Le Passager : Cormac McCarthy sur les abîmes du malentendu

Le Passager, Cormac McCarthy (détail de l'image de couverture © éditions de l'Olivier)

Combien de livres font encore événement — et sont des évènements vraiment littéraires, c’est-à-dire engagent un intérêt d’ordre littéraire ? Dire qu’on attendait Le Passager serait faux. Il serait plus juste de dire en fait qu’on ne l’attendait plus. Cette arlésienne allait certainement rejoindre la longue liste de ces projets pharaoniques et intrigants que la mort interrompt toujours, un de ces serpents de mer dont on avait fait le deuil, parce qu’on connait depuis le temps la littérature et sa manière vicieuse de nous hameçonner. Sur les forums de la Cormac McCarthy Society, on guettait l’arrivée du Graal dans ses moindres signes, traquant la fortuite apparition d’un ISBN ou voyant dans un article scientifique (The Kékulé Problem) l’annonce de la parution à venir. Il n’y avait pas que les mordus du romancier américain qui le guettaient, car quelques-uns savaient qu’on pouvait attendre beaucoup de Cormac McCarthy, dont l’œuvre, à défaut du Nobel (revenu à Bob Dylan) ou de la Pléiade (consacrant Roth), porte le sceau de l’unicité.

Et voilà qu’il arrive — mais peut-être a-t-on trop attendu, justement, ou n’a-t-on pas attendu la bonne chose. Il faut dire le dernier livre publié par Cormac McCarthy était La Route (Prix Pulitzer 2007). Un livre dont personne, auteur et public, ne peut se remettre. On peut se le demander, légitimement : comment écrire après La Route ? Livre d’une réussite et d’une ampleur magistrales, phénomène assez rare puisque consacré à sa sortie comme un classique publique et critique. Ce qui mettrait n’importe quel romancier dans une misère noire : comment faire mieux, c’est impossible, comment faire aussi bien, réitérer ne serait-ce qu’une partie de l’exploit ? Peut-être à lire ces lignes trouvera-t-on que j’exagère. Certains ont lu La Route mais le tiennent pour un roman parmi d’autres ; d’autres se méfient des succès populaires et dédaignent ces objets du malentendu ; il en est même qui, amateurs de littérature de genre, s’offusquent qu’un livre de littérature générale puisse se permette de s’aventurer dans ses plates-bandes. À ceux-là, on rétorquera qu’un livre comme La Route et qu’un événement comme son succès, sont une chose extrêmement rare en littérature, à peu près sans équivalent – pour la conjonction d’une telle qualité littéraire et d’un tel succès publique, il faudrait remonter à Cent Ans de Solitude.

Voilà d’où vient l’attente. Et aussi de la stature un peu particulière de McCarthy, dont l’œuvre possède une aura plus carnée que les Roth et autre Pynchon – une sorte de Vargas Llosa moins profus, moins dissert, plus retiré, et sans doute plus obsédé. Heureusement, qu’on se rassure, Cormac McCarthy ne s’est semble-il pas du tout posé cette question que nous posons pour lui : Le Passager fait preuve d’une liberté dérangeante par rapport à ce qui l’a précédé. Gageons que Cormac McCarthy a dû voir dans le succès de La Route un coup du sort que le hasard réserve parfois par surprise aux écrivains de premier plan – à l’image du Goncourt du Rivage des Syrtes : un malentendu, une sorte de manie ou lubie étrange de son siècle. Il ne faudra donc pas s’étonner du sort curieux que réserve la réception française du dernier roman de Cormac McCarthy.

  • Lire Le Passager

Il n’y a qu’à lire, même dans un œil un peu distant, l’accueil qui est fait au Passager pour être pris d’un malaise. Quand on aime viscéralement la littérature, il y a le constat irrémédiable d’une vacance : si on a lu Le Passager et vu à quel point il posait problème, à quel point il engageait avec son lecteur un combat d’une nature singulière, on ne peut que s’étonner de le voir traiter comme le dernier roman américain à même d’animer l’encéphalogramme de la parade de rentrée littéraire. La chose ne serait pas gênante, parce que compréhensible à défaut d’être excusable, s’il s’agissait effectivement d’un roman américain quelconque, mais tel n’est pas le cas. On peut penser ce qu’on veut de l’œuvre de McCarthy, distribuer ailleurs couronnes et lauriers, mais il suffit de le lire pour comprendre de quelle trempe il est fait, et à quel niveau d’engagement esthétique on se situe : dans un art de premier ordre, à même de parler aux esthètes et aux initiés comme au grand public, à la masse anonyme comme à la foule nombreuse et informée des librairies.

