Olivier Gloag : « Oublier Camus » ? Dans la France actuelle, est-ce possible ?

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Olivier Gloag offre au lecteur curieux d’une autre entrée dans l’univers camusien, un essai tonique et stimulant. L’approche en est multiple, à la fois historique, biographique, politique mais aussi soucieuse de l’analyse des textes. Associate Professor à l’Université de Caroline du Nord à Asheville, il a précédemment publié, en 2020 à Oxford University Press, Albert Camus, a very short introduction. Cet essai est édité par La Fabrique dont on sait le choix fait d’essais engagés, « ancrés politiquement à gauche de la gauche, mais sans céder à aucun esprit de chapelle, sans être inféodés à aucun groupe ni parti », selon la déclaration, en 2004, d’Eric Hazan, fondateur de l’édition.

Cet essai qui vient enrichir l’énorme « littérature » critique sur Camus, confronte l’écrivain et ses textes à la question de son engagement en mettant en son centre le colonialisme mais en introduisant aussi d’autres thèmes qui ont été déjà visités dans son parcours, et particulièrement l’opposition Camus/Sartre, la peine de mort, le rapport aux femmes et d’autres encore.

La préface est signée par Fredric Jameson, spécialiste des courants culturels contemporains et de la relation d’un style avec l’histoire sociale ; professeur de Littérature à l’université Duke, auteur d’une thèse en 1961 consacrée à Sartre. On comprendra l’importance de cette introduction en lisant l’essai lui-même. Il écrit, à propos des premières œuvres, « Le cycle de l’absurde » :

« En tant que production linguistique, c’est un tour de force que Camus n’égalera plus jamais. Après son arrivée en France, tout cela cède la place à une mauvaise foi linguistique que l’ouvrage d’Olivier Gloag a le grand mérite de situer, voire d’expliquer : en effet, la mise en partage de la langue métropolitaine vient soudain troubler l’éclatant ciel bleu d’une langue coloniale, d’un Tipasa linguistique. En Algérie, Camus peut se montrer critique et plus anticolonialiste qu’il le sera jamais ; en France, les choses sont plus compliquées ; et quand la révolution lui demande de prendre parti, il n’a ni l’envie ni, peut-être, la capacité de le faire ».

L’essai, précise-t-il, vise « moins Camus lui-même que sa canonisation mainstream ». Effectivement, l’essai d’O. Gloag sort des clous, invite à un sérieux pas de côté pour lire l’écrivain autrement. Car Oublier Camus n’est pas une invitation à effacer Camus de l’Histoire et de l’Histoire littéraire, ce qui serait… absurde ! Mais à accepter d’examiner avec sévérité sa canonisation pour envisager une autre interprétation. Nous en avons donné de nombreux exemples dans nos chroniques précédentes dans Diacritik et nous continuerons à compléter ce florilège en fin d’article aujourd’hui.

La mise en exergue de l’appréciation de Jean Paulhan donne le ton irrévérencieux qui rebondit, tout au long de l’essai, en un style accrocheur mais néanmoins démonstratif, appuyant ses interprétations sur des textes et des faits dont la richesse des notes témoigne. Il faut insister sur ces 348 notes, offrant une somme de lectures impressionnante où quelques critiques algériens ne sont pas oubliés contrairement aux articles de la « Camusland » ; elles montrent le sérieux de l’entreprise de l’essayiste et la possibilité qu’aurait eu l’auteur de déborder des limites données aux essais de cette collection. Reconnaissons qu’il faut une bonne dose d’irrévérence pour introduire dans le champ critique, un autre regard sur « le monument ». Cet essai sera-t-il accueilli avec les mêmes cris d’orfraie que le déboulonnage de certaines statues ?

Le premier chapitre, « Pour un colonialisme à visage humain » – oxymore dont les termes sont impossibles – s’ouvre par une citation de 1939 de Camus. Titre et citation concentrent la position de l’écrivain sur le colonialisme, généreuse en apparence mais totalement irréalisable dans le concret. O. Gloag en passe donc par l’Histoire de la colonisation pour mettre en valeur le rapport Histoire/création littéraire, comme il l’a fait auparavant en introduction pour le contexte de Noces, cette journée de libération du jeune Algérois dans les ruines de Tipasa, rendue possible par les acquis sociaux des années trente.

L’essayiste introduit d’emblée les appellations qui seront les siennes pour désigner les acteurs en présence dans cette Histoire coloniale, les « Algériens » d’une part et les « Pieds-noirs – Européens d’Algérie », d’autre part. Commençant avec le Second Empire (1852-1870), il évoque ensuite le Code de l’indigénat (1881) et rappelle, avec à propos, que « l’antisémitisme et le racisme anti-musulman sont la marque de fabrique de l’Algérie française ». Il recense ensuite les tentatives d’amendement des règles inacceptables du régime colonial mais sans supprimer ce dernier : Clemenceau, plus tard Maurice Violette, tentatives toutes avortées sous la pression des colons. Il s’attarde plus longuement sur le projet « Blum-Violette » et la position du jeune journaliste pied-noir qui adoptera jusqu’au terme de sa vie, la position défendue par ce projet : assouplir, réformer pour conjurer la révolte des indigènes, pour contrer efficacement la montée du nationalisme. O. Gloag consacre alors un développement au fameux reportage de Camus en Kabylie en 1939. La promesse non tenue de de Gaulle lors de la conférence de Brazzaville pousse à la révolte. C’est Sétif et Guelma, le 8 mai 1945. Ici aussi, l’essai revient sur la position de Camus :

« Camus signe un an et demi plus tard une série d’articles intitulés « Ni victimes ni bourreaux », dans lesquels il renvoie apparemment dos à dos les colonisés et les colonisateurs, ceci en plein essor mondial de l’anticolonialisme ; ce sera  la dernière manifestation de la neutralité affichée par Camus ».

