Où vont les livres ? Vers le Soulèvement de la Terre ?  

« Levez-vous vite, orages désirés, qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie ! » Chateaubriand

Les observateurs aux yeux perçants ont sans doute noté avec perspicacité à quel point depuis quelques mois la question écologique avait changé de substance dans le discours des journalistes, des politiques et des militants, voire dans les paroles des citoyens ordinaires. On parlait de « transition » et désormais on parle de « soulèvement ». On parlait de « réformes » et maintenant on parle de « révolution ». Depuis que la question écologique fait à peu près consensus social, les enjeux semblent en effet s’être transformés radicalement : ce qui est en question dans les medias, dans les conversations, dans les livres, ce sont désormais les manières et les modalités de la « transformation » écologique [mot neutre] et non plus la pertinence ou la nécessité ou non d’engager cette transformation.

La question, c’est aujourd’hui : « Comment agir ? » Alors que la question hier, c’était : « Pourquoi agir ? » Pour le dire très simplement : dans les discours, au moyen d’une intensification du vocabulaire employé, la perspective de l’action se fait de plus en plus perceptible même s’il n’existe aucun consensus sur la nature de cette action entre les différents acteurs qui s’affrontent.

Le symbole de cette victoire de la « transformation » écologique qui laisse entrevoir la « révolution » écologique, c’est le président de la FNSEA sur France Inter qui clame son soutien à l’écologie tout en ajoutant juste après « mais pas à n’importe quelles conditions », avant de préciser qu’il condamne fortement le « terrorisme » mais tout en réaffirmant sa volonté de « dialoguer. La FNSEA dit donc « oui » à l’écologie mais en déclarant férocement la lutte contre un certain type de mode d’action, ce qui revient à reconnaître l’existence incontournable de cette dernière.

Le débat désormais semble s’être polarisé entre deux modalités : une modalité « Girafe » symbolisée par les réformes, les concertations, les négociations sous l’égide de l’État et une modalité « Chacal » symbolisée par les actions militantes, les expositions médiatiques d’« un groupement de fait » comme « Les Soulèvements de la Terre », les jets de soupe sur les tableaux etc.*. Entre la girafe et le chacal, le dialogue est tout à fait suspendu car le différend qui les oppose est en bonne route pour se résoudre devant les tribunaux :  concernant sa demande de dissolution par la Girafe, le groupement chacal « Les Soulèvements de la Terre » a déposé un recours ferme devant le Conseil d’État. Il en appelle directement à la plus haute juridiction de la République pour sauver sa peau de coyote.

La transition écologique de la Girafe, outre sa volonté de désarmer le chacal, c’est-à-dire le condamner à la mort lente, se caractérise aussi par une certaine lenteur, une volonté de consensus, une volonté de protéger les acteurs économiques qui doivent changer de logiciel, ainsi que l’âge mature de ses représentants. C’est le discours de la FNSEA, c’est-à-dire le discours de l’État, celui des institutions mais c’est aussi discours d’une bonne partie de la société civile. La révolution écologique du Chacal, elle, se caractérise par l’action militante (dévorer la girafe), les sentiments d’urgence et d’injustice, la volonté de désigner les coupables du désastre écologique qui sont les mêmes acteurs économiques qui sont protégés par la Girafe, la jeunesse de ses acteurs, le refus de la diplomatie et de la négociation. C’est, en gros, le discours des « Soulèvements de la Terre » (même s’il y a des nuances de discours au sein du groupement) c’est-à-dire, grosso modo, comme pour la Girafe,  aussi, un discours porté par une bonne  partie de la société civile : « L’Autre société civile ».

Nous en sommes donc là : Girafe contre Chacal et Chacal contre Girafe. État contre Monde associatif et militant. Société civile contre Société civile. « Transition » contre « Révolution ». Négociation contre Insurrection. Maturité contre Jeunesse. Qui va gagner entre ces deux polarisations à l’issue de ce bras de fer juridique, politique, policier et sociologique ? La Girafe va-t-elle réussir à rendre le chacal inoffensif en lui coupant les c…? Ou le Chacal va-t-il réussir à dévorer la girafe en lui imposant son agenda ?

Pour répondre à cette question, nous disposons d’une quantité d’indicateurs, une quantité si infinie qu’on ne pourrait jamais terminer ce texte en tentant d’en faire la comptabilité. Laissons aux historiens du futur le soin de les répertorier et de les analyser scientifiquement pour expliquer pourquoi, rétrospectivement, dans les années 2020-2040 du XXIe siècle, c’est la Transition de la Girafe ou la Révolution du Chacal qui a gagné le bras de fer pour imposer son calendrier, son agenda, ses modalités d’action, ses acteurs à protéger ou à bousculer, etc.

