Imèn Moussa : « Nos droits, c’est tout le temps et partout » (Genre et émancipation des femmes dans la fiction maghrébine contemporaine)

© Bader Klidi, Mater Natura (détail de la couverture du livre de Imèn Moussa, Genre et émancipation des femmes dans la fiction maghrébine contemporaine)

Les éditions Le Manuscrit publient un essai, Genre et émancipation des femmes dans la fiction maghrébine contemporaine, occasion d’un grand entretien avec son autrice, Imèn Moussa.

Imèn Moussa, née à Bizerte en Tunisie en 1987, a co-dirigé avec Jacqueline Brenot un numéro de Trait d’Union Magazine (Algérie) consacré aux femmes, « Ana Hiya : la femme maghrébine droit dans les yeux ». Elle est également co-fondatrice des Rencontres Sauvages de la Poésie en Île de France. Ses propres poèmes — Il fallait bien une racine ailleurs (L’Harmattan, 2020) — privilégient deux thématiques, le voyage et l’identité-femme.

« Petite fille bien élevée ne doit jamais déranger
Indocile, elle se déracine.
Farouche, elle part ».

Genre et émancipation des femmes dans la fiction maghrébine contemporaine se divise en trois chapitres. Le premier, « Écrits pour des femmes intranquilles : la littérature du réel » se focalise sur deux romans algériens, deux romans tunisiens et deux  romans marocains pour illustrer différents personnages : celui de la jeune fille, celui de la mère ; il s’intéresse ensuite aux espaces les plus récurrents dans lesquels les protagonistes féminins évoluent. Le deuxième chapitre, « À bas le cœur ! À bas le corps ! », étudie la présence du corps à la fois trop visible et invisible ; il s’attarde sur le voile et apprécie la manière dont la sexualité est mise en mots. Le troisième et dernier chapitre, « Au nom d’un chemin qui se construit : en perte ou en quête de soi ? » sonde les rapports entre les sexes et la portée sociopolitique de la prise de parole des femmes.

La conclusion est optimiste : « Le renouvellement des perspectives du genre chez les autrices réside dans le choix des protagonistes. Résolument tournées vers la modernité et en rupture avec un système patriarcal discriminant et blessant, les femmes et les jeunes filles, par leurs discours et leurs manières d’agir, ébranlent les stéréotypes ». Elles refusent la résignation. Sylvie Brodziak souligne ainsi dans sa préface, « la puissance de la littérature non seulement pour éveiller les consciences et bousculer les imaginaires, mais aussi pour relayer les cris et les chuchotements de celles qui œuvrent à transformer nos sociétés patriarcales ».

Votre essai offre un panorama des positionnements des femmes dans les trois sociétés du Maghreb à partir de la littérature romanesque. Peut-on dire que la base juridique du statut de la femme est la même dans chacun des pays ? Ont-ils tous les trois les mêmes lois ou les mêmes codes régissant le statut des femmes ? Si des différences existent, ne se ressentent-elles pas dans les œuvres ?

Permettez-moi d’abord de rappeler que les principes propres au droit musulman sous-tendent le droit tunisien, marocain et algérien mais des différences existent sur le plan juridique. Au Maroc, après l’indépendance, pour mettre en place le Code de la famille, la monarchie s’est appuyée sur un ordre tribal conservateur et peu favorable à la modernité. Celui-ci a codifié une série de dahirs promulgués entre le 22 novembre1957 et le 3 avril 1958. Le code a été amendé après des décennies de revendications féministes et un changement de pouvoir. Contrairement au scénario marocain, la Tunisie, a aboli le régime monarchique du Bey après l’indépendance. Le pouvoir tribal est volontairement écarté, tandis qu’un régime républicain et une assemblée constituante se mettent en place. Le Code du Statut Personnel a été pensé par les élites politiques de cette époque. Ces derniers se sont appuyés sur les idées des théologiens réformateurs porteurs d’une interprétation souple du coran. Ils ont ainsi interdit la polygamie, la répudiation et introduit le divorce judiciaire. Le Code de la famille en Algérie a été quant à lui été adopté le 9 juin 1984 par l’assemblée populaire nationale. Incluant des éléments de la charia, celui-ci a été soutenu par les conservateurs du pays. En dépit des revendications et des modifications apportées, le code algérien n’institue pas une égalité entière entre les femmes et les hommes.

Il faut dire que même si les législateurs témoignent d’un désir de s’adapter aux exigences de la société moderne, les femmes, en Algérie et au Maroc, sont maintenues dans une sorte d’asphyxie juridique. Une asphyxie visible quand il s’agit des droits relatifs au mariage et à ses effets, à l’avortement, à l’exercice de la tutelle des enfants par leur mère, à la répudiation, à la polygamie, au divorce ou encore à la question de l’héritage. Des questions qui ne se posent plus en Tunisie où il n’existe quasiment aucune discrimination entre les deux sexes sur le plan juridique. Même si le pays, à cause des nouveaux noyaux de résistance à la modernité, n’arrive pas par exemple à trancher sur la question du droit successoral. Évidemment, ces informations relatives aux droits dans les pays du Maghreb ne peuvent pas être entièrement exposées dans un essai consacré à l’étude des textes littéraires. Les références laissées aux lecteurs en bas de page lui permettent de se pencher sur ces questions juridiques de manière plus approfondie.

