Jean-Luc Florin : « Qu’on lui coupe la tête ! »

Capture d'écran YouTube Renaissance "Emmanuel Macron au Louvre"

Seul sur son chemin, chaque pas mesuré, Emmanuel Macron marche dans son nouveau costume de Président au milieu de la cour du Louvre. Un souverain maîtrise le temps : le défilé solitaire va durer quatre longues minutes, il se termine par un dernier petit geste de la main vers la foule avant de gagner la tribune et de prononcer le discours inaugural du premier quinquennat. Les experts commentent le « moment solennel », « la France des Rois », « des Capétiens », « de François Mitterrand ». Dans l’enthousiasme débridé, on concède que c’est bien sûr une mise en scène dont on admire l’efficacité : le décor est planté.

Capture d’écran YouTube Renaissance « Emmanuel Macron au Louvre« 

Tout le monde connaît la suite : des lois travail, des ronds-points pour débattre, des débats pour ne pas débattre, plus de 160000 morts du Covid sans aucune reconnaissance publique. Une réélection encore une fois sans débat et un remake des images de la marche du Louvre, cette fois en version Restauration, accompagné d’un peuple fantôme. Puis, un projet de réforme inutile et mené à marche forcée, accélérée, pendant que des milliers de personnes dans la rue marchent à l’unisson, se parlent, délient leurs langues et sacrifient sur plusieurs semaines, de leur temps, de leurs revenus, de leur intégrité physique pour réclamer un minimum d’écoute.

En vain. Près de l’Assemblée Nationale où se joue la dernière scène législative, la place de la Concorde se couvre le soir venu d’une foule rajeunie et en colère. Le lendemain, même heure, même lieu, une effigie du Président est jetée au feu, sur la place où on le rappelle bien vite, la monarchie s’était éteinte. Comble de coïncidence, une tête couronnée est attendue pour une rencontre à Versailles. L’événement est reporté pour éviter que les têtes tombent, selon une presse britannique qui ne manque pas plus le parallèle.

Dans le contexte des manifestations sauvages, l’obélisque réveille le symbole de ce qu’il dissimulait et qui était pour Georges Bataille le lieu d’un théâtre précis dans son texte Le Coupable : « le décor représente à mes yeux la tragédie qu’un peuple y joua : la royauté, clé de cette ordonnance monumentale, abattue dans le sang – sous les huées d’une foule mauvaise – puis renaissant, dans un silence de pierre, discrète, impénétrable à l’inattention des passants ».

Depuis son journal troublant de 1934, En attendant la grève générale où il note avoir entendu que l’on parlait de réinstaller la guillotine à la Concorde, en passant par L’obélisque de 1938, ainsi que les conférences données par les autres membres du Collège de sociologie en 1939, le sujet de la mort du roi associée à la mort de dieu annoncée par Nietzsche conduit au grand thème bataillien de la souveraineté. Le tout est d’en éviter, comme il le préconisait, une lecture de biais.

Rembobinons alors le film : la marche du Louvre, puis le  premier discours devant le Congrès à Versailles dans lequel le Président glisse « Il faudra aussi savoir trouver, pour ce que Georges Bataille appelait notre part maudite, une place ». Ne lui en déplaise, on l’aura bien trouvée cette place. À l’époque, la référence apparaît comme énigmatique. Elle provoque l’amusement, la consternation des lecteurs avertis et suscite des tentatives d’élucidation par les bons sujets de sa majesté qui peinent à raccorder le contexte de la citation avec la définition de Bataille qui opposait le monde de l’utile et de la raison à celui de la dépense.

La sortie du raisonnable serait plutôt à trouver dans l’entretien accordé à la même époque par Emmanuel Macron au Spiegel, où il reprend la complainte sur un peuple qui élit son président, pour le renier ensuite : « Les Français sont un peuple de monarchistes régicides ». L’ambition du nouveau chef d’État est claire. Il sera celui qui, comme le prône toute la bouillie réformiste des années 90, osera affronter ces pulsions, les gouverner pour marquer l’histoire. Fini l’impossibilité de réformer, les blocages, les émois de la foule. Le programme est justifié par un petit couplet conservateur qui réclame un retour aux héros de l’Histoire en majuscule : « le post-modernisme a été la chose la plus grave qui pouvait arriver à nos démocraties. Cette idée, qu’il faut déconstruire, détruire tous les grands récits, n’est pas une bonne idée ».

Au bout du compte, l’élu force une fonction présidentielle en mode monarchique comme on dit, pour mieux créer la condition de son dépassement. À mesure que l’on confirme le portrait du Peuple en assoiffé de sang et au désir constant de régicide, c’est la sortie en héros qui se manifeste, lui le seul maître du temps, entre monarque de théâtre permanent et retour de l’histoire. Plus les caricatures en Roi-Soleil et les guillotines de carton dans les cortèges se répandent, plus la confirmation qu’il doit incarner le dompteur héroïque d’un peuple qui n’est petit que dans ces moments. Et qui mérite de se voir conduit dans la voie de la grandeur et d’une certaine souveraineté. D’où le personnage impassible, adepte de la fermeté et du « j’assume ».

Même si en réalité, c’est plutôt le Peuple qui devient le héros d’un nouveau récit dont le monarque est l’acteur-dindon, en même temps que toute sa cour. Une foule de nouvelles têtes auront héroïquement tenu, seront revenues dans les cortèges après avoir été tapées, jetées, interrogées.

À trop jouer au Roi et à la Reine en lisant Pif Gadget, on en oublie son Alice au pays des merveilles. On se souvient que la Reine de cœur souffre d’un léger problème de réflexe à la Pavlov. Son verbe n’est plus qu’un muscle qui, quel que soit ce qui le sollicite, ne fournit jamais plus qu’une seule réponse : « qu’on lui coupe la tête ! ». Dans l’effort constant de Lewis Carroll pour tout remettre à plat, et matérialiser l’envers des évidences, les monarques apparaissent non comme ceux dont on finit par couper les têtes, mais d’abord  livrés à leur activité préférée d’en faire sectionner. En langage de maintenant, cela donnerait :

– Une association écologiste proteste contre l’illégalité des bassines…
– Qu’on lui coupe la tête !
– Des jeunes ont brûlé une poubelle pour ralentir les forces…
– Qu’on leur coupe la tête !
– Une femme a publié un hashtag associant le Président aux ordures…
– Qu’on lui coupe la tête !

On nous dit que les forces de l’ordre fatiguent et ne savent plus où donner de la tête, tel le bourreau qui ne sait que faire du chat du Chester. Comment peut-on couper la tête d’un être qui n’a plus de corps ? Il y a sans doute un problème de logique dès le départ et qui se joue lui aussi à la jointure, mais plutôt celle qui tient ensemble l’exécuteur et son commanditaire. Le Collège de sociologie s’était également penché sur cette figure ambivalente, lors d’une conférence de Roger Caillois intitulée sociologie du bourreau. L’écrivain rappelait l’affinité particulière qui existe entre celui qui fait le sale travail d’un côté, avec celui qui de l’autre côté demeure dans la lumière et les dorures.

Le dernier mot revient à Alice qui n’en peut plus de cette Reine, juste avant de se réveiller : « Qui fait attention à vous ? (…) Vous n’êtes qu’un jeu de cartes ».