Claude Favre : Journal du monde obscurci (Thermos fêlé)

Voici un titre qui évoque à la fois la chaleur réconfortante du café et la fêlure, la cassure, la blessure : Thermos fêlé. Qu’est-ce qu’un thermos quand il est fêlé, quelle utilité a-t-il ? Il ne sert plus à rien. Sinon à montrer une certaine perfection factice avant de révéler la fragilité en son cœur.

L’expression vient en fait d’une citation du roman-monstre La Maison des feuilles de Mark Z. Danielewski, traduit par Claro : « un peu comme un thermos fêlé – impeccable extérieurement, mais dedans rien que du verre brisé ». C’est donc une comparaison : rester intact en apparence, mais être en miettes à l’intérieur. Une image qui s’applique à une société impavide devant certaines tragédies qui pourtant la rongent, « contre nous endurcis / observe cela tout autour le monde obscurci ». Mais qui concerne aussi la poète atteinte psychiquement et émotionnellement par les massacres, bien qu’intouchée, préservée physiquement : « que font les guerres, même si on ne les vit pas ». Enfin, le thermos fêlé, c’est aussi le poème. Derrière la constance de la forme, des strophes de onze vers à chaque fois, de vers libres oscillant entre huit et quinze syllabes, il y a des ruptures syntaxiques, des ellipses, des enjambements, des phrases interrompues, des incertitudes sur les mots. Des phénomènes qui montrent la fêlure du poème, affecté par ce qu’il dit : « les mots, n’y sont pour rien, ce sont nos responsables usages / mésusages, nos périphrases hypocrites ».

Le recueil se présente comme un journal intime, daté du 29 décembre 2014 au 19 mars 2015. Journal intime, c’est trompeur, car si la poète s’exprime, si elle partage quelques bribes de son quotidien, elle rend avant tout compte de l’actualité tragique de ces journées, de cette période. Le 29 décembre est un jour de crise politique en Grèce, pour un pays déjà durement marqué par une politique de rigueur économique qui frappe de plein fouet la population. On n’oublie pas que le 7 janvier 2015 a eu lieu l’attentat contre Charlie Hebdo et ses victimes, pour l’essentiel des civils, en particulier des artistes souvent âgés. Le 9 janvier commence en Arabie saoudite la peine de flagellation de l’écrivain et blogueur Raïf Badawi. Sans oublier la guerre civile en Syrie, en cours depuis 2011, les crimes de Boko Haram dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest. Et le nombre affolant de personnes sans abri, la haine qui s’exprime en France sous les formes abjectes de l’islamophobie, de l’antisémitisme, de l’antitsiganisme. Sans parler des réfugiés traversant la Méditerranée qui « en mer meurent, étrangers, seuls, sans nom ».

Le recueil est dédié « À ceux qui, sans nom, sans toit, sans paix, sans soins, sous les coups de la douleur, du froid, de la faim, du mépris, des oublis, de la haine, du feu, la lâcheté des pierres, des bombes, […] à ceux qui regardent le monde, entendent les cris du monde et la peur, […] recueillent violence sans nom se recroquevillent, et meurent ». Claude Favre poursuit sa mission d’« écouter le monde », comme le disait Jean-Philippe Cazier. C’est ce qu’elle fait avec une obstination désintéressée dans plusieurs de ses recueils, dont Vrac conversations (2013), Crever les toits, etc. / Déplacements (2018) et Sur l’échelle danser (2021), chroniqués sur Diacritik. Plus récemment, Ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures quérant (Lanskine, 2022) a connu un grand retentissement critique, suscitant des comptes rendus dans L’Humanité, Libération ou encore La Quinzaine littéraire. Claude Favre est en effet une voix qui compte et qui mérite d’être entendue.

Pour témoigner des affres du présent, les poèmes adoptent ici la technique du cut-up. Jean-Michel Espitallier l’explique dans Caisse à outils (2006) : « Le cut-up récuse toute idée d’une représentation analogique du réel, posant d’abord qu’il n’est de réel que représenté. […] D’un point de vue purement esthétique le cut-up interroge également les conditions d’apparition de l’œuvre (à laquelle il dénie toute qualité intrinsèque) et la relativité des goûts (le matériau est souvent banal voire trivial). » Ici, les poèmes intègrent aussi bien des extraits d’auteurs canoniques que des coupures de presse ou des phrases entendues. Ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures quérant reprenait des vers de Chrétien de Troyes, Thermos fêlé fait entendre des échos de Rimbaud, Pessoa, Attila József, ou encore des auteurs contemporains : Jude Stéfan et Sophie G. Lucas (Moujik moujik, 2017). Il y a aussi les chiffres tirés de la presse : nombre de personnes sans domicile selon l’Insee, nombre de morts en Syrie depuis 2011, nombre d’églises brûlées au Niger, pourcentage de demandes d’hébergement inabouties… Autant de réalités douloureuses et violentes. Enfin, vient la remarque désabusée d’un ami rrom : « Ils ne veulent pas de nous vivants, alors morts ». Que faire devant la persistance de l’intolérance ? Sinon déjà la circonscrire pour, ce faisant, la dénoncer.

Toujours d’après Jean-Michel Espitallier dans Caisse à outils, « la poésie joue aussi comme sismographe, trace de l’imprésentable, de l’irreprésentable, et comme activité artistique elle « ne reproduit pas le visible [mais] rend visible (Paul Klee) ». L’impression du sismographe donne tout son sens dans ces poèmes hétérométriques, parfois même télégraphiques, la phrase verbale cédant devant des mots placés les uns à côté des autres par la vertu de leur sens immédiat, par fragments. De même que la volonté tenace de tracer l’irreprésentable : « nul ne peut comprendre/ la honte, la déshumanisation, dire, peu, mais dire, redire » ; « sans mots, il faudra, je le sais, renouer, écrire ».

Pour répondre à cette suite de collages de textes, la participation d’un artiste est particulièrement bienvenue. Apparaissent en couverture du recueil et en images intérieures cinq œuvres de Jean Dalemans, issues de la série « Le Grand Alphabet ». Des collages de papiers décollés, déchirés, découpés, avec un travail sur des couleurs délavées et comme doucement tigrées. Ils n’illustrent pas, ils répondent aux strophes, apportent une respiration au sein du livre.

 

Car ce bref recueil est d’une densité extrême. Il parvient en quelques dizaines de poèmes, en trente-sept onzains entrecoupés, à dire le mal du monde, à faire le rapport journalier de la misère et de la haine, en associant faits bruts, extraits de poèmes, bouts de phrases sans début ni fin. Thermos fêlé, en effet, brisé par l’horreur du monde, mais contenant encore la chaleur de tous ceux qui la combattent, de tous ceux qui « méconnus malmenés », souffrant dans leur chair, continuent de vivre et d’espérer.

Claude Favre, Thermos fêlé, peintures de Jean Dalemans, éditions L’herbe qui tremble, 2023, 60 p., 15 €
Vient également de paraître : Claude Favre, Alep – Quinze heures du matin, éditions Presses du réel/Al Dante, 104 p., 15 €