Pour revenir aux textes littéraires, il faut dire que la différence des lois dans les trois pays n’est pas réellement palpable dans ma fiction. Les six autrices ayant fait l’objet de cette étude, ramènent les discriminations juridiques aux pratiques culturelles encore plus discriminantes. Toutes accusent les traditions, présentées comme des systèmes fondés sur la différenciation des genres. Les problématiques soulevées par la fiction, dans les trois pays, montrent que même si les lois évoluent en faveur des femmes, la réalité sociale est bien différente. Étant donné que les traditions sont tenaces, les femmes sont maintenues en arrière-plan, tandis que les hommes détiennent le plus souvent des privilèges sociaux, économiques, politiques ou encore sexuels. Aussi, même si les systèmes juridiques diffèrent et même si les lois accordent de plus en plus de droits aux femmes, les habitudes prennent encore le dessus sur les textes juridiques.  C’est ce qui explique pourquoi, à travers la fiction, des problématiques communes ressortent dans les trois sociétés ; l’analphabétisme chez les adolescentes mises à l’écart dans les zones rurales, la misère de santé reproductive, le poids du divorce sur les femmes, le contrôle du corps, les violences urbaines contre les femmes, l’exploitation des travailleuses, etc.

Dans votre prologue, vous faites allusion à l’histoire récente en évoquant « les » guerres de libération en affirmant qu’elles ont mis en lumière des militantes et des étudiantes alors que les mouvements récents font intervenir des femmes de toutes catégories. D’abord qu’entendez-vous par « guerres » de libération pour la Tunisie et le Maroc ? En ce qui concerne l’Algérie, on sait que les paysannes ont été un facteur essentiel du fonctionnement des maquis. Ne faudrait-il pas revenir sur cette affirmation ou alors expliquer ce que vous avez voulu dire ? Vous pourriez relier cela à ce que vous dites dans le sous-chapitre sur « les porteuses de parole » qui sont à assimiler aux « porteuses de bombes ».

Par guerres de libération, mes propos renvoient à toute forme de résistance à la colonisation, ayant permis la libération des trois anciennes colonies françaises. Sans conteste, en Tunisie et au Maroc sous le « protectorat » et en Algérie sous l’occupation, la décolonisation a eu lieu dans des conditions variées, tant sur le plan de la chronologie que dans la manière d’accéder à l’indépendance. Certes, la marche vers les indépendances était différente, mais au cœur de cette lutte contre le colonisateur, les femmes ont joué un rôle prépondérant. La plupart étaient des militantes issues d’une élite sociale, instruites ou appartenant déjà à des familles qui sont dans des partis politiques. La présence des femmes rurales, en fonction des pays, reste importante. C’est pour cette raison que j’ai introduit dans le prologue une comparaison entre, d’une part, les mouvements de décolonisations qui ont mobilisé une majorité de femmes instruites, et d’autre part les soulèvements du Printemps Arabe qui ont mis sur le devant de la scène des femmes de différentes catégories sociales. C’est ce contraste que je souhaite souligner. Désormais, le militantisme et la conscience politique ne sont plus l’apanage d’une élite citadine intellectuelle de femmes des classes favorisées. Le Hirak en Algérie ou encore la révolution en Tunisie sont des exemples de l’implication des femmes, de toutes les couches sociales, de toutes les régions qui se sont rassemblées de manière bien visible et massive dans les rues.

C’est aussi pour cette raison que je reviens dans le sous-chapitre « Les porteuses de paroles » sur la participation active des femmes, rurales et citadines, dans la guerre de libération en Algérie : cacher, ravitailler, soigner, distribuer des tracts, porter des bombes… L’idée n’est pas d’expliquer en détail les actions menées par les Mujahidat dans ce travail qui tourne autour des « porteuses de paroles ». L’idée était de dire, de manière métaphorique, que celles qui ont posé des bombes et celles qui ont milité pour l’indépendance de leurs pays, ont en réalité mené le combat sur deux fronts. D’une part, elles devaient lutter contre le colonisateur et d’autre part, elles devaient surmonter l’idéologie patriarcale de leurs familles. Ces dernières n’étaient pas toutes d’accord de voir leurs filles monter au maquis ou être en contact avec des « frères ». Grâce à leurs actions, les militantes ont instauré une rupture radicale avec les normes de la famille musulmanes à l’époque. C’est pourquoi, j’explique qu’aujourd’hui, porter une parole dans des pays en ébullition politique et dans des sociétés sur lesquelles le conservatisme religieux pèse encore de tout son poids du côté des femmes, revient à « porter une bombe » doublement libératrice. Les femmes qui parlent, comme leurs prédécesseuses, dans un état d’urgence, posent des paroles pour la survie, pour se libérer et pour ne pas être encore les invisibilisées de l’Histoire.

Votre référence la plus fréquente est Sophie Bessis. Pourquoi ?

