Pascale Bérubé : Je de miroir (Trop de Pascale)

Se présentant comme la répétition frénétique d’un « je » voué à la superficialité, dont l’idéal est l’image pure et l’immatérialité, le premier livre en solo de Pascale Bérubé déploie, au fur et à mesure des textes qui le composent, une écriture haletante, vibratoire, une écriture des tremblements.

« Combien d’épaisseur y a-t-il dans un miroir ? »

Le travail de Pascale Bérubé est au premier abord une ode à la superficialité. Prenant le contre-pied de l’idée de la poésie comme lieu des profondeurs, l’autrice utilise le langage poétique pour explorer le monde des surfaces et ces paradoxes. Cette superficialité est l’objet d’un désir, le désir de s’y identifier, de s’y réduire : « je ne voudrais exister que là : la projection » ; « je suis en sécurité si je ne suis qu’une projection dans une autre projection ». Devenir une projection de projection, un doublet, une icône : « je sors du gym je suis morte je suis un ange » ; « j’ai beaucoup d’empathie et d’envie pour les mannequins de vitrine ».

Dans Trop de Pascale, tout semble orienté par l’image et l’idéal du beau, de ce qui n’est rien d’autre que beau : l’écriture elle-même par laquelle il s’agit de produire de « beaux mots » et où le signe n’a d’autre fonction que l’image ; mais également la parole, l’échange avec d’autres, dans laquelle l’objet doit être l’image : « on parle de planètes et j’ai envie de parler de mon visage ».

Mais bien vite, le paradoxe principal de l’image ou de la projection se révèle : l’image est un gouffre. Être une image est à la fois la condition pour être, se sentir exister par les yeux de l’autre, mais c’est en même temps le lieu du vide. Pascale Bérubé nous emporte (« je, je, je… ») dans une oscillation, une hésitation vertigineuse entre la béatitude de la reconnaissance par l’autre et le constat que cette reconnaissance suppose une sorte d’évidement. L’identification idéale avec l’image est en même temps la perte complète de matérialité : « ne plus avoir de corps » ; « je suis creuse » ; « je voulais juste être soufflement ; à vos pieds » ; « je garde mon corps maigre, translucide ».

Qu’est-ce qui, du coup, garantit à ce « je » une certaine existence et la préserve (imparfaitement) de l’angoisse ?  Ce corps creux, vidé de sa matérialité, trouve dans le redoublement de l’image même, « projection de projection », « femme dans une autre femme », quelque chose comme un refuge, le sentiment d’une sécurité. Le redoublement du vide fait cocon, « mise sous cloche » rassurante par l’image translucide.

L’effondrement sériel du singulier

En exergue du livre de Pascale Bérubé, on peut lire les paroles de la chanson de Sophie, Immaterial

Dans ce royaume des images, où la projection est à la fois le danger et le refuge, et malgré la répétition frénétique de ce « je », le sentiment de la continuité de l’identité est absent. La projection, l’image et le signe, ne sont que des copies, copies de copies, qui ne font pas traces. Ne pas laisser de traces, « effacer toutes les traces de moi », permet une révolution constante de l’identité, un jeu entre effritement et renaissance bizarrement rassurant : « ça me soulage de savoir que je pourrai toujours m’actualiser puis me défaire à nouveau » ; « être vivante c’est ne pas être palpable, c’est traverser en courant ».

Alors ce « je », plutôt que de marquer la continuité d’une identité, signale plutôt une présence clignotante, intermittente : la répétition du « je », qui apparaît comme la répétition infinie du même, se révèle, au fur et à mesure de la lecture, comme le moteur d’une différence infinie, d’un décalage constant entre soi et soi.  Le titre lui-même, Trop de Pascale, désigne ce refus de la fixation par une identité. Tandis qu’à chaque occurrence, le « je » glisse et se déplace, le nom risque toujours de mettre un terme à ce mouvement sans cesse différant.

La question du genre, très présente dans le thème obsessionnel de la féminité, est prise dans cette problématique de la sérialité : une série de femmes traversent le corps de Pascale qui, elle-même, se rattache et s’accroche à cette série, opère des prélèvements sur celle-ci pour construire son image iconique. Mais, plutôt que de s’inscrire dans une série de femmes qui marqueraient fermement une identité, la narratrice est traversée par elles, renvoyant davantage à la porosité de son identité qu’à son ancrage ou son inscription.

La vibration comme seule matière

Pourtant, si on y prête attention, il y a autre chose que l’image vidée dans Trop de Pascale. Quelque chose déborde le jeu des projections redoublées. Et ce qui déborde, c’est précisément ce qui, du corps, est irréductible à l’image : le tremblement, la vibration (l’intensif ?) : « ce qui tremble en mon corps me fait dire je t’aime » ; « une vie paisible où mon reflet dans les glaces ne fait rien trembler ». Ce tremblement, cette vibration se donne aussi bien comme souffle (« je suis épuisée par la respiration que produit mon épiderme ») que comme le son que produit le corps : « dans la salle de bain je mets toujours le ventilateur en marche pour ne pas entendre le son que produit mon corps pendant que je suis vivante ».

Imperceptible, la matière du corps n’est pas une forme (et surtout pas la forme humaine), parce que la forme appartient au royaume de l’image, qu’elle est origami dans le meilleur des cas. La matière du corps, en fait, la matière vivante en général, est tremblement. Lorsque Pascale Bérubé évoque la maternité, inhumaine et mitotique, elle fait justement du tremblement le signe d’une singularité irréductible à la répétition : « quelque chose proviendrait de moi mais aurait son propre tremblement ». Le tremblement du corps, voilà ce qui, irréductible à l’image et au regard de l’autre, nous fait singulier·e.

Alors, du côté de l’écriture aussi, il faut le dire : la langue de Pascale Bérubé est irréductible au seul jeu superficiel des images, elle est un art des vibrations qu’il faut entendre dans les interstices. Elle est une langue qui résiste, par la vibration, à la gangrène par l’image.

Pascale Bérubé, Trop de Pascale, éditions Triptyque, 2023, 126 pages, 22,50€.