous toutes ses formes, et à tout ce qui touche à la table : son histoire, ses arts, ses industries, ses terroirs, ses pratiques et ses coutumes.
L’association œuvre pour la connaissance de la culture et du patrimoine gourmands de toutes origines en publiant la revue semestrielle Papilles, unique dans le paysage français.
Le propre de notre revue est d’être une revue culturelle : par ce terme, nous entendons transversale, au sens où la cuisine (terme plus large que la gastronomie) est un « fait social total ». Nous ne faisons donc pas appel à une discipline mais à toutes celles dont relèvent la cuisine, ses praticiens, ses analystes, ses illustrateurs et ses mangeurs : histoire et géographie, littérature, arts plastiques, économie et sociologie, artisanat, techniques, production, fabrication et consommation…
Comment décidez-vous de la composition d’un numéro ? Suivez-vous l’actualité ou s’agit-il au contraire pour vous de défendre une vision de votre pratique détachée des contingences du marché éditorial ? Pouvez-vous nous présenter un numéro qui vous tient particulièrement à cœur ?
Les numéros de la revue sont thématiques depuis quelques années, et nous traitons généralement soit d’un produit (le café récemment, la pomme de terre, le fromage, etc.), soit d’un aspect de la cuisine et ses prolongements (la pâtisserie, les arts de la table), soit d’un territoire (l’Afrique, le Jura dans le prochain numéro), sans tenir compte de l’actualité, mais uniquement de la richesse du thème. Ce qui ne nous empêche pas d’être ancrés dans le présent voire dans le futur !
Il est difficile d’isoler un numéro tant ils sont complémentaires les uns des autres, prenons donc l’un des derniers : Café, cafés, assez représentatif de notre démarche. Au sommaire, l’histoire du produit, de son commerce et de sa consommation, l’influence des techniques passées et présentes sur le goût du café, son importance dans l’économie mondiale, ses représentations musicale (de Bach à Gainsbourg), littéraire, cinématographique et picturale.
À la création de sa revue Trafic, Serge Daney affirmait que toute revue consiste à faire revenir, à faire revoir ce qu’on n’aurait peut-être pas aperçu sans elle. Que cherchez-vous à faire revenir dans votre revue qui aurait peut-être été mal vu sans elle ?
On peut dire la profondeur, le large et le travers : profondeur historique et anthropologique de la pratique culinaire, cheminements géographiques de la culture culinaire, liens ignorés entre techniques et goûts, etc.
Est-ce qu’enfin créer et animer une revue aujourd’hui, dans un contexte économique complexe pour la diffusion, n’est-ce pas finalement affirmer un geste politique ? Une manière de résistance ?
Oui, bien sûr ! Une manière de résistance, mais surtout pas réactionnaire… Résistance à la raréfaction des soutiens institutionnels et privés dans un contexte de réorientation des politiques culturelles locales notamment, et geste politique pour la défense de la diversité, qu’elle soit de la pensée, des écrits ou… de la cuisine.