Vous avez raison de relever sa fréquente présence dans mon travail. Pour rappel, mon essai Genre et émancipation des femmes dans la fiction maghrébine contemporaine est basé sur ma thèse qui prend en charge le même sujet. Dans sa rédaction, je me suis référée à des travaux de sociologues, anthropologues, philosophes, psychologues et historiens.ennes du Maghreb et d’ailleurs, contemporains et moins contemporains. Cependant, pour la rédaction de cet essai, je ne pouvais pas toutes et tous les inclure. Dans une démarche purement subjective, j’ai fait le choix de me référer en grande partie aux travaux de l’intellectuelle Sophie Bessis qui, nous devons le rappeler, est autrice d’une œuvre importante d’essais historiques et d’ouvrages de réflexions. Ses pensées critiques ont beaucoup nourri mes réflexions tout au long de mon cursus universitaire en Tunisie et en France. À mon sens, pour faire l’approche des sociétés des pays du Maghreb et pour étudier des problématiques actuelles liées aux femmes, Bessis est une voix contemporaine incontournable.

Toujours dans le prologue, vous affirmez que « les fictions d’autrices maghrébines d’aujourd’hui sont à même de rendre compte des mouvements que connaissent actuellement l’Algérie, le Maroc et la Tunisie ». À la suite de cette affirmation, vous énumérez les six romans à partir desquels votre démonstration va se dérouler. Certaines de ces écrivaines sont porteuses d’une œuvre riche et variée, d’autres moins. Pouvez-vous nous les présenter et nous expliquez vos choix ? Sont-elles de la même génération de la même formation ? Avez-vous privilégié l’autobiographie par rapport au roman, donc l’expérience vécue par rapport à l’expérience observée ?

En tenant compte de la spécificité des trois sociétés composites qui font l’objet de mon étude, je suis partie de l’idée que la fiction nous donne à voir un nouvel ordre en révolution chez les femmes. Pour renouveler l’angle d’approche et dans le but d’être au plus près de la création littéraire contemporaine, j’ai défini un corpus de six romans, tous postérieurs aux années 2000. Ces textes sont écrits par des autrices connues et moins connues, issues de niveaux sociaux et intellectuels différents. La sélection résulte essentiellement d’une appréciation personnelle et l’inscription de leurs discours dans la réalité a véritablement guidé mon choix.

Pour la Tunisie : Emna Belhaj Yahia avec Jeux de rubans (Elyzad, 2011). Née en 1945 à Tunis, Emna Belhaj Yahia est fille d’un grand propriétaire foncier et d’une mère considérée parmi les pionnières de l’enseignement féminin en Tunisie, puisque scolarisée en 1920. Issue de la bourgeoisie tunisoise, elle suit des études au lycée Carnot de Tunis puis à l’École normale supérieure de Fontenay Saint-Cloud. Diplômée en philosophie et de retour en Tunisie, elle enseigne cette matière de 1972 à 1978 au lycée Khaznadar de Tunis. Après l’arabisation de la philosophie dans les classes secondaires, elle renonce à l’enseignement et travaille à la Bibliothèque nationale au service des échanges internationaux. Son premier roman, Chronique frontalière, publié à Paris en 1991 chez Noël Blandi, reçoit le prix de la meilleure publication de langue non arabe à Tunis. Elle est auteure de plusieurs romans comme L’étage invisible (1996), Tasharej (2000) et En pays assoiffé (2021).

Sonia Chamkhi avec Leïla ou la femme de l’aube (Elyzad, 2008). Docteure en Lettres (Cinéma, Audiovisuel, Télévision – Panthéon Sorbonne), elle enseigne le « Design image et la pratique audiovisuelle » à l’institut Supérieur des Beaux-Arts de Tunis. Cinéaste de formation, elle participe à l’adaptation de plusieurs longs métrages qu’elle écrit et coréalise. En 2012, elle est à la fois actrice et réalisatrice du film documentaire Militantes, qui retrace le climat des premières élections libres de la Tunisie post révolutionnaire et met en scène la mobilisation des femmes tunisiennes pour construire une société démocratique. Elle est l’auteure de deux essais Cinéma Tunisien Nouveau, Parcours autres (2002) et Le Cinéma Tunisien à la Lumière de la Modernité publié (2009). Son deuxième roman, L’homme du crépuscule (2013) est publié à Tunis chez Arabesque.

Pour l’Algérie : Maïssa Bey, Hizya (L’aube, 2015). Née à Ksar el Boukhari en 1950 dans un petit village au sud d’Alger, Bey est fille d’instituteur. Après des études en littérature française à l’université d’Alger, elle devient enseignante, fondatrice et présidente de l’association de femmes algériennes « Paroles et écriture ». C’est en 1996 qu’elle écrit sa première fiction Au commencement était la mer. Marquée, petite fille, par la disparition tragique de son père, torturé et exécuté par l’armée française, elle publie en 2002 un court récit, Entendez-vous dans les montagnes… Elle est aussi auteure de plusieurs autres ouvrages tels que Nouvelles d’Algérie (1998), Cette fille-là (2001) Bleu blanc vert (2006), Pierre, Sang, Papier ou Cendre (2008), On dirait qu’elle danse (2014) et Chaque pas que fait le soleil (2015). J’analyse aussi Je dois tout à ton oubli (Grasset, 2008) Malika Mokeddem. Née en 1947 à Kenadsa dans l’ouest algérien, Mokadem est issue d’une famille de nomades qui se sédentarise. C’est au lycée de Béchar qu’elle obtient son baccalauréat et entame des études de médecine à Oran puis à Paris. Dans son cabinet privé à Montpellier, elle exerce la médecine en parallèle avec l’écriture. Elle décide finalement d’interrompre ses activités professionnelles pour se consacrer entièrement à l’écriture. Elle publie plusieurs romans comme Les Hommes qui marchent (1990), Des rêves et des assassins (1995), La Nuit de la lézard, (1998), et N’zid, (2000).

