Luc Dellisse : un livre de poésie ? Non, un livre (Mers intérieures)

Luc Dellisse © Le Cormier

En 1945, la revue Confluences publie un numéro d’hommage « Présence de Valery Larbaud ». On y trouve, au milieu d’un sommaire prestigieux (Arland, Cassou, Grenier, Prévost, notamment), une suggestion d’apparence simple mais fondamentale de Jacques Brenner sur Joanny Leniot, un des élèves du collège évoqué dans le plus populaire des livres de l’auteur : « Il ne s’agit pas pour Larbaud de raconter une aventure. Larbaud n’est pas un romancier, c’est un auteur. Chacune de ses phrases nous touche en soi, aucune n’est de « remplissage ». Il dessine dans Fermina Marquez plusieurs portraits par touches successives et ce sont les personnages et non leur histoire qui nous intéresse, ou plutôt : l’histoire n’est là que pour présenter des personnages » (Confluences n° 37/38, 1945, p. 335). Sans qu’elle porte sur la poésie, l’analyse de Brenner, sa distinction entre romancier et auteur, se transfère sans problème à d’autres types d’écriture – la notion de genre prêterait ici à confusion – que le récit en prose. Le récent livre de Luc Dellisse, même s’il paraît chez un éditeur de poésie, pose en effet le même problème : Dellisse est-il poète ou est-il écrivain ?

D’emblée les pistes se brouillent. Mers intérieures commence par identifier son thème, le sentiment d’exil, en référence à la poésie, mais cette proximité s’énonce en termes de sentiment de la poésie : « Peut-être que l’exil est une des voies d’accès à l’imaginaire poétique. Ou peut-être est-ce simplement un autre nom pour dire la poésie. » Sur la poésie en tant que forme, cette définition reste muette. Abstraction faite des thèmes, Luc Dellisse n’explique pas en quoi son écriture serait poétique. Il préfère traiter la question in vivo, par écrits interposés.

Mers intérieures est en effet un livre où la voix poétique est sans cesse à la recherche d’une forme, laquelle ne se confond à aucun moment avec la détermination de telle ou telle « formule » poétique. En revanche, l’auteur explore et met à l’épreuve des manières de dire possibles à travers le mouvement de son écriture, qui finit par s’imposer comme poétique par la force de cette recherche même. Il ne suffit pas de référer ici à la diversité des styles ou des genres, pourtant réelle. Les quelque soixante-dix textes de Mers intérieures oscillent entre aphorisme et narration, poème en prose et versification, formes fixes et vers libres, alignement de listes et déploiement de périodes, avec à chaque fois une large palette de nuances entre ces extrémités. L’essentiel du livre tient en revanche à l’ouverture de chacune de ces formes possibles (car aucun texte ne s’en tient à une seule des options susmentionnées), puis au prestissimo avec lequel l’auteur change d’optique et d’orientation (la concision des textes se voit encore accentuée par leur division en court paragraphes, versets ou strophes, selon le registre choisi), enfin au désir de mener le lecteur à ce qu’il faut bien nommer une fin, une conclusion, et pourquoi pas une leçon (poésie et morale sont loin d’être mutuellement incompatibles).

Tout aphorisme tend à la fulgurance de l’acte poétique, tout poème cherche à se débarrasser de la graisse du langage de tous les jours afin de mieux se rapprocher de la formule, c’est-à-dire de l’expression qui offre non pas une simple clé de lecture mais le déclic donnant accès à un autre monde. La poésie n’est pas cet autre monde, mais le passage vers un ailleurs jamais fixe ou durable. On ne peut pas « vivre » en poésie, qui ne peut exister qu’en tant qu’entre-deux : passé l’éblouissement, qui peut relever de l’imminence d’un danger ou du rappel d’un plaisir, tout ce qui reste à faire est d’essayer de retrouver le lien perdu. Mers intérieures est la traversée de tels sauts. Livre de poésie, il est aussi un art poétique qui inscrit la poésie dans le temps, celui de l’écriture comme celui de la lecture. Il le fait en déplaçant la poésie vers autre chose, qui est l’écriture, le mariage de l’élan et de la chute, le choc des retrouvailles et de l’adieu, le va-et-vient interminable, tant que dure le texte, du vertige et du chant.

Luc Dellisse, Mers intérieures. Carnet d’exil 2021, Bruxelles, Le Cormier, 2022, 82 p., 15 €