Anne Portugal : la poésie comme amitié du monde (s&lfies)

Anne Portugal

Sans doute faudrait-il commencer par dire qu’avec S&lfies, Anne Portugal signe un recueil qui fait de la poésie l’air même que l’on respire – une manière de matière de nos jours. Car, à la lecture de ce puissant recueil qui vient de paraître chez P.O.L, ce que la lectrice et le lecteur comprennent sans attendre, c’est combien la poésie chez Portugal naît toujours d’une rencontre : que le poème est un atome du monde, au même titre que le monde lui-même, et que tous les atomes poétiques sont crochus. C’est comme ça, c’est l’ainsi du poème et c’est presque de l’épicurisme cette poésie même d’Anne Portugal : les atomes fusionnent, et rendent l’air libre mais peut-être par-dessus tout respirable.

Car cette respiration qu’invite à dire Anne Portugal se donne avant tout comme le lieu d’un partage, un lieu qui invite à partager constamment. Si cette question du lien, de la manière de s’approcher de l’Autre a toujours été le moment privilégié de la parole d’Anne Portugal, avec S&lfies il atteint à un rare degré d’accomplissement. Les poèmes sont ici ceux, affirmés et loués, de la convivialité. Les poèmes sont même des espaces de convivialités – espèces d’espaces du convenir ensemble dans la mesure où, placés dès l’exergue sous le patronage de Mallarmé, les poèmes qui se disent ici s’offrent comme autant de poèmes de circonstances, à la manière sans doute des éventails mallarméens. Ce sont autant de poèmes de circonstances tant, finalement, seule la circonstance s’offre comme la tuché poétique ultime : la chance de la rencontre. Alors il y a les poèmes de Liliane, de Jean-Jacques, de John, d’Olivier ou encore de Burt.

© Johan Faerber

En ce sens, les poèmes de circonstances se donnent comme des instantanés du désir d’être avec, sont le grand Avec – l’esperluette majuscule qui rattache aux autres, à un temps précis dans un espace situable : « nous sommes ici de l’archive » complète Portugal. Mais écrire des poèmes de circonstance ne signifie pas pour autant improviser, laisser sa plume être guidée par le hasard – Mallarmé reflue alors. Dans l’air poétique que, tous les jours et à chaque heure, l’on respire, où on ne cesse de dire des vers, où le quotidien est avant tout poétique et où tout ce qui n’est pas quotidien est appelé à sortir du poème (c’est pour ça qu’on a inventé le roman – pour ne pas dire l’ordinaire et le réserver à l’épos), dans cet air poétique donc, ces poèmes de circonstance, ces éventails, déploient une double formule : la première est celle, aimante, de l’épithalame qui donne son titre à plusieurs pièces de s&lfies.

À ce titre, l’épithalame pratiqué par Anne Portugal possède une logique sensuelle où, par le selfie, est constamment recherché le point de contact avec l’autre afin de déployer le second temps même de cet épithalame. Ce second temps, ce grand temps du &, se donne avant tout comme le temps de la célébration de l’autre. Célébrer, tel est le verbe majeur de la poésie d’Anne Portugal car il s’affirme comme sa loi reine, celle qui peut permettre de dire : « comme pour nous / le nous / est en effet dans la relation » En ce sens, ces s&lfie de circonstance se placent sous le signe d’une célébration où la sensualité cherche avant tout à rendre hommage à l’autre afin de trouver sa place dans le monde. Ainsi l’esperluette de s&lfie doit-elle être comprise comme ce qui accroche, rapproche et unit à l’autre célébré.

Et quoi de plus rapprochant que ce choix même du selfie, à savoir choisir de bâtir une forme poétique singulière et originale à partir d’une forme photographique qui n’en est pas une ou plutôt une forme photographique entourée d’une mauvaise réputation : le degré zéro de la photo voire son degré moins 1. Le rejet esthétique et artistique du selfie, dénigré notamment comme outil des influenceurs sur les réseaux sociaux, s’offre comme l’occasion idéale pour Anne Portugal de jouer du rejet même du selfie dans le poème. Le caractère banal du selfie sinon sa puissance péjorative œuvre finalement à une formule esthésique du monde par laquelle finalement, le s&lfie, c’est le monde tel qu’il vient et tel qu’il se vit : la grande vivance pour le dire avec Stéphane Bouquet.

Cependant, la vie ne vient jamais au hasard dans le poème : chez Anne Portugal, elle doit trouver sa forme pour littéralement prendre forme. Car, s’agissant même de cette manière de réhabilitation du selfie, s&lfie procède avec méthode pour créer depuis le selfie une forme poétique singulière sur laquelle il convient peut-être à présent de s’attarder quelque peu, les circonstances s’y prêtent. Figurant dans un encadré, le s&lfie pratiqué dans s&lfies se divise en deux colonnes – ou plutôt en deux temps distincts : une colonne de gauche, une colonne de droite : le ou la célébrée et de l’autre Anne Portugal posant à ses côtés.