Pour le Maroc : Halima Hamdane avec Laissez-moi parler (Le Grand Souffle, 2006). Née au Maroc où elle fait des études de lettres et accède au poste de professeur de français. Après un mariage précoce qui se solde par un divorce, elle décide de s’installer en France en 1986. Elle est alors chargée de cours de méthodologie à la faculté d’Evry Val d’Essonne. Elle présente des contes sur RFI, anime L’Arbre à palabres au musée du Quai Branly et se consacre surtout à l’écriture. C’est en 2005 qu’elle publie aux éditions Cauris son premier roman Sarraouina la reine magicienne du Niger, un texte qui relate l’histoire d’une reine, symbole de la résistance au pouvoir politique, puis un deuxième roman, Le chaos de la liberté (2012). Elle est auteure de deux contes, Mahboul le sage et autres contes marocains (2013) et Hdidane le rusé (2014) qui a obtenu le prix du Grand Atlas. Enfin, Bahaa Trabelsi avec Slim, les femmes, la mort… (EDDIF, 2004). Née à Rabat en 1966, elle est diplômée en Économie à l’Université d’Aix. Elle se tourne vers le journalisme et devient rédactrice en chef de la revue marocaine « Masculin ». Elle est auteure de plusieurs romans, dont Une femme tout simplement (1995), Une vie à trois (2000) et Slim, les femmes, la mort (2005), La chaise du concierge (2017). Son recueil de nouvelles Parlez-moi d’amour (2014) obtient le prix Ivoire pour la littérature africaine d’expression francophone.

Je tiens à préciser qu’il ne s’agissait pas dans cet essai d’évaluer la valeur esthétique et littéraire des textes, mais de voir comment les écrits de ces autrices décrivent et expliquent le réel. Mon choix s’est délibérément orienté sur les questions de genre à travers les discours, les représentations et les trajectoires des personnages féminins qui jonchent les romans. J’ai privilégié les œuvres qui me paraissaient les plus pertinentes pour ouvrir le débat sur la relation de la femme maghrébine avec la société contemporaine en transition. Ce sont des romans qui ont été très peu étudiés et qui mettent en scène de nouveaux modèles de personnage simples, aux itinéraires ordinaires, mais aux nouvelles aspirations. Ce sont des personnages de femmes et des jeunes filles appartenant à des classes moyennes, instruites, engagées politiquement et actives dans leur société. La plupart dépassent les poncifs de la littérature maghrébine d’expression française, dominée par les images stéréotypées des femmes dociles. Le corpus choisi présente de nouvelles formes de conduites qui rompent avec la soumission.

Enfin, je tiens aussi à rappeler que je ne soutiens pas l’hypothèse de l’existence d’une écriture féminine fondée sur une sensibilité spécifique différente de celle des hommes. Je ne veux pas enfermer mon travail dans une étude stéréotypée sur le genre féminin. En privilégiant les textes des autrices, cet essai n’a pas pour volonté d’affirmer une quelconque spécificité relative à l’écriture des femmes en leur attribuant l’exclusivité des remises en question de la situation des femmes. Les autrices sont des femmes certes, mais elles sont surtout des créatrices et des artistes à l’œuvre singulière.

Le premier type est celui de la jeune fille et la célibataire. Sont-elles superposables et quelles sont leurs figures de référence ?

Au Maghreb, comme dans beaucoup de régions dans le monde, le système juridique et social est basé sur une pédagogie normative et référentielle. Volontairement, celle-ci construit une vision inférieure et inégalitaire de la femme qui se voit constamment rattachée à son identité biologique-corporelle décrite comme moins solide que celle de l’homme. Le but premier est de justifier son assujettissement, sa discrimination sexuelle et de conditionner les femmes, dès leurs plus jeunes âges, pour les préparer à leurs futurs rôles (mère, épouse, fille, sœur). L’identité de genre est ainsi enfermée dans un système normatif défini. C’est ce qui explique pourquoi, au début de l’âge adulte, la jeune fille, est supposée être socialement célibataire. Les jeunes filles observées dans les différents récits sont très autonomes, du fait de leurs fonctions d’étudiantes, barmaids, informaticiennes, coiffeuse, traductrice, mais elles sont entravées par une situation sociale hostile à un accomplissement sur le plan affectif. C’est ce qui explique pourquoi elles vivent toutes des relations amoureuses clandestines. Bien entendu, mes propos décrivent une majorité dominante et visible dans les trois sociétés comme les présentent les textes littéraires. Des exceptions existent auprès d’une petite minorité, citadine, financièrement favorisée et ouverte sur un mode de vie dit occidental, qui tolère qu’une jeune fille entretienne une relation avec un jeune homme avant le mariage.