L’essayiste en vient alors à une de ses premières conclusions, « une icône utile » : « Camus n’a jamais pu résoudre cette contradiction entre l’humanisme républicain et le colonialisme. Pourtant, le voici aujourd’hui consacré emblème d’une synthèse impossible. Camus est une icône utile, il incarne une solution incantatoire ». Après cette mise en perspective historique indispensable, le second chapitre analyse ses trois œuvres majeures. Il propose un parcours synthétique dans sa perspective de lecture de ces textes tant analysés. Les titres qu’il choisit donne le « la » de sa lecture : « L’Etranger, roman-déni » – « La peste, ou la peur de la contagion » et « Le Premier Homme, « nous allons parler de fort méchantes choses » ». C’est surtout sur le second roman qu’O. Gloag apporte une interprétation inhabituelle que chaque lecteur appréciera : « S’il y a un parallèle à faire dans La Peste, ce n’est donc pas avec l’occupation allemande de la France, mais bel et bien avec l’occupation française de l’Algérie ». Que ce soit de l’ordre de « l’inconscient politique » peut-être mais difficile de le lire dans le roman.

Après ce parcours condensé dans les trois œuvres, assez revigorant par rapport aux antiennes habituelles, le chapitre 3 revisite l’opposition célèbre, « Sartre et Camus, inséparables ». La mise au point, bien documentée, rééquilibre les positions, en remettant l’engagement de Sartre à l’honneur – on sait que l’exécution de Sartre est un mantra à la mode –, et malmène quelque peu les années d’engagement de Camus. Il est tellement bien vu d’opposer le bourgeois Sartre au fils de pauvre Camus qu’on lit ces pages avec grand intérêt : « la rupture entre  Camus et Sartre est perpétuellement rejouée mis désormais comme une farce, par biographies interposées ». Et de citer Bernard-Henri Lévy et Michel Onfray. Donnons ici aussi les sous-titres très parlants qui jalonnent la mise au point de cette querelle :

« Une amitié qui finit mal ? » – « Sartre, intellectuel résistant » – « Camus, « les raisons du retard » » – « Camus, éditorialiste de la Résistance » – « A distance de l’existentialisme » – « Ni victimes ni bourreaux » – « Les Justes, la violence encadrée » – « Critiques et défense de L’Homme révolté ».

« Les lectures contemporaines selon lesquelles Sartre était favorable à la tyrannie, tandis que Camus soutenait la liberté, s’articulent autour de l’engagement anticolonial du premier et de l’anticommunisme du second, plutôt que d’après un bilan objectif  de leurs itinéraires et de leurs prises de position. Aujourd’hui, Camus et Sartre sont donc paradoxalement devenus inséparables : ils représentent des pôles opposés dans les débats fondamentaux sur le racisme et l’oppression sociale sous toutes ses formes. La popularité de l’un correspond à l’impopularité de l’autre, et dans une France qui, comme  le dit l’historienne Malika Rahal, n’a  » jamais fait son tournant anticolonialiste », on comprend mieux pourquoi Camus est à la mode ».

Le chapitre 4 poursuit dans la logique de la démonstration précédente sous le titre « L’anti-Sartre ». Cette fois, c’est une analyse substantielle de La Chute qui est donnée. On notera une des inspirations possibles de ce récit, un récit de Jean Lorrain, mise en valeur par Léon-François Hoffmann en 1969, peu exploitée par les camusiens puisque non signalée dans l’accompagnement critique de La Chute dans la réédition des Œuvres dans La Pléiade. O. Gloag enclenche ensuite son analyse de fond à la lumière de l’opposition à Sartre. Le second temps de ce chapitre est consacré aux nouvelles de L’Exil et le Royaume et au roman inachevé, Le Premier Homme. Dans les premières, « le vernis craque », dans le second, il est plus évident :

« Les écrits de Camus, jusqu’au Premier Homme, tendent à dissimuler son espoir impossible d’un colonialisme à visage humain mais aussi sa peur profonde de tout ce qui ressemblerait, de près ou de loin, à une Algérie indépendante. L’écriture de Camus, floue et passe-partout –une des raisons de son succès – n’est pas un effet de style : c’est l’expression d’un homme hanté par des pensées qu’il sait indicibles ».

Gloag voit dans les nouvelles, trois registres qui dominent : « la colère, le paternalisme et le ressentiment ». Le Premier homme, quant à lui, met en scène « un colon nommé Adam ».

