Collectif La Gang : « Visibiliser la multiplicité des regards » (Méduse.s)

Méduse.s © Alice Piemme

Le spectacle Méduse.s a été créé en avril 2021 lors du Festival Émulation du théâtre de Liège pour lequel le collectif La Ganf reçoit le « Coup de cœur du jury Jeunes » ; il est repris en juin 2021 au théâtre Les Tanneurs pour le festival TB2. En 2022 et 2023 le spectacle est joué à plusieurs reprises en Belgique et au Luxembourg. Méduse.s sera joué au Festival Off d’Avignon, du 6 au 27 juillet à 15h au théâtre des Doms. À l’occasion d’une journée d’études qui se tiendra à la Villa Gillet de Lyon le 12 mai prochain, « Les Héroïnes contrattaquent. Les réécritures théâtrales féministes de contes et de mythes depuis les années 2000 »,  le collectif La Gang — Sophie Delacollette, Alice Martinache et Héloïse Meire —­ a répondu à quelques questions.

Quels ont été les débuts de votre collectif entièrement féminin, La Gang, et de votre Compagnie What’up ? Comment vous êtes-vous rencontrées, quel est votre parcours et qu’est-ce qui vous a réunies ?

Nous nous sommes rencontrées lors de nos études à l’Institut des Arts de Diffusion à Louvain-La-Neuve (IAD) de 2007 à 2010. Nous étions dans la même promotion et déjà à ce moment-là nous aimions travailler ensemble sur les projets d’école. Après nos études, nous nous sommes retrouvées sur les projets artistiques des unes et des autres à divers moments, mais c’est en 2019 que nous avons créé le collectif La Gang avec l’envie d’explorer à trois la thématique corps et pouvoir(s). Méduse.s est la première création du collectif. Une prochaine est en cours, sur la thématique corps/pouvoir/vieillesse.

Comment en êtes-vous venues à la relecture du mythe de Méduse ? La vague émancipatrice de #MeToo vous a-t-elle inspirées et décidées à prendre la parole pour faire face à la « culture du viol » ?

Il est certain que la vague #MeToo résonne dans notre création. Mais au départ, cela n’était pas conscient. C’est lorsque que nous avons réalisé que notre intuition de vouloir faire entendre des voix de femmes victimes de violences sexuelles était juste que nous avons fait le parallèle avec #MeToo. Notre volonté était surtout de déconstruire le mythe de Méduse, qui, dans ses versions antiques, nous dérangeait fortement. Nous ne comprenions pas pourquoi aucun auteur antique ne lui avait jamais donné la parole dans le récit (ou du moins partagé son point de vue). Méduse est décrite soit comme un monstre et point barre, soit comme une femme transformée en monstre, parce que punie par Athéna, parce qu’elle l’a bien mérité : on ne souille pas l’autel d’une déesse (accessoirement en étant violée par un dieu). Le seul point de vue qui marquera l’Histoire est celui de Persée, l’unique homme (le héros) qui parviendra à défier la Gorgone et à la décapiter. Notre envie première était donc d’une part de détricoter la construction patriarcale et misogyne du mythe. Mais aussi de réhabiliter la puissance féminine que Méduse dégage, avec ce pouvoir de pétrifier les hommes d’un simple regard, comme un refus de se laisser mourir après le traumatisme, comme une colère nécessaire, ou encore comme un regard que les hommes doivent accepter d’affronter pour se montrer capable de perdre ; à savoir perdre leurs croyances, leurs privilèges, au profit d’un autre équilibre à inventer, où homme et femme sont traités d’égal à égal et où la responsabilité est une histoire collective.

Les mythes fondateurs continuent de véhiculer le point de vue dominant, à savoir masculin. En effet, le male gaze n’est pas que l’apanage des écritures anciennes, les réécritures modernes ne remettent pas en question l’imaginaire antique. Je pense par exemple à Angelin Preljocaj qui pour son ballet créé en 1993, Personne n’épouse les Méduses, utilise la symbolique de la pétrification de la Gorgone sans interroger son traumatisme premier. Michel Fabien et Nancy Huston ont redonné voix et corps à Jocaste pour la faire exister face à Œdipe. De votre côté, vous rendez à Méduse sa place, mais vous faîtes encore mieux, vous multipliez sa parole pour qu’elle soit davantage écoutée. Le female gaze est donc indispensable mais jusqu’à quel point pourra-t-il renverser la donne et redistribuer les rôles sans récréer des rapports de domination ?