Considérées comme une sorte de « tiers-sexe », ni tout à fait femme-mère-épouse, ni encore enfant, les jeunes filles sont en marge de la sphère sociale. Une posture qui explique leur maintien en position de subalternes, à la périphérie des pouvoirs décisionnels puisqu’elles ne sont pas encore des « femmes complètes ». Nous retrouvons cet état de fait dans l’ensemble des romans dans lesquels les jeunes filles sont présentées comme des incomprises, confrontées en permanence aux limites de leur statut.

Cette discrimination sexuelle et les contraintes sociales liées à leur statut provoquent un sentiment de frustrations chez certaines et impulsent paradoxalement chez d’autres l’envie de se révolter et d’agir. De ce fait, j’ai jugé intéressant de me pencher sur l’étude des prénoms qui leur sont attribués. Ces derniers interagissent avec leur être et leur faire, d’autant plus que le choix de certains prénoms est révélateur des rôles non-conventionnels qu’occupent les jeunes filles et leur positionnement anticonformisme. Hizya, Kahina, Nejma et Sonia Kahlo sont autant de références puisées dans la mythologie du Maghreb, dans la littérature et dans l’art mexicain, de figures féminines aux destins remarquables et aux noms impérissables. Si les autrices ont fait de tels choix onomastiques, c’est pour manifester leur volonté d’inscrire leurs personnages dans la transgression contre la permanence de la suprématie masculine et le système de valeurs dont il est porteur. Ces jeunes filles dénoncent et rejettent les compromissions et l’hypocrisie. À mon sens, elles peuvent être assimilées à des Kahina, des Hizya, des Didon, des Zénobie ou encore à des Antigone modernes qui disent « Non » pour combattre le système patriarcal. Ces figures mythologiques deviennent de véritables icônes pour les jeunes filles qui s’en inspirent au fils de leur parcours. Au prix parfois de leurs vies, seuls contre tous, à leurs manières, elles aussi, disent non à l’oppression et se rebellent pour être entendues.

Vous parlez d’un « procès de Médée ». Mais où est le « Jason » qui explique en grande partie le geste de la Médée antique ?

« Le procès de Médée » est un sous-chapitre qui s’inscrit dans la partie consacrée à l’étude des figures maternelles « Mères, les mêmes et autrement ». Ce sous-chapitre est centré sur le seul roman de l’écrivaine algérienne Malika Mokeddem Je dois tout à ton oubli. Ce roman revient sur un souvenir d’enfance, enfoui par la narratrice qui se rappelle soudain l’image de sa mère étouffant un nourrissant. Dans une grande partie du texte, la protagoniste Selma tente de dépasser ce traumatisme en dénouant les fils de ce secret familial. Le récit raconte la relation complexe avec une mère distante, tyrannique et dépourvue d’amour à l’égard de ses filles qu’elle dénigre au profit des garçons. La génitrice, auteure d’un infanticide, est assimilée à une ogresse dévoreuse d’enfants et à « une pâle figure de Médée » (p. 83). En effet, auteure d’un meurtre prémédité, la mère ne cherche ni à dissimuler son geste ni à s’en affranchir. Elle explique à demi-mots que l’infanticide vise à préserver l’honneur de la famille, ce qui le rend parfaitement logique et légitime.

Pour faire place à Jason dans cette comparaison, je dirais que si Médée a tué ses enfants dans une violence inouïe, c’est parce qu’elle a voulu se venger de Jason qui l’a trahie. Si la mère de Selma a étouffé le bébé illégitime, c’est qu’elle a été façonnée par des siècles d’oppressions patriarcales qui l’ont poussée à tuer le nourrisson illégitime par peur pour sa propre vie. Au cœur d’une souffrance et à la merci de l’arbitraire des hommes, les deux femmes sont incontestablement portées par une sorte de colère contre le masculin ; Jason le décevant pour l’une et les hommes du village pour l’autre. Toutefois, tandis que Médée est maîtresse de son destin, la mère de Selma en est prisonnière. L’une tue par orgueil, par mépris et par vengeance, l’autre tue par peur. Comme l’explique la narratrice après les aveux de sa mère, ce qui fait de Médée une femme fascinante depuis l’Antiquité, c’est qu’elle ne reconnaît pas de limite. Portée par la fureur, elle se détache et outrepasse la morale, alors que sa propre mère s’enfonce dans la posture de la criminelle-victime qui cherche miséricorde dans la prière.

Ne croyez-vous pas que chez Assia Djebar et chez d’autres, le « harem », souvent symbolique – disons l’espace exclusivement féminin – est plus une protection qu’un enfermement ? Le salon de coiffure ne fonctionnerait-il pas comme un « harem », une sorte de halte pour reprendre souffle ?

Lorsqu’en décrivant le tableau de Delacroix dans Femmes d’Alger dans leur appartement, Assia Djebar annonçait « Libération glorieuse de l’espace, réveil des corps (…) il n’y a plus de harem, la porte en est grande ouverte et la lumière y entre ruisselante », c’est à la fin de l’enfermement qu’elle faisait référence. Certainement, l’espace exclusivement féminin du harem peut être protecteur pour certaines, vu que c’est là que se libère la parole, mais l’idée de l’enfermement lui reste étroitement liée. D’ailleurs, les deux acceptations ont été mises en avant dans le chapitre sur la place de l’espace dans ces fictions contemporaines. L’espace clôt et exclusivement féminin où la vie tourne autour de l’homme qui détient le pouvoir sur un groupe de femmes, est une donnée centrale dans le roman d’Halima Hamdane, Laissez-moi parler ! Ce roman raconte l’histoire d’une microsociété esclavagiste formée d’une grande famille de notables marocains et de son groupe d’esclaves exclusivement féminins dont Yitto. Celle-ci est capturée dès son enfance et réduite en esclavage. Elle grandit en captivité dans la maison de Sidi avec toutes ses épouses et ses enfants. Habituée à l’immobilité et vouée à une vie séquestrée, Yitto décrit sa peine de vivre recluses avec les autres femmes. C’est de cet espace pesant et injuste qu’elle cherchera à se défaire.