Posons les choses différemment : est-ce qu’on irait lire le dernier roman d’Herman Melville à l’aune de la production littéraire actuelle ? Non, car ça n’aurait aucun sens, car ce ne sont pas, de fait, les mêmes objets, et que les comparer ne fait pas sens pour comprendre ce que fait l’œuvre – pour comprendre ce qui, dans l’œuvre, fait œuvre. Ce qui ne veut pas dire, attention, qu’on doit réserver un traitement de faveur aux œuvres dites de « haute littérature » : on doit au contraire les juger durement et justement, non à l’aune de la production actuelle mais de l’œuvre entière de l’auteur et de la littérature dans son ensemble. Autant dire qu’il n’existe pas de tribunal plus dur et plus arbitraire que le panthéon de l’art – mais celui-là ne ment pas, ne se compromet pas. Pour le redire autrement, chercher à comprendre Le Passager revient à le traiter pour ce qu’il est : non un énième roman comme la production littéraire de ce siècle en fournit, mais le dernier roman d’une œuvre majeure d’aujourd’hui. Nous prenons le temps de préciser ce qui peut sembler une évidence, parce qu’elle n’est pas, justement, une évidence, au vu de l’accueil plus qu’étrange que la presse française a réservé à ce livre.

On semble en effet réduit à regarder distribuer les bons ou les mauvais points : ou bien Le Passager serait un chef d’œuvre, ou un naufrage. À croire, presque, que tout le monde est ennuyé que sorte enfin ce livre tant annoncé, si attendu qu’on n’attendait plus qu’il paraisse effectivement. Personne, visiblement, pour essayer de le comprendre, de comprendre comment il fonctionne et pourquoi il fonctionne comme ça. On ne met en lumière ni sa force particulière, ni les questions que sa publication pose. Cette capitulation est étrange, d’autant plus étrange qu’elle est à rebours même de l’œuvre que propose McCarthy. Nous sommes face à un auteur majeur, consacré et installé, qui, à 89 ans, n’a pas peur de brusquer, de déranger, de sortir de l’autoroute toute tracée que consacrait son dernier succès pour proposer quelque chose qui est fait pour déconcerter. Rares sont les auteurs de cette trempe à prendre un risque pareil. Gracq disait que les romanciers ne peuvent continuer à tenir au fur et à mesure de l’attaque du temps, parce que la création romanesque nécessite une énergie immense qui n’est pas compatible avec les déclins naturels du grand âge sur le cerveau. Et nous avons là un rare contre-exemple, rare même parmi l’histoire entière de la littérature : et il faudrait capituler, sortir le tapis paresseux du chef-œuvre testamentaire ou du dernier livre raté, quand on est face à un objet profondément rétif, complexe, combatif, singulier ? Il faut au contraire se laisser déconcerter, être déboussolé par ce roman étrange, et le traiter pour ce qu’il est, étrange, car l’étrangeté fait partie de l’effet qu’il souhaite provoquer.

Face à un livre qui ose autant, qui tente autant, il n’y a qu’une seule situation qui vaille : le considérer franchement, honnêtement, le lire, en somme, et tenter de comprendre ce qu’il opère. C’est ce qui est terrible, et qu’il faut dire avec honnêteté, gravité et surprise : avec tous ses errements, ses longueurs, ses ratés, ses nonchalances, ses réticences, Le Passager est le livre le plus intéressant et le plus important publié depuis un long moment. Mais c’est tout sauf un chef d’œuvre au sens classique du terme, une œuvre éclatante de réussite et de maîtrise. Ceux qui l’affirmeraient iraient à l’encontre du livre lui-même, qui a choisi la voie transversale, régressive, qui est la sienne. C’est un roman buté, obstiné, obsédé, magnétisé par un centre sans cesse fuyant, dérobé, à peine entrevu. On ne sait pas, d’abord, ce qu’il cherche, mais on sait cependant qu’il cherche quelque chose, et que c’est un livre qui ne cesse de tester son lecteur, qui lui-même ne cesse de le mettre à l’épreuve. McCarthy semble s’en foutre royalement de faire du McCarthy. On se dit que c’est un livre écrit résolument pour ne pas plaire – à ses thuriféraires comme aux attentes. Il chercherait presque à déplaire, tant il fait attention à ne donner aucun signe de bénévolence envers l’idée qu’on se fait de sa littérature. Mais on sait bien qu’il s’agit de quelque chose d’important, qu’on n’écrit pas ça à 90 ans pour plaire ou déplaire mais parce qu’on cherche quelque chose, et qu’on le cherche d’une certaine façon.

