« Sandrine souhaite partager sa localisation avec vous » : cette phrase du roman orne, seule, sa quatrième de couverture. Ce qui constitue une véritable marque de fabrique de la maison P.O.L – pas plus de quelques mots en guise d’argumentaire – dit tout le propos de Lucie Rico, tout son projet romanesque. Car il s’agit pour elle de travailler la matière même de la langue parlée par nos nouveaux usages, d’en faire un roman. Dont les personnages sont avant tout les mots. Les nouveaux mots, la syntaxe inédite, le sabir cyborg, le mode Street View, les coordonnées GPS, les pictogrammes. Et le fameux point rouge. Faire matière romanesque de nos vies traversées de technologies et non pas seulement habitées mais informées, déformées, instruites ou détruites par elles. Une manière de traverser le contemporain depuis l’envers même de ce qui peut paraître, aux yeux de certains, comme son aboutissement. Partir d’une faille : faire demi-tour sur ce qui est nôtre – ou, au contraire, ne nous appartient pas.
Ainsi, au bas de la septième page, apparaît donc cette néo-formule consacrée : la demande de partage de localisation. Et dès lors Sandrine, grande amie de la narratrice, sur le point de se fiancer dans un lieu peu accessible, devient un point rouge. Un peu plus parfois que ce point, un peu moins aussi, mais essentiellement ce point, rouge, qui s’imprime durablement dans la rétine du récit et dans celles qui le lisent. Épinglant la carte mondiale, courant sans limites, le point prend toute la place, toute la page, se fait obsession, personnage omniscient, dictateur pixellisé. Il ne quadrille pas seulement l’espace, il a la maîtrise du temps. Il dirige la narration : il devient un point narratif autour duquel chacun gravite sans pouvoir même parfois l’approcher.
Ce point bouscule dès lors les deux jeunes femmes et les replonge dans leur passé. La relation amicale entre elles s’est bâtie entre autres à travers le goût de la variété FM, tant elles ont toujours été au diapason des mêmes paroles de chansons. De Niagara à Britney Spears en passant par Céline Dion, elles ont pour ainsi dire vécu leur vie par procuration. Mais leurs voies ont dévié peu à peu et si Sandrine s’est ouverte au monde lucratif des piscinistes, son amie se morfond dans l’antichambre du journalisme précaire. Le point géographique devient une ligne rouge sociologique : le point de géolocalisation se retourne comme sur lui-même.
En ce sens, le roman géographique se donne aussi bien comme une géosismie de la société. Se situer, être en situation, trouver son chemin par un GPS social. Dès lors, le prisme du chômage est un puissant révélateur du ton unique trouvé par Lucie Rico. En effet au-delà du désœuvrement, de l’isolement des autres jusqu’au sein du couple, l’absence de relations est un moyen de fuir les relations vides. Une idée court au long des pages de ce livre, celle consistant à penser que la vie numérique est, sinon plus riche, en tout cas plus mystérieuse que la vie réelle. Il y aurait dans le caractère abscons des possibilités offertes par nos outils numériques, dans la grammaire ésotérique qui en régit le fonctionnement, un attrait sans commune mesure. Un ailleurs toujours enviable. Un eldorado pour qui se prête au jeu à fond.
Ce prodigieux deuxième roman vaut enfin, on s’en serait douté, pour l’efficacité de sa toponymie. Mais celle-ci, parfois hors de toute saisie strictement référentiel, prend les accents d’une cartographie du rêve, fait du hors-piste du référent en dessinant les contours d’un référentiel onirique, fantasque mais rentré, contraint par la vie numérique mais appelant à en retourner le stigmate, à produire de la chair à octet comme on parle de chair à canon : zone Belle-Fenestre, Route-Longue, Longue-Route, lac du Der, commune du Derme, rue des Graviers, rue des Castors, rue des Canards, rue Damour, square Mazette. Mazette, justement, quel brio.
Alors en cette rentrée qui vient, n’attendez plus, écoutez la voix qu’engendre le réseau et abandonnez-vous au phrasé subtilement bancal, furieusement entêtant de la machine qui prend la plume : quittez le rond-point au lieu-dit GPS, prenez un léger virage vers Lucie Rico. C’est l’accès direct à la littérature sans passer par aucun itinéraire secondaire. On vous aura prévenu.
Lucie Rico, GPS, éditions P.O.L, août 2022, août 2022, 224 p., 19 € — Lire un extrait