D’un autre côté, dans mon travail autour de l’espace, j’ai observé que d’autres personnages, contrairement à Yitto, n’évoluent plus exclusivement dans des espaces traditionnels fermés. Ces dernières jouissent d’une libre circulation qui leur permet d’investir de nouveaux lieux comme les bars, la rue, les cafés, le salon de coiffure, la mer, les parcs, le cinéma. Autant d’espaces qui contrastent avec celui de la maison fermée. Le salon de coiffure est l’un de ces nouveaux espaces salvateurs et loin de l’emprise des hommes où, comme vous le dites si bien, les femmes reprennent leur souffle. D’où mon titre :« L’empire des femmes : le salon de coiffure ». Je parle en effet d’empire, car le salon de coiffure est pour la nouvelle génération de femmes bien plus qu’un lieu, semblable au harem, où fuse la parole entre elles. Bien qu’il s’agisse d’un espace clos, le salon de coiffure est décrit comme un lieu où s’exaltent les libertés des femmes qui se retrouvent loin des regards masculins et loin du poids des interdits. Elles y sont décrites comme joyeuses et à la parole triomphante. Toutefois, outre la parole libérée, le salon de coiffure permet de défier l’autorité. C’est le cas de Hizya la protagoniste du roman de Maïssa Bey. Pour elle, le salon « Belles Belles Belles » permet, non seulement, de rompre concrètement avec l’univers rigide de la maison familiale, mais le salon représente surtout un « alibi » pour échapper à la clôture. Elle s’y rend chaque jour pour travailler, gagner son indépendance économique, son émancipation et par-dessus tout pour contrer le regard accusateur de sa mère qui ne voit pas d’un bon œil les allers et venues de sa fille. Enfin, c’est aussi cet espace qui déclenche la rencontre amoureuse et ouvre la brèche à l’exploration d’autres lieux auparavant inconnus.

Croyez-vous que bars et cafés sont des lieux féminins possibles, dans les romans comme dans le réel ?

Les cafés et les bars sont communément considérés comme des espaces purement masculins, c’est pourquoi ils sont proscrits aux femmes. Pourtant, je peux affirmer qu’en Algérie, au Maroc et en Tunisie, ces lieux deviennent de plus en plus possibles pour les femmes. Sur une échelle temporelle, cette ouverture n’a pas eu lieu en même temps dans les trois pays. Sur une échelle spatiale, cette ouverture nous renvoie encore à la répartition habituelle entre la division qui sépare encore le Maghreb en deux mondes opposés. D’un côté, le monde citadin relativement ouvert aux changements où la présence des femmes dans les cafés mixtes et les bars devient presque banale. De l’autre côté, le monde rural, très conservateur, où ces espaces ne se conjuguent pas au féminin.

Il est indéniable que la présence des femmes dans des lieux perturbe l’ordre social (la question se pose un peu moins pour les cafés). Ce sont clairement les bars qui posent un problème. Même s’il s’agit d’un lieu public et censé être ouvert à tous, il demeure, dans la culture maghrébine, investi par une majorité d’hommes. C’est ce qui explique pourquoi ces lieux sont décrits dans la fiction comme voraces pour celles qui les fréquentent. Dans Slim, les femmes, la mort… l’écrivaine marocaine Bahaa Trabelsi montre comment il existe au Maroc deux catégories de bars : les bars « sordides » connus pour la débauche et des bars, réservés à une élite sociale, où les femmes peuvent se détendre sans être importunées. L’écrivaine tunisienne Sonia Chamkhi en parle à son tour dans le roman Leila ou la femme de l’aube quand elle décrit l’hésitation de Leila en pénétrant dans le bar « L’international » au centre de Tunis. La tranquillité dans ces espaces ne va pas de soi. La présence peu commune des femmes, surtout lorsqu’elles ne sont pas accompagnées d’hommes, peut être considérée comme illégitime. La narratrice de ce roman souligne que les bars, ne sont fréquentés que par des « femmes libérées ». Une telle précision met l’accent sur leur présence hors normes dans ces espaces qui ne sont en aucun cas conçus, selon la pensée dominante, pour des « femmes bien ».

Permettez-moi de souligner que cet état de fait est perceptible de l’autre côté de rive de la Méditerranée. En 2016 une enquête menée par la journaliste Caroline Sinz et diffusée sur la chaîne France 2, montre le combat du collectif « La Brigade des mères » qui dénonce les discriminations sexuelles dans certaines banlieues parisiennes et lyonnaises, où les femmes sont empêchées de boire un café en terrasse. Certaines affirment que si leur présence est tolérée dans la rue, c’est simplement pour les corvées quotidiennes comme accompagner les enfants à l’école ou faire les courses et non pas pour le loisir. L’une d’entre elles évoque l’impératif de s’effacer et une autre parle de « prison à ciel ouvert » car aller dans un bar revient à braver un interdit. La journaliste évoque aussi la réaction des hommes choqués de voir des femmes dans leur café non mixte. Pour eux, par ces agissements, les femmes ne respectent ni la religion ni les traditions.