  • Ce dont parle le livre

Raconter l’histoire de ce livre est une étrange affaire, qui tient de la gageure tant son récit prend tous les chemins nécessaires pour ne pas se livrer directement. Il faut toutefois tenter de les éclaircir, car la compréhension littéraire doit d’abord être une compréhension littérale, même dans un texte qui se joue de clarté.

Le Passager, Cormac McCarthy (détail de l’image de couverture © éditions de l’Olivier)

Le Passager est d’abord l’histoire d’un protagoniste, Bobby Western. Il est plongeur, il a des accointances avec le monde de la physique nucléaire, son père a semble-t-il inventé plus ou moins la fameuse bombe, avant de disparaître dans des circonstances troubles. Bobby a une sœur, Alicia Western, surdouée scientifique, une tête qui cependant semble souffrir de folie mentale, voyant régulièrement apparaître des visions, dont un étrange individu appelé le Kid. Cette sœur, internée à l’institut psychiatrique Stella Maris, finira par se donner la mort. C’est sur sa mort que s’ouvre Le Passager et Stella Maris, le second roman qui sera publié en juin, devrait se centrer sur Alicia et sur les dialogues qu’elle a eu avec le psychiatre de Stella Marris. On comprend aussi assez vite qu’il existe entre Alicia et Bobby un amour plus que fraternel, toujours évoqué à demi-mot. L’intrigue – si tant est qu’on puisse vraiment parler d’intrigue pour un tel livre – se concentre autour d’un avion sombré dans la mer, que Bobby, qui est plongeur, inspecte. Il n’y a pas de boîte noire, il y manquerait un passager, une valise aurait été dérobée : l’écheveau d’un mystère se tisse autour de cette chute. Bobby sera inquiété par des individus mystérieux, vraisemblablement issus d’organismes qui font la politique secrète de l’Amérique. Quand on a dit ça, on n’a rien révélé, et on a toutes les cartes en main pour essayer de comprendre à peu près ce que le livre raconte.

Car l’intérêt de ce livre réside davantage dans la manière dont il raconte que dans son histoire à proprement parler. Cette histoire, en fait, est indissociable de la façon bizarre réticente dont elle est énoncée. Le Passager est un livre étrange par sa manière de procéder : on a parlé, dans la presse française, de roman noir, mais le terme semble impropre parce que le roman de McCarthy ne peut pas se lire comme tel. Il emprunte, il est vrai, l’idée du mystère, du complot, de l’enquête secrète, de l’individu solitaire – à ce détail près, on serait presque sur du Bolaño. Mais il le fait parce que ces motifs sont d’abord McCarthiens, et il serait plus juste de dire que Le Passager ressemble davantage à Suttree qu’à un vrai roman d’espionnage. Comme dans le livre de 1979, on suit un personnage désœuvré, hanté, qui erre au soleil de ses divagations, des divers accidents que lui réserve le sort et des rencontres étranges que son errance lui offre. Car il n’y a pas vraiment d’intrigue : le récit autour de l’avion sombré ne sera jamais résolu ni même mené à terme. Un avion qui fait office de puits gravitationnel qui ouvre la brèche du récit. On comprend, sans trop savoir comment le prendre, que cet accident a valeur de fable métaphysique. Quelque chose s’est effondré dans la vie du protagoniste, quelque chose a disparu et revient le hanter quand bien même il cherche à le fuir. Le parallèle entre l’accident d’avion et la mort de la sœur est réel, même si le récit ne doit pas être lu uniquement depuis cet indice fabulaire.