Une bonne brochette d’historiens de la Révolution française s’amuse depuis un certain temps et encore aujourd’hui à débattre sur les facteurs et les causes, les origines de la Grande Révolution de 1789. Ils s’accordent tous à définir la prééminence et l’ascension vers le pouvoir de l’Opinion publique comme l’événement majeur du siècle des Lumières sans lequel on peut difficilement imaginer qu’une Révolution aussi puissante et violente que celle de 1789 ait pu être possible. Quand ils ne sont pas d’accord, leurs désaccords portent sur les manières de décrypter les signes avant-coureurs de la transformation de cette Opinion publique en volonté révolutionnaire, et aussi sur la nature des signes avant-coureurs. Faut-il regarder le cours du blé, le prix du pain, l’insolence des Parisiens, la haine sociale du Haut-Clergé et de la Noblesse, les émeutes de la farine, la sécheresse… etc. ? Les débats ont fait rage et feront toujours rage sur ce sujet épineux de savoir comment et quels signes lire pour expliquer l’inéluctabilité de la Révolution. Car, c’est irréfutable, oui, 1789 est bel et bien advenu, envers et contre tous les immobilismes, Autrichiens, Armée, la Garde suisse protégeant la Reine, etc., contre-révolutionnaires acharnés… grand capital… Comme les historiens sont souvent des hommes de culture, certains d’entre eux se sont beaucoup penchés sur le rôle des livres et de la lecture dans le cheminement implacable et fatal de la France des Lumières vers la France révolutionnaire**.

En tant qu’historienne du dimanche version Nostradamus, je vous propose donc maintenant sur le très lointain modèle de ces historiens de vous concentrer avec moi sur quelques signes culturels annonciateurs du futur programmé à ce bras de fer qui oppose férocement Girafe et Chacal. Que nous prédisent les livres, et plus encore, la lecture sur l’avenir de la Transformation écologique ? Allons-nous rester Girafe ou allons-nous tourner Chacal ? That Is The Question.

C’est peu dire que les livres consacrés à l’écologie occupent désormais une place éminente et régulière dans les charts. On n’en finirait pas de les égrener, des ouvrages engagés et, des ouvrages savants sur les sujets écolos les plus divers, les manuels de permaculture et méthodes de self help pour échapper à l’éco-anxiété… Dans ce rayon, nous devons avant tout parler de la désormais célèbre bande dessinée créée par Blain et Jancovici qui s’appelle Le Monde sans fin, Miracle énergétique et crise climatique, un phénomène de librairie sans précédent avec ses 900 000 exemplaires vendus. Comme nous savons bien qu’une bande dessinée est lue au minimum au moins par 4 ou 5 lecteurs, il faudrait donc multiplier au moins par 3 ce nombre de 900 000 exemplaires pour obtenir un nombre réaliste de lectures… Sans même parler de l’ensemble des lectures opérées dans les bibliothèques, les médiathèques, les écoles… par les lycéennes et lycéens entre autres. Le Monde sans fin est une œuvre plutôt « girafe ». Son succès pose avant tout la réalité d’un paysage éditorial mimétique des obsessions et des attentes de la société civile en son entier. Dans ce paysage, en seconde catégorie, je trouve aussi, entre multiples autres : Baptiste Morizot, Manières d’être vivant : enquête sur la vie à travers nous (13 000 exemplaires, source GFK). Échantillon très maigre d’une production sinon galopante qui prouve une écologisation à marche forcée des mentalités et des psychés, écologisation difficile à remettre en cause aujourd’hui.

Si je resserre un peu la focale, que vais-je sinon trouver dans le Royaume des livres et de la lecture qui fait plutôt signe vers le chacal ?  En consultant le top marché GFK du mois de juin qui recense le nombre d’exemplaires vendus livre par livre, je trouve les informations suivantes : 12 000 personnes ont acheté un exemplaire du livre co-écrit par les acteurs du groupement « Les Soulèvements de la Terre », un livre qui s’appelle On ne dissout pas un Soulèvement. 40 voix pour les Soulèvements de la Terre. Les professionnels de l’édition vous diront  qu’aujourd’hui rien ne se vend sur le marché du livre un peu sérieux –  excepté Schtroumpf à la plage –  c’est donc plutôt un bon chiffre. Le livre est grimpé à la 152e place sur les 1000 livres les plus vendus du mois dans tout le pays. À la 418e place du même classement, je trouve aussi le livre Pour un soulèvement écologique. Pour dépasser notre impuissance collective de Camille Étienne. Ces deux livres sont à l’évidence des livres très chacal. Ils rôdent en puissance de l’actualité judiciaire et politique et des événements qui la rythment, entre autres, l’affrontement autour des méga bassines à Sainte-Soline, le coma du militant Serge… Ils rôdent aussi en puissance d’une actualité climatique désespérée qui baigne tout le présent d’incendies, de déserts, de sécheresses, d’atmosphère empoisonnée, de sols pourris au polluants perpétuels, de taux galopants de leucémie dans la jeunesse qui habite en ville, au bords des champs sous pesticides, aux alentours d’usines polluantes, etc.