En somme, la limite spatiale a clairement été franchie par les femmes en ces lieux, pourtant la peur du regard est encore présente, tant dans la fiction que dans la réalité. La liberté d’y être est là, le malaise aussi.

Vous consacrez des pages très pertinentes au corps et à sa présence/absence. En dehors du mariage n’y a-t-il pas de viol évoqué dans vos romans ? 

Dans « À bas le cœur ! À bas le corps » j’ai cherché à comprendre la dynamique qui anime aujourd’hui les pensées et les pratiques de la société maghrébine contemporaine concernant le corps des femmes. Un sujet qui suscite crispations et agressivité, surtout lorsqu’il s’agit de la sexualité féminine. Pourtant, le corps est au centre des discours et dévoile une crise, tant chez les hommes que chez les femmes, car, ne l’oublions pas, les rapports sexuels non institutionnalisés sont encore punis par la loi dans les trois pays.

Pour résumer mes propos, la fiction montre que le corps des femmes, dans la société algérienne, marocaine et tunisienne, s’impose à travers deux occurrences principales : sa grande présence (corps hystérique, ravageur, aimant, libre, meurtrier, jouissant, militant et révolté) et sa grande absence (corps voilé, violé, nié, soumis et tu). Celui-ci prend aussi place dans la société sous la dichotomie suivante : « mon corps à moi » présenté dans la sphère privée-individuelle, généralement épanoui, et « mon corps aux autres », régie par les appartenances familiales et sociales qui le codifient. À partir de ces observations, je me suis interrogée sur le rapport du corps féminin avec l’idéologie patriarcale encore dominante : comment vivent ces personnages avec des corps « empêchés » ou qui « s’empêchent » ? Peut-on réellement parler de sexualité féminine épanouie et dans quelle mesure cette dernière parvient à contrecarrer le discours normé ? Dans quelle mesure peut-on affirmer que la fiction de ce XXIᵉ siècle donne à voir une parole neuve sur le corps des femmes ?

Dans cette multitude de questions, la problématique des violences faites aux femmes s’est imposée. Dans les six romans, les corps épanouis cohabitent avec les corps violentés. Le viol conjugal y est très présent et évoqué uniquement dans le cadre du mariage. Halima Hamdane et Maïssa Bey en parlent comme étant une violence à bas bruits, un abominable résultat des tabous, du manque d’éducation sexuelle, du silence au sein des relations familiales, du principe du corps-honneur et de la volonté d’instaurer un rapport de domination dans le couple conjugal.

Tandis qu’en Tunisie, le viol conjugal est clairement puni par la loi, en Algérie et au Maroc, la législation demeure floue à ce sujet, étant donné que la sexualité sous la contrainte au sein du couple marié demeure l’un des plus grands tabous. Il faut dire que dans de nombreux pays le viol marital n’a pas été clairement inscrit dans le droit pénal, les sociétés peinent à le reconnaître comme crime et les procès pour viol conjugal sont rares. Dans ce sens, comme le montre la fiction du Maghreb, ces violences institutionnalisés qui se déroulent dans le cadre du mariage se justifient par le devoir « naturel » de l’épouse qui doit se soumette à son époux, corps et âme. C’est pourquoi, seule Leila, personnage de Maïssa Bey dans Hizya, ne supporte plus les relations sexuelles silencieuses et douloureuses avec son mari et divorce. Au Maghreb, dans la majorité des cas, dans la fiction comme dans la réalité, même si l’épouse subit le viol et en souffre, elle ne le désignera jamais en tant que viol, car elle estime que les rapports sexuels, même sous la contrainte, font partie du devoir conjugal « sacré ».  

Sur la question du voile, pourriez-vous nous dire ce que vous avez voulu transmettre ?

La question du voile s’est imposée par sa grande présence dans la fiction contemporaine comme étant une des pratiques qui domine le paysage social. Une pratique exercée sur les femmes ou adoptée par elles. Majoritairement perçu dans les sociétés musulmanes comme un gage de piété et dans les sociétés occidentales comme un symbole de soumission féminine, le port du voile trouble encore les pensées. En se basant sur les récits de trois générations ; des grand-mères voilées, des mères dévoilées et des filles re-voilées, je me suis penchée sur les différentes manières qu’ont les femmes d’aujourd’hui de vivre leur voilement ou leur « nudité ».

Les autrices Emna Belhaj Yahiya, Bahaa Trabelsi, Malika Mokadem, Halima Hamdane et Maïssa Bey parlent de cette tendance du retour au hijab, en particulier chez les jeunes filles. Ce mode vestimentaire représente un sujet de débats et soulève beaucoup d’interrogations dans le sens où le motif du foulard va au-delà d’une simple pratique vestimentaire inspiré par la tradition et la religion.

