Revue Rien de précis : « L’idée est de nous éloigner de toute forme d’actualité »

Comment naît une revue ? Existe-t-il un collectif à l’origine du désir de revue ou s’agit-il d’un désir bien plus individuel ? S’agit-il de souscrire à un imaginaire selon lequel, comme l’affirmait André Gide, il faut avant tout écrire dans une revue ? Entretien avec Marianne Rötig, de la vive et riche revue Rien de précis, lieu même d’inventivité et de création sans relâche.

« C’est mystérieux, une naissance… L’individuel et le collectif se mêlent toujours. Cela faisait très longtemps que je voulais fonder une revue, presque une quinzaine d’année. Soudain, c’était le bon moment, on a trouvé le titre de la revue au café avec une amie, et cela a été le déclencheur. Rien De Précis, cela nous parlait et nous amusait beaucoup. C’est un titre qui permet d’être libre, de voir large, de pouvoir expérimenter. Ce qui m’a toujours fascinée dans les revues, c’est le potentiel de rencontres qu’elles portent. La joie de faire ensemble et de croiser le travail des uns et des autres. Je voulais faire une revue pour qu’on se rencontre. Tout de suite, on a bricolé une sorte de charte minimale : réunions interdites (c’est trop ennuyant), un numéro par an pour ne pas être pressés et avoir le temps de bien faire les choses, et puis à la place des réunions, on organise des bals, un à chaque début de saison (21 juin, 21 septembre, 21 décembre, 21 mars), pour danser ensemble et pour se voir et discuter, et que la ronde s’agrandisse.

Quelle vision de votre discipline entendez-vous défendre dans vos différents numéros ? Procédez-vous selon une profession de foi établie en amont du premier numéro ?

Rien De Précis, le titre le dit, est une revue transdisciplinaire, polymorphe, qui a pour volonté de faire une place à toutes les inventions possibles. Textes, photographie, peinture, collages, dessins, gravures, poésie, prose, et même brouillons, esquisses, post-it pourquoi pas… Tout peut potentiellement se retrouver dans la revue. Le thème du premier numéro, le flou, tenait lieu de profession de foi ! L’idée est aussi de pouvoir sortir des cadres, d’accueillir des personnes qui n’avaient pas l’habitude de participer à des revues, et aussi de s’aventurer hors de nos pratiques lorsque nous en avons une. Dans le premier numéro, il y a notamment un photographe qui fait de la peinture (Gil Rigoulet), un poète qui a fait une mystérieuse contribution sans un seul mot (Guy Bennett), une comédienne qui a fait un collage (Marie-Aude Weiss). On aime bien cette idée que la revue puisse être le lieu d’une expérimentation en cours, qu’elle soit l’occasion de « brouillonner », d’expérimenter des choses inconnues, impossibles. J’aimais beaucoup cette revue de Michel Butel, L’impossible. Notamment pour son titre et ce qu’il proposait : essayer de faire ensemble ce qu’on ne savait pas possible.

Comment décidez-vous de la composition d’un numéro ? Suivez-vous l’actualité ou s’agit-il au contraire pour vous de défendre une vision de votre pratique détachée des contingences du marché éditorial ? Pouvez-vous nous présenter un numéro qui vous tient particulièrement à cœur ?

L’idée est plutôt de nous éloigner de toute forme d’actualité, d’être un lieu assez hors du temps, avec la liberté que cela donne. Nous procédons par thèmes. À chaque numéro, un thème, qui est décliné en une dizaine de mots qui le recoupent, formant une sorte de nuage où on peut se perdre. La sélection des contributions se fait en fonction de ce thème. Pour l’instant, nous n’avons fait qu’un numéro, nous sommes une très jeune revue née dans l’année ! La composition de notre numéro Zéro s’est faite de manière organique, avec une attention portée aux échos. Nous avons aimé que des fils se tissent d’une contribution à l’autre, avec aussi de belles surprises. Par exemple, pour ce numéro qui était consacré au flou, le mot de poussière est apparu à la fois dans un poème de Anne-Claire Thevenot et dans un article de l’universitaire Francesca Balsamo qui est en train d’écrire une thèse sur la poussière. Il y avait aussi le magenta qui a surgi souvent dans les propositions que nous avons reçues, au point de former une sorte de ligne (presque) rouge du numéro et de décider de la couleur de la couverture. Nous essayons de faire une bonne place à l’accidentel, qui nous semble porter une beauté qui a des choses à dire ou tout du moins à montrer.

À la création de sa revue Trafic, Serge Daney affirmait que tout revue consiste à faire revenir, à faire revoir ce qu’on n’aurait peut-être pas aperçu sans elle. Que cherchez-vous à faire revenir dans votre revue qui aurait peut-être été mal vu sans elle ?

Savoir ce qui nous hante est une belle question. Le mot de fantôme faisait d’ailleurs partie de ceux du premier numéro de Rien De Précis et plus largement, il nous parle et d’une certaine manière reviendra sûrement dans les numéros suivants. Plus largement, on pourrait sans doute dire que Rien De Précis aimerait bien faire voir (ou revoir) le…flou ! Dans un monde où tout, et notamment l’information, circule à grande vitesse, est décrypté en temps réel sur des écrans très lumineux, prendre le temps de la brume, se permettre des détours loin des nettetés éblouissantes, cela nous semble important et synonyme de trouvailles. D’une certaine manière, Rien De Précis propose de fermer à demi les yeux (ou de loucher un tantinet), de s’éloigner un temps du réalisme et de la ligne claire, quitte à y revenir ensuite. On aimerait bien être un lieu où il est possible de faire confiance au brouillard et à ce qui peut apparaître dans les interstices, entre les lignes, les choses, les personnes, les idées.

© Dominique Quélen

Est-ce qu’enfin créer et animer une revue aujourd’hui, dans un contexte économique complexe pour la diffusion, n’est-ce pas finalement affirmer un geste politique ? Une manière de résistance ?

C’est sûr qu’il faut sans doute être un peu fou pour faire une revue aujourd’hui ! D’autant plus si on veut être une revue papier, comme on a tout de suite décider de l’être à Rien De Précis. C’était important pour nous qu’il y ait un objet qu’on puisse tenir entre les mains, qu’il y ait le grain du papier et qu’on bataille pour que l’impression soit belle. Mais ce qu’il y a d’intéressant dans les périodes difficiles, c’est qu’on se repére peut-être d’autant mieux entre fous qu’on est moins nombreux, cela permet de se rencontrer, et ça, c’est assez réjouissant. Bien sûr qu’il faut continuer à faire des revues, même si c’est difficile. Et je crois qu’il y a une liberté dans la difficulté même. En d’autres termes, puisque c’est un peu fou, autant y aller franchement et se permettre d’autant plus de folies, de libertés. À Rien De Précis, on vient de décider que pour le numéro suivant, nous ferons cette chose assez absurde et économiquement périlleuse : sortir deux numéros d’un coup le même jour. Juste parce qu’on se dit qu’il peut en sortir quelque chose de nouveau, et aussi parce que cela nous amuse. L’amusement, c’est un mot qui était là dès le début de Rien De Précis et que nous trouvions assez évidemment politique. Pour ce numéro double, il y aura un numéro sur le jour et un sur la nuit. Avec des jeux de passerelle de l’un à l’autre. Avis aux amateurs… Si ces thèmes vous parlent ou que vous voulez nous rencontrer lors du prochain bal, n’hésitez pas à nous écrire !

© Anne-Claire Thevenot