Nous ne pensons pas que le female gaze doit devenir le seul regard légitime pour créer une œuvre. Le male gaze a le droit d’exister mais jusqu’ici il a trop été représenté, il a trop colonisé nos imaginaires de femmes, où d’autres personnes à la marge si l’on pense à tous les autres regards qui peuvent exister bien souvent aux intersections de formes de dominations ; personnes racisées, Lgbtqia+, âgées, de milieux précarisés… etc. Il n’est pas question de faire du female gaze le seul modèle à suivre, au contraire il faudrait surtout visibiliser la multiplicité des regards.

Dans notre démarche de collectif, il est avant tout important pour nous de nous questionner sur ce que l’on raconte, la manière dont on le fait et dont on le produit : par exemple, en créant les images vidéo dans la mise en scène au plateau, nous nous posons la question : pourquoi je cadre avec ma caméra (du smartphone) telle partie de mon corps, quand je le filme ? Est-ce qu’en tant que femme, quand je filme mon corps comme cela, je suis plutôt en train d’adopter un male gaze, ou un female gaze ? Suis-je dans l’objectification du corps ? Comment éviter la représentation commune de « l’érotisation du viol », etc ?

Quels sont les textes qui ont inspiré votre réécriture ? La Véritable histoire de la Gorgone Méduse de Béatrice Bienville entre-t-elle en résonance avec Méduse.s ?

Nous ne savons pas, car nous ne connaissions pas cette œuvre. Ce texte est paru en 2022, or nous avons créé notre spectacle en avril 2021. Les textes qui nous ont inviter à repenser notre ré-écriture du point de vue de Méduse sont principalement les ouvrages Femmes et Pouvoir de Mary Beard et Le rire de la Méduse d’Hélène Cixous ou l’écoute de podcasts comme « Les couilles sur la table » de Victoire Tuaillon et « La Poudre » de Lauren Bastide.

Il faut dire qu’au tout tout départ, quand on ne savait pas encore de quoi aller parler notre spectacle, on voulait s’intéresser au thème de la confiance en soi et pourquoi les femmes ont parfois moins confiance en elles que les hommes, et puis on est tombées sur ce livre Les Femmes et le pouvoir. Un Manifeste de Mary Beard et on a redécouvert l’histoire de Méduse. De là a découlé toute la suite… On a lu pas mal de livres autour de Méduse (plus historiques, philosophiques, picturaux, voir des histoires pour la jeunesse…), mais La véritable histoire… n’en fait pas partie.

Votre réécriture de Méduse demeure une création artistique modifiée au fur et à mesure des représentations. Vous inscrivez-vous dans une vision du théâtre « comme activité perpétuelle, continue » telle que l’envisageait Antoine Vitez par exemple et la pratiquait Marguerite Duras qui modifiait sans cesse ses textes avant l’entrée en scène des comédiens ? Pourriez-vous me renseigner sur les modifications apportées depuis la première représentation ?

Le spectacle ne bouge plus beaucoup aujourd’hui car il recèle en lui beaucoup de contraintes techniques et rythmiques qui ne nous permettent pas de trop improviser.   Même si au départ, nos recherches plastiques et visuelles sont assez performatives et qu’en effet, jusqu’à la première représentation, nous avons modifié sans cesse le texte et plusieurs actions techniques.

Le spectacle a changé entre sa création au festival Émulation à Liège (avril 2021) et sa reprise en tournée en octobre 2022, parce que nous n’étions pas satisfaites de notre prologue (cette introduction face public, où nous partagions aux spectateur.ice.s les origines du mythe, avant de plonger dans la fiction). Nous avons donc préféré changer le début du spectacle pour le rendre plus court, plus concis, moins didactique, un peu plus interactif avec les spectateur.ice.s et plus clair dans sa transition vers la fiction. Mais le reste du spectacle n’a quasi pas changé.

Avez-vous pratiqué une écriture collective ou chacune de vous trois avait établi un dialogue particulier avec le personnage de Méduse qui a fait l’objet d’une sorte de traduction ou réinterprétation collective ?