Dans une démarche comparative, mon travail montre la fiction nous donne à voir trois catégories de femmes voilées. La première est celles des « voilées pour le confort », motivées par la nécessité d’investir l’espace du dehors, celles-ci utilisent le voile comme une ruse pour contrer le pouvoir masculin qui gêne leur libre accès à l’espace du dehors. Le but est d’avoir un passeport pour circuler librement sans être importunée. Le choix du voilement se fait ici au risque de reproduire, par un mimétisme inconscient et banalisé, un schéma essentialiste. La deuxième catégorie est celles qui, motivées par une soudaine ferveur religieuse importée par les chaînes du satellite et les discours variés sur les réseaux sociaux, adoptent le voile par mimétisme religieux. Ce sont surtout de jeunes filles. Certaines, plus radicales, vont jusqu’à rompre physiquement avec leur famille, jugée profane et ignorante. Enfin, il y a la catégorie de celles qui se voilent, non seulement par ferveur religieuse, mais vont jusqu’à faire du foulard l’emblème de leur esprit réactionnaire et de leur activisme politique. Ces trois catégories reflètent un univers féminin très contrasté qui divise les familles, d’autant plus que certaines mères sont conscientes des enjeux qui se cachent derrière la ferveur religieuse de leurs enfants et combattent la recrudescence du port du voile.

Lorsque vous abordez la sexualité, vous faites une citation très restrictive du chapitre de Frantz Fanon dans L’An V, « L’Algérie se dévoile ». Faut-il sortir une citation du contexte de son énonciation ? 

Dans le chapitre consacré à la sexualité, j’ai observé comment le tabou du corps empoisonne la vie des femmes émancipées, qui évoluent dans une logique de censure et d’inquiétude. Chez elles, chaque tentative pour affirmer le corps, par le biais de la sexualité, s’accompagne inévitablement de silence et de frustrations. Rares sont les autrices qui parlent d’un épanouissement plein et effectif. Pour cette raison, à travers le recours à la citation de Frantz Fanon sur le lien des Algériennes avec le corps, j’ai cherché à comprendre pourquoi il est question de « peur » dans ses propos. Un sentiment étroitement lié à une éducation donnée aux filles, à un moment donné, pour les conditionner sur le principe de la pudeur. J’ai comparé dans le même paragraphe les propos de Fanon, dits dans un contexte colonial et dans une société déterminée, avec ceux de Fatima Mernissi, qui fait partie d’un autre temps et d’une autre société, lorsqu’elle parle à son tour de l’éducation des garçons dans Sexe, Idéologie, Islam.

Ce parallèle vise à comprendre les mécanismes qui amènent à la naissance des corps crispés et sous haute tension. Les deux propos, même énoncés dans des contextes différents, se rejoignent pour expliquer comment l’essentialisme assimilé depuis des générations et comment le principe de la dissimulation du corps aboutissent inévitablement à une sexualité suffocante.

Revenons enfin sur votre méthode d’analyse. Face au texte littéraire, on peut choisir deux voies : soit analyser le texte étudié dans son fonctionnement interne et en tirer des éléments d’approche sociologique ; soit adopter une grille de lecture à partir d’ouvrages d’histoire, de sociologie, d’anthropologie, des sciences sociales en général et d’un vécu aussi, et illustrer cette grille de lecture par des exemples pris dans les textes qui deviennent alors documents. Est-ce bien cette seconde méthode que vous avez adoptée ? Ce qui permettrait, pour conclure, d’éclairer le lecteur sur votre objectif essentiel dans cette recherche. Cette méthode rejoint les propos de Michelle Perrot dans son ouvrage récent, Le Temps des féminismes : « La littérature, surtout si elle émane d’écrivaines, permet d’entendre l’écho de voix féminines, d’apercevoir leur situation. Quand elles prennent la plume, les femmes cherchent souvent à faire entendre les leurs. Elles parlent avec leur voix ».

En effet, c’est la deuxième méthode qui a été adoptée. Pour mieux identifier et répondre à tous les questionnements soulevés, le présent ouvrage a fait appel à plusieurs disciplines de sciences sociales qui constituent le socle de ma réflexion. À travers une démarche interprétative et comparatiste des textes littéraires approchés comme étant des documents, j’ai tenté de lire la complexité du processus d’évolution dans le contexte du Maghreb actuel. Le but était de voir comment se manifeste la singularité et les limites du processus de l’émancipation féminine pour réfléchir sur la situation de celles qui sont tantôt vulnérables et fatalistes, tantôt rebelles et combattantes. Une position qui alimente incontestablement leur intranquillité.

Pourriez-vous enfin nous éclairer sur le choix de la très belle illustration de couverture ?

C’est aussi dans cette même optique d’intranquillité qu’est née la collaboration avec l’artiste tunisien Bader Klidi qui a illustré la couverture de ce livre. Son œuvre Mater Natura crée en 2022, représente une femme entourée par une végétation naissante. Les yeux fermés, elle fait pousser ou peut-être se laisse pousser des herbes et des fleurs tout autour de son corps, comme un appel à un nouveau cycle de vie, une sorte d’auto-régénérescence.

Imène Moussa, Genre et émancipation des femmes dans la fiction maghrébine contemporaine, Préface de Sylvie Brodziak, éditions Le Manuscrit, février 2023, 288 p., 20 € 90