Noirceur du monde !

Le mot « soulèvement » a pour avantage d’être un vrai beau mot suggestif qui a donné son titre à une très belle exposition en son temps de Georges Didi-Huberman au Jeu de Paume en 2016/2017. L’objet de l’exposition Soulèvements était d’observer une grammaire de gestes et d’images spécifiques à la forme du « soulèvement » dans les sociétés humaines au cours de différents temps historiques et géographiques. Aujourd’hui, on se prend à rêver aux nouvelles images que Didi-Huberman, sans aucun doute, ne manquerait pas d’ajouter à son exposition, s’il devait la refaire demain. Car les imagesnse soulèvent toujours en accord avec un monde, or le monde a bien changé depuis l’année 2016, date de l’exposition Soulèvements, n’est-ce pas ?

Un exemple parmi tant d’autres : pendant des années, on a appelé les »sans-papiers » des « migrants économiques », c’est-à-dire des personnes que l’État nous demandait expressément de distinguer de ces autres personnes qui demandaient le droit d’asile et qui étaient, elles, appelées des « réfugiés politiques ». Aujourd’hui il ne fait plus de doute que ces migrants économiques qui meurent en masse en traversant les mers et les barbelés sont aussi des « réfugiés climatiques » qui fuient en même temps que beaucoup d’autres choses sécheresses et écocides. On peut peut-être continuer à respirer un peu en vivant sous dictature… dans tous les cas on ne peut pas vivre sans eau, toutes dictatures et démocraties confondues. En gagnant l’Europe par voies maritimes et terrestres, au prix d’héroïsmes et de luttes inimaginables, ne se soulèvent-ils pas, eux aussi, ces réfugiés climatiques ? Ne sont-ils pas eux aussi une figure nouvelle du soulèvement mondialisé, globalisé, de la Terre auxquels les girafes tentent – à leur manière, lente, si lente – de porter remède ?

Le mot Soulèvement est un mot aussi lyrique qu’insurrectionnel, aussi poétique que politique. C’est un mot qui fait moins peur que ses consœurs qui s’appellent « émeute » ou « révolte » car c’est aussi un mot diplomatique, un mot inter-médiatique. C’est un mot de la « haute ». Un mot littéraire, donc, qui permet de faire assez facilement de la poésie à la petite semaine, une poésie qui fait écho à notre patrimoine poétique national tout en militant dans un sens et dans un autre. Je vous encourage à la pratique journalière de cette poésie à la petite semaine, poésie saine, hygiénique, cette pratique apporte énormément de confort respiratoire.

C’est aussi un mot doté d’un sens concret, trivial, inoffensif.
Soulever une pierre sur son chemin.
Soulever un poids. Une valise. Un enfant.
Mais aussi soulever un monde, se soulever, etc.
« Mon cœur se soulève ».
En son temps, Léonard de Vinci avait étudié longuement la motricité du soulèvement des vagues pour tenter d’en saisir le mystère de la dynamique profonde.

Trêve de plaisanterie, revenons aux observations de l’historienne du dimanche.
Tous ces livres, girafes et chacals, que signifient-ils ?
Sont-ils les frémissements imperceptibles de lectures perdues au sein d’un monde qui a déjà basculé presque entièrement dans le réseau social, l’image et le podcast ?
Ou sont-ils ces infra-signes décisifs qui hurlent l’agonie fantasmée de Girafe dans un monde sans forêts, sans oiseaux, sans insectes, sans eau, un monde implacablement soumis à la justice vengeresse de Chacal ?

* « Chacal » et « girafe ». Bestiaire emprunté à Marshall B. Rosenberg, Les mots sont des fenêtres, ou bien ils sont des murs : introduction à la communication non violente, préf. de Charles Rojzman ; trad. de l’américain par Annette Cesotti et Christiane Secretan, Paris, La Découverte, 2022.

** Entre autres : Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, Michel Lévy frères, 1856 ; Daniel Mornet, Les origines intellectuelles de la Révolution française : 1715-1787 [1933], Tallandier, 2009. ; Roger Chartier, Les origines culturelles de la Révolution française, Seuil, 1990 ; Keith Michael Baker, Au tribunal de l’opinion : essais sur l’imaginaire politique au XVIIIe siècle, trad. de l’anglais par Louis Évrard, Payot, 1993.