L’écriture est à la fois collective et à la fois un puzzle de scènes que nous avons écrites chacune. Nous avons passé beaucoup de temps dans un premier temps à discuter avec l’une de nos deux dramaturges Agathe Mezziani (diplômée d’un master en études de genres). Nous avons pu clarifier avec elle ce que nous voulions raconter et comment le raconter. Ensuite, une fois que nous avions la structure de notre texte, nous nous sommes réparties l’écriture scène par scène (enfance de Méduse, adolescence, etc.), en fonction de nos affinités respectives pour les sous-thématiques abordées dans ces scènes.

Nous avons partagé le tout et puis à nouveau retravaillé les unes et les autres sur les partitions des autres. Et puis encore retravaillé les scènes en fonction de la récolte des témoignages. Et encore et encore retravaillé en fonction des exigences du plateau : certaines idées à l’écrit ne fonctionnaient pas en jeu. Elles ne s’inscrivaient ni dans les corps, ni dans le rythme, ou se racontaient mieux en images vidéo et en sons. Bref, il a fallu réécrire des dizaines de fois, dans un aller-retour perpétuel entre texte – témoignages audio – plateau, création d’images (vidéo notamment) et au final de manière très collective, oui.  Avec les retours aussi de notre créateur sonore Loïc Le Foll et de notre dramaturge et regard extérieur à la mise en scène, Isabelle Jonniaux.

Méduse.s © Alice Piemme

Comment avez-vous mis en place la dramaturgie qui se nourrit subtilement des témoignages réels de l’expérience traumatisante du viol ?

La récolte de témoignages s’est faite en même temps que l’écriture. Témoignages et écriture se sont donc entremêlés. Nous avions un canevas pour les différentes séquences de l’histoire de Méduse (enfance, adolescence, travail au temple, viol, métamorphose, les Grées, les Nymphes…) et aussi des sous-thématiques que nous souhaitions questionner (le rôle de la famille, de la justice, les différents états par lesquels on peut passer suite à une agression sexuelle…). Nos questions étaient donc aussi imprégnées de cela pendant nos entretiens. Ensuite, nous avons “sélectionné” des extraits des témoignages que nous avions enregistrés et qui résonnaient particulièrement avec l’histoire de Méduse, et qui faisaient écho ou au contraire contre-pied entre eux. Mais il y a eu beaucoup d’aller-retours, de changements…  ça a été un gros travail de montage sonore.

Nous ne voulions pas axer le spectacle sur les actes de violences en soi et donc ne surtout pas entrer dans une forme de voyeurisme ou de misérabilisme : ce qui nous intéressait dans les témoignages, c’était de comprendre le cheminement qu’une personne victime de violence peut traverser ; son ressenti, son rapport à la justice, à la famille, les étapes traversées, la résilience, possible ou non.

La vérité de Méduse.s surgit également de sa représentation qui propose des images fulgurantes dont nous avons besoin afin de déconstruire les vieux imaginaires. Pouvez-vous préciser comment avez-vous réussi à établir l’énergie scénique qui se dégage de tous les éléments du spectacle, y compris de vos corps de femmes puisque l’une d’entre vous est montée sur scène alors qu’elle était enceinte de plus de sept mois ?

Nous voulions en effet réinventer les représentations classiques du mythe en détournant des objets du quotidien ou des parties de nos corps, filmés au smartphone. L’envie de créer un montage scénique moderne et dynamique était là pour raconter que Méduse, ce n’est pas qu’une vieille histoire poussiéreuse de monstre, non, c’est encore – et malheureusement – une histoire de notre temps, de notre société en mouvement perpétuel et super axée sur l’image.