  • La manière

Pourquoi le livre raconte-il ce qu’il raconte de cette manière ? C’est ça la vraie question, et la seule qui vaille pour le comprendre. Ce qu’il raconte, on le saisit vite : une intrigue fantomatique autour d’un avion englouti, un drame passé autour de la sœur, un amour traumatique et conflictuel – nous comprenons, nous voyons graviter les électrons autour de ce centre atomique. Mais pourquoi de cette manière ? C’est à dire, obstinée et nonchalante, tendue et relâchée, violente et anodine, sourde et ennuyée ? Tout donne l’impression d’une histoire qui ne cherche pas à se raconter, qui cherche tous les moyens pour éviter de se dire. La volonté du romancier est ici manifeste : l’efficacité, la chose bien réglée (comme l’était La Route), très peu pour lui. L’étrangeté de l’intrigue et la manière traversière dont elle est racontée pourraient presque faire penser à un épisode de Fringe, sans qu’on aille tout à fait dans cette direction.

Le motif qui semble fédérer ces procédés est celui, traumatique, de l’image spectrale : le fantôme du deuil. Le personnage de Bobby Western est hanté par des spectres — le tremblement métaphysique, que le récit fait gagner comme une fièvre a son lecteur, est un tremblement individuel. Derrière l’épicentre Bobby Western, il y a sans doute Cormac McCarthy lui-même, sans qu’on puisse juger de ce qui les relie. Le livre, sans appeler à une lecture biographique, tisse une communauté spectrale et psychique entre les deux instances, auteur et personnage, en ce que le personnage principal est le représentant sensible de celui qui met en branle les rouages compliqués de ce récit. Il y a aussi une image qui pourrait convenir, qui est celle du nœud : le livre se conçoit et se replie sur lui-même comme un enchevêtrement de lacis, parfois indémêlables, selon des nervures qui nous échappent. Un nœud gordien, à l’imagine épineuse d’un insoluble problème quantique ou mathématique.

Dans ce livre, McCarthy n’est pas le meilleur dialoguiste du roman américain, il nous déroute, nous perd, il a ses réussites et ses errements. Qu’est-ce que le dialogue romanesque, quand il est vraiment dialogue et non simplement un moyen de faire passer des informations ? C’est un moment d’observation. C’est ce moment où le romancier laisse libre à cours à l’invention, où il guette les réactions de ses personnages en se demandant comment ils vont agir. Les personnages n’existent pas, n’ont aucune autonomie, mais le psychisme créatif qui leur donne le souffle de vie peut avoir des soubresauts inattendus ; la raison cartésienne est désarçonnée par les connections chimiques et synaptiques, ce qui fait que le romancier peut se faire surprendre par ses personnages, c’est à dire lui-même. Et on le sent dans les dialogues du Passager : Cormac McCarthy guette ses personnages, les réactions épidermiques que peut donner ce bain chimique. La tension qui découle de ses dialogues est construite autour de l’attente, du guêt précis du moindre frémissement. De plus, nous savons que dans le monde de McCarthy un rien peut surgir et tout balayer : d’où ce redoublement de tension, l’appréhension de la catastrophe possible. Le roman est d’ailleurs hanté en filigrane par la catastrophe nucléaire, comme à la page 161, terrible et poignante, évoquant des « rescapés d’Hiroshima qui se précipitèrent à Nagasaki pour s’assurer que leurs proches étaient en sécurité », et qui « arrivèrent juste à temps pour être réduits en cendres ». Voilà sur quelle arête est posé le roman : le souvenir d’un sentiment de l’inéluctable, d’un destin incomparablement sombre, d’une fatalité humaine qu’on cherche pourtant à combattre.

Car ce que transmet ce livre, à la différence de tant d’autres romans, c’est le sentiment de la nécessité. C’est un roman qui raconte une histoire étrange, mais la raconte par qu’il était viscéral qu’elle soit racontée ainsi. Le paradoxe est que nous ne savons pas ce qui fonde cette nécessité – nous sentons qu’il y a un devoir de raconter, sans pouvoir saisir tout à fait le pourquoi. Mais nous lisons et parcourons les images « comme ces statues œcuméniques qui réclament par leur attitude qu’on prenne en compte leur histoire. Qu’on prenne en compte les fondations du monde qui puise son essence dans le chagrin de ses créatures ». Il s’agit de transmettre une émotion, voisine du chagrin, de la mélancolie et du désœuvrement. C’est Bobby qui permet de le comprendre, lui qui se trouve presque dans une passion christique : dans la tourmente de son histoire, la géhenne personnelle de son propre malheur, et les indicibles efforts pour s’en dépêtrer.