Le 5ème et dernier chapitre s’attaque à quelques réceptions de l’œuvre. Ici aussi, le lecteur est quelque peu bousculé dans la vision qu’il peut avoir de la perfection camusienne, selon la phrase, si souvent entendue des critiques les plus éminents, « Camus ne s’est jamais trompé ».

L’essai visite les positions sur la peine de mort, sur l’épuration, sur les femmes, sur la répression à Madagascar et sur le dialogue engagé par le romancier journaliste, Kamel Daoud.

Lecteur, lectrice, tenez-vous au bastingage pour résister la houle que peuvent provoquer ces analyses (im)pertinentes !

La conclusion, « Camus postmoderne avant l’heure », voit dans l’écrivain un précurseur de la postmodernité dans son désir de mettre de côté l’Histoire ; et donc de son utilité dans le champ idéologique en France comme « écrivain emblématique de la social-démocratie française ». Pour ma part, je mettrais volontiers cette conclusion en écho avec les citations faites d’Edward Saïd, dans Culture et impérialisme, que l’essai donne au chapitre 2 :

« Le style dépouillé de Camus et sa sobre description des situations sociales dissimulent des contradictions d’une complexité redoutable, et qui deviennent insolubles si, comme tant de ses critiques, on fait de sa fidélité à l’Algérie française une parabole de la condition humaine ».

***

Gloag présente son essai dans différents lieux (Paris et Montpellier) ce mois de septembre 2023. Notons en particulier le débat au CAREP (Centre arabe de recherches & d’études politiques à Paris), le 19 septembre animé par Afifa Berrehi, universitaire d’Alger et Sarra Grira, journaliste à Orient XXI et à laquelle on doit un article très intéressant, du 7 août 2023 : « Algérie. En finir ave le mythe Camus ». Elle analyse essentiellement la portée du Premier Homme. En complément, je me permets de renvoyer à mon article tout récent, publié dans Diacritik: « Voyage en colonisation française II – L’installation d’une colonie de peuplement chez Camus ».

Progressivement se constitue une communauté de chercheurs interrogeant autrement l’œuvre de Camus. Car les lectures consensuelles se poursuivent plus que jamais. On ne peut tout recenser. Mais il n’est pas inutile de souligner la place qui est donnée à Marilyn Maeso. Donnons quelques références. Télérama du 3 janvier 2023 publie un dossier « Comment six chercheuses voient l’avenir de notre société » et cette jeune femme, philosophe et spécialiste de Camus qui « a donné l’œuvre la plus généreuse, radicalement actuelle », née en 1988, fait partie de l’équipe. On apprend qu’elle avait publié en 2020, L’Abécédaire d’Albert Camus, anthologie de citations de l’écrivain. Ainsi à « Algérie », la citation-blason choisie est la suivante :

« Etant né dans ce désert, je ne puis songer en tout cas à en parler comme un visiteur. Ets-ce qu’on fait la nomenclature des charmes d’une femme très aimée ? Non, on l’aime en bloc, si j’ose dire, avec un ou deux attendrissements précis, qui touche à une moue favorite ou à une façon de secouer la tête. J’ai ainsi avec l’Algérie une longue liaison qui sans doute n’en finira jamais, et qui m’empêche d’être tout à fait clairvoyant à son égard. Simplement, à force d’application, on peut arriver à distinguer, dans l’abstrait en quelque sorte, le détail de ce qu’on aime dans qui on aime »

1947, L’Été, « Petit guide pour des villes sans passé ».

Chacun jugera de la profondeur du choix. Marilyn Maeso avait aussi les honneurs de Philosophie Magazine, le 5 août 2012 où elle confiait que Camus l’avait sauvée du suicide. L’Eté 2023, L’Express fête les 70 ans du journal avec 8 portraits « Ils ont fait L’Express ». Le 4ème,  le 27 juillet 2023 est « Albert Camus, la passion de l’engagement » pour ses articles écrits entre 1955-1956 : ce portrait est signé Marilyn Maeso. En août 2023, dans la revue Sciences Humaines, Marylin Maeso a neuf pages pour le dossier « Référence » : « Albert Camus, l’absurde, la révolte, l’amour ». Il ne fait pas de doute que nous sommes en présence de la nouvelle prêtresse du temple camusien. Tout est bien lissé, surtout sur les questions que nous avons abordées précédemment.

A l’autre bout de la « transmission » culturelle, dans la culture populaire : l’épisode du 23 août 2023 du feuilleton de la 2, Un si grand soleil : Ronan, écologiste et incendiaire, libéré de prison, offre au jeune Louis qu’il exhorte à continuer à être révolté et fougueux, un livre qui l’aidera et le guidera, L’Homme révolté d’Albert Camus (la caméra s’attarde bien sur la couverture)…

Tant d’autres exemples pourraient être donnés…  L’essai d’Olivier Glog parviendra-t-il à faire son chemin pour une autre lecture d’Albert Camus ?

Olivier GLOAG, Oublier Camus – Préface de Fredric Jameson, Paris, La Fabrique éditions, 2023,  154 p., 15 €.