Il était important pour nous que les spectateur.ice.s comprennent que finalement, peu importe quels étaient les corps au plateau, le personnage de Méduse aurait pu être sur scène n’importe quelle personne qui se genre comme femme et qui a été victime de violence sexuelle. Voilà pourquoi nous nous partageons à trois le rôle de Méduse, sans devoir le justifier. Le fait que l’une des comédiennes était enceinte de 7,5 mois, et une autre de 3,5mois, à la création était dès lors pour nous un non-sujet dramaturgique. Mais évidemment, une grossesse sur scène ne passe pas inaperçue et nous savions que nous passions donc le message à cette époque-là (dans une sphère “méta” du spectacle), qu’une équipe artistique peut tout à fait intégrer une femme enceinte et que celle-ci a le pouvoir (la capacité) de créer, de jouer, même avec un gros ventre. Avec quelques aménagements bien sûr, qui ne sont pas toujours faciles à mettre en place avec les contraintes d’une création. C’est donc possible quand il y a une envie collective dans l’équipe de questionner l’organisation du travail. Dans le cas de cette création, nous avons eu beaucoup de chance car l’équipe était extrêmement attentive et bienveillante.

En France, le Syndeac (Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles) indique que les spectacles programmés dans le réseau des scène publiques (2020-21) sont encore majoritairement des spectacles écrits par des hommes (63%) et que les artistes femmes « sont programmées essentiellement dans des salles plus petites offrant des jauges réduites et réduisant ainsi l’exposition publique qui leur est permise ». Qu’en est-il en Belgique ? Et que vous inspirent ces données sachant que vous ferez partie cet été de la programmation du Théâtre des Doms pour le off du Festival d’Avignon ?

En Belgique, il y a une étude menée depuis quelques années (qui est évolutive) sur la présence des femmes dans les arts de la scène, menée par Ecarlate compagnie en lien avec des cherch.eur.euses de l’université…. Vous pouvez trouver les infos en suivant ce lien, les chiffres pour 2020 ici et pour 2023 là. On voit donc que, sur les 8 plus gros théâtres francophones en Belgique, si en 2018, 70% des textes étaient des textes écrits par des hommes pour 30 % par les femmes, en 2023 ce chiffre s’équilibre à 53% pour les hommes et 47 % pour les femmes. Il y a clairement une prise de conscience autour de la parité ces dernières années qui a changé la donne, même si on n’y est pas encore (surtout pour certains postes ou domaines).

Cette année, sur 11 spectacles programmés par les Doms (en salle, à l’extérieur, en danse et cirque), 9 sont portés par des femmes et 2 par des collectifs H/F. Sans le dire explicitement, c’est clairement une orientation très forte qui est donnée à cette programmation.

Par contre, le constat est le même en Belgique (on en parlait encore récemment avec des programmat.eur.rices) par rapport au fait que les femmes autrices et metteuses en scène ont moins de projets sur des grandes scènes et portent souvent des projets plus modestes budgétairement. Une bourse vient d’être initiée par 4 théâtres pour encourager des autrices à produire des textes destinés à de grandes distributions sur des grandes scènes.

Nombreuses sont les héroïnes de la mythologie gréco-romaine à être victimes de viol, la domination mâle et patriarcale est imposée par les dieux Poséidon et Zeus qui sont des violeurs en série, jamais punis. Songeons également qu’il y a juste une cinquantaine d’années, Éric Rohmer mettait en scène La Marquise d’O. (d’après Von Kleist) qui, violée, finit par accepter d’épouser son violeur. Dernièrement, l’Othello de Jean-François Sivadier propose à la fin de la pièce un fantôme de Desdemone qui revient pour embrasser son meurtrier… Cela devrait inciter les créatrices femmes contemporaines à réécrire pour sans cesse déconstruire tout héritage problématique qui continue à nourrir la banalisation de la violence faites aux femmes. Ma dernière question porte ainsi sur vos futurs projets : avec quelle autre réécriture ou création allez-vous bousculer et émanciper les imaginaires ?

Oui nous allons continuer à explorer de nouvelles facettes des rapports corps / pouvoir(s) à travers le rapport au corps vieillissant dans notre société occidentale, à travers la thématique de la peur de vieillir. Questionner en quoi cette peur serait intrinsèque à la nature humaine, universelle en quelque sorte, ou en quoi elle est un phénomène de société, liée au culte de la performance, au business de l’anti-âge, à l’injonction à bien vieillir, etc. Nous ne partirons plus d’un mythe en particulier pour explorer cette thématique mais du tableau de Lucas Cranach, La Fontaine de Jouvence (1546). Nous ferons un premier “laboratoire” de travail d’écriture et de recherche sonore/visuelle sur cette thématique en décembre 2023.

Méduse.s © Alice Piemme