Face à cela, on cherche un secours, et le roman représente donc ce geste esquissé et hésitant. Quand Bobby Western découvre le corps de sa sœur, il se « dit qu’il devrait prier mais il n’avait pas de prière pour une chose pareille. » C’est là qu’on comprend que si le roman commente parfois le personnage de Bobby, c’est que sa mélancolie sourde est l’un des sujets pivots du livre. « Tu es quelque chose. Une allégorie du regret ? L’essence de la tragédie. Le deuil est l’étoffe même de la vie. Une vie sans deuil n’est pas une vie. Mais le regret est une prison. Une part de toi-même qui t’est infiniment précieuse demeure à jamais empalée à un carrefour que tu ne peux ni retrouver ni oublier. » Alors on est hanté par l’inexorable : « Je sais que les personnages de l’histoire peuvent être réels ou imaginaire et qu’une fois qu’ils seront tous morts il n’y aura plus de différence. On croit pouvoir créer une histoire de ce qui a été. Présenter des vestiges concrets. Mais ce n’est pas ça qui est au cœur du récit. Et le problème, c’est que le moteur du récit ne survit pas au récit. Quand la pièce s’obscurcit et que le bruit des voix s’estompe on comprend que le monde et tous ceux qu’il contient vont bientôt cesser d’exister ».

  • Combat dans l’abîme

Finalement, la parenté du Passager, davantage que dans d’autres romans de McCarthy, serait à trouver dans les leçons d’abîme que la littérature nous garde en réserve : Héros et Tombes, d’Ernesto Sábato, pour ce mélange de métaphysique, d’errance et de complots, ou encore l’odyssée de la déchéance de Sous le Volcan. Un des personnages du Passager caractérise ainsi Bobby : « J’ai rêvé que tu musardais dans tes chaussures lestées au fond de l’océan. A chercher Dieu sait quoi dans les ténèbres de ces profondeurs bathypélagiques. Dans mon rêve j’avais l’impression que tu avais déniché l’entrée de l’enfer et j’ai cru que tu allais lancer une corde pour repêcher les amis qui t’y avaient précédé. » Le personnage du Consul, dans le roman de Lowry, déclare ainsi : « And this is how I sometimes think of myself, as a great explorer who has discovered some extraordinary land from which he can never return to give his knowledge to the world: but the name of this land is hell. » Que pourrions-nous donc explorer d’autres que l’abîme et l’enfer ?  Ce qui n’est une raison d’abdiquer.

Ce combat, que nous appellerons métaphysique à défaut d’un terme plus adéquat, doit sa nature à son mystère : vivre, c’est lutter sans bien savoir pourquoi on se bat, ni contre quoi on se bat. Le Passager est construit autour de ce combat absurde, qui doit aux grandes catastrophes politiques et aux grands gestes artistiques du XXe. Ainsi un personnage dit-il à Bobby Western : « Tu es une tragédie grecque perdue. Ton histoire pourrait encore être exhumée. Un manuscrit moucheté et maculé dormant dans les coffres d’une antique bibliothèque quelque part en Europe de l’Est. Moisi mais récupérable. » Tel se présente Le Passager, sorte d’incunable étrange attendant d’être déchiffré. Kline, l’espèce de détective que rencontre Bobby, et qui tient davantage lieu d’un daimon socratique ou d’un pilier renfrogné de bar, lui dit ainsi : « Personne ne peut vous dire comment affronter un adversaire qui vous est complétement inconnu. Le meilleur conseil serait sans doute de prendre la fuite. Une stratégie raisonnablement efficace contre tout ennemi, de l’intérieur ou de l’extérieur. ». Raisonnable conseil, mais Bobby ne prendra jamais la fuite, et campera droit sur ses jambes pendant tout le roman. Voilà de quel combat métaphysique nous parlons, qui rejoue tous les défis, les gants relevés et les poings levés que l’art dans son éternité a conservé comme souvenirs. Autre forme de la lutte : « Dans la nuit à venir il songea que des hommes s’assembleraient dans les collines. Alimentant leurs maigres feux des actes et des pactes et des poèmes de leurs pères. Autant de documents qu’ils ne sauraient plus lire dans ce froid à en dépouiller les hommes de leur âme. »