Pourtant, en dépit d’un édifice solide, le s&lfie devient comme liquide, renverse sa propre matière tant la disposition graphique du vers se donne comme verticale mais aussi bien horizontale, offrant de multiples lectures : ouvroir d’espoirs consentant, dit Portugal, « dans le monde physique / à retourner le dispositif ». Car, finalement, le s&lfie comme forme tel qu’Anne Portugal l’invente dans l’urgence joyeuse de la circonstance, « l’apport de la conciliation » selon Portugal, ne doit se lire que comme un poème qui, s’appuyant sur sa forme poreuse de colonnes, cherche à montrer les deux sujets côté à côte qu’afin de pouvoir tendre à se fondre en un. Est-ce que finalement le poème chez Anne Portugal ne doit pas avant tout produire du sentiment sinon un sentiment unique : l’union ? Est-ce que finalement ne se tient pas là cette formule, qui donne son titre à un précédent recueil d’Anne Portugal, et comment nous voilà moins épais ? Mais cette forme même du s&lfie ne peut, par son union des êtres, se tenir elle-même solitaire dans le poème. Elle recherche le corps à corps – ou plutôt : l’âme à âme. Ou pour le dire avec Anne Portugal : « déterminé à du commun ».

On ne doit pas comprendre autrement le fonctionnement par double page, par double poème et par dédoublement d’amitiés : chaque selfie, en page de droite, est accompagné d’une manière de commentaire, en italiques, en page de gauche. Comme si à l’éventail mallarméen correspondait une autre forme mallarméenne, celle du toast qui non seulement explique les circonstances du s&lfie mais aussi bien le célèbre, lui porte un toast d’amitié. N’est-ce pas là encore le sens de cette désormais fameuse et fastueuse esperluette que de proposer systématiquement non un poème mais deux poèmes – d&ux po&m&s ? En ce sens, ne faut-il pas ainsi voir dans ces deux poèmes de banquet infini qui offrent à l’amitié poétique un écrin de double célébration et de familiarité ? Le frottement à l’autre comme une peau de langage n’est-ce pas le vœu le plus intime du poème pour Anne Portugal, cette quête du « voisinage » pour reprendre Portugal même ?

Autant de douces questions qui permettent de revenir sans doute encore plus avant sur le caractère si singulier de l’esperluette qui se loge au cœur de s&lfies. De fait, le « & » de s&lfies semble être pour Anne Portugal l’occasion d’une proximité où le poème s’incarne dans l’instant où il a été commandé. Où, finalement, la circonstance de son surgissement devient une occasion de se rapprocher même physiquement de l’autre tant, plus largement, s’y cristallisent l’espace et le temps, l’occasion et le caractère fugace de toute rencontre. Le s&lfie permet au poème de trouver une forme à une manière de rapprochement bref mais de rapprochement certain qui trouve une manière de perdurer par la forme – « le réel est étroit », met en garde Anne Portugal. Le s&lfie se fait dès lors le corps certain de la rencontre en ce que le s&lfie consiste à capter un moment de vie à l’état le plus brouillon, premier de l’existence. Ce s&lfie s’offre toujours tendrement mais aussi par surprise comme un cristal de vie à l’état brut, une anthologie des bonheurs de circonstance. Comme ce qui, tendrement, donne l’union pour l’union – comme si la seule transitivité de tout poème consistait à trouver des liens vers et pour l’autre.

Alors on viendrait après l’union à parler de ce que le s&lfie doit être : l’autoportrait que le mot « selfie », le vrai self, le vrai soi, indique depuis son origine photographique. Si Anne Portugal se dédie comme on dédicace à l’autre, elle ne peut manquer, par la matière photographique et photosensible de la photo, d’être présente ici : « nous sommes cet autre plié devant » écrit encore Portugal. Si les s&lfies célèbrent l’autre, chacun d’entre eux finit par tracer une manière d’autoportrait en creux, retrouvant donc ainsi bien le sens premier du « self » de « selfie » : le soi. Mais c’est un soi qui se dérobe, comme l’espace blanc au cœur des deux colonnes de vers dans l’encadré. S’il y a s&lfie, si l’autoportrait se donne, c’est que, peut-être, s&lfies dessine une manière d’autoportrait spectral d’Anne Portugal au cœur du poème. C’est peut-être ainsi que l’autoportrait s’accomplira avec le plus de force, le plus de grâce quand il se donne, dans le poème, comme un non-lieu du poème lui-même, une présence évanescente mais aimante, doucement amicale : une manière de blason blanc de soi comme on parle d’alexandrin blanc. Cherchez bien dans le poème Anne Portugal : elle est partout, toujours présente et sensible entre deux poèmes – elle est la présence du lien, l’air poétique lui-même qui insuffle le pneuma du texte. Portugal écrit donc : « sommes là tu es là                      sommes là je suis là ». Et comme l’air, le poème est subtil, léger, joyeux comme un air de mariage, un sourire de banquet, un regard fixe.

On l’aura compris : il faut absolument lire s&lfies d’Anne Portugal tant s’y livre un poème qui a choisi d’être le lieu de la célébration continue du lien, qui convoque les êtres pour en louer les relations, pour trouver le sentiment poétique par excellence qui ne vous fera plus lâcher le poème : l’amitié.

Anne Portugal, s&lfies, éditions P.O.L, mai 2023, 128 p., 17 €