  • Anti-roman de l’anti-matière

Il faut dire enfin que Le Passager doit sa nature particulière à l’étrangeté éditoriale qu’il représente : il détonne. C’est le côté étrange du livre, son côté brouillon ou nonchalant. D’un point de vue romanesque, il contient des chausse-trappes immenses qui sont l’apanage des néo-romanciers : situation initiale peu claire, longs passages inintelligibles, manque de soudure et de suture entre des pseudos-chapitres, changement brusque ou abandon simple de scènes non menées à terme, absence de charpente d’intrigue. Ce n’est pas pour autant le signe d’un manque de maîtrise, ni d’un manque de métier, mais plutôt d’un manque de volonté de faire comme. Jamais personne, peut-on faire le pari, n’aurait publié ce livre s’il n’était pas signé McCarthy. Gageons même que la pilule a été dure à passer auprès de son éditeur quand il a reçu le texte, et quand il a mesuré l’écart qu’il y avait d’avec un récit comme La Route. Est-ce ça, les grands auteurs ? Des individus capables de se créer un espace de légitimité et d’inviolabilité, pour pouvoir faire ensuite à leur guise sans aucun souci de plaire ou de contenter une image de soi ou de son œuvre ? Cela permettrait en tout cas de  mieux comprendre la publication de ce livre, et de voir dans son esthétique un geste politique, sans doute un peu involontaire, mais qui va à rebours de la pratique majoritaire d’une époque qui n’ose plus faire autrement, sans le souci écrasant et premier de plaire.

On ne compte pas beaucoup de Woolf, de Guyotat ou de Lobo Antunes aujourd’hui. Il y a, en cette époque généreuse pour la publication, beaucoup de livres dignes d’intérêt, et des œuvres estimables, louables, pertinentes — mais des œuvres de pur magma, celles novatrices, singulières et telluriques, celles qui témoignent d’un geste artistique au sens fort, on en compte peu et il est normal qu’elles soient rares. On est dans cette zone avec Cormac McCarthy, d’autant plus que chez lui la volonté de ne pas plaire ne signifie pas ne pas être lisible.

Le Passager est lisible, lui aussi, et c’est parce qu’il est lisible qu’il nous interroge, nous provoque en tant que lecteur, nous confronte à un réel brut, excavé depuis l’ombre et montré en pleine lumière sans arabesques de langage ni forfaitures de pose. Si l’on confronte Le Passager avec Suttree auquel il se réfère sensiblement, on verra ce qui a évolué dans l’art de McCarthy : on ne retrouve pas les arabesques un peu léchées de Suttree (ne serait-ce que l’incipit) et va vers une concision et une clarté implacables. On peut lire Le Passager sans obstacle, pour peu qu’on s’obstine à s’affronter à ce bloc noir de réel qui nous est présenté sans fard. C’est le monolithe noir et impérial de 2001, L’Odyssée de l’Espace, le mystère convexe qui nous renvoie au ciel concave, présenté sans forfanterie ni dramatisation. C’est parce que le livre s’aventure dans les territoires de l’inédit et de l’inaudit qu’il est si difficilement compris par ceux qui n’en font pas l’effort : il fait entendre, dans un langage autre, dont le chiffrement résiste, une histoire malentendue. C’est sur ce dernier geste que se conclut le livre. Le fondu au noir voit le livre rester debout dans sa langue : « il savait qu’au jour de sa mort il la verrait, qu’il verrait son visage et pourrait espérer emporter cette beauté dans la nuit avec lui, ultime païen sur terre, en chantonnant tout bas sur sa paillasse dans une langue inconnue. »

Cormac McCarthy, Le Passager, trad. de l’anglais (USA) par Serge Chauvin, éditions de l’Olivier, mars 2023, 544 p., 24 € 50