Colette la prédatrice

olette dans la pantomime « Rêve d'Égypte » au Moulin-Rouge en 1907, photographiée par Léopold-Émile Reutlinger (Wikicommons)

« Littérature qui sent les dessous de bras »… « Cette femme qui n’est que sens ! »…  « Une plume d’étable »…  « Un style de brocanteuse »… Un siècle plus tard, en 2023, ces propos, pour la plupart masculins, condamnant l’art de Colette ne semblent plus d’actualité. À moins que… La dénonciation aurait-elle simplement changé de contours ? Le 150e anniversaire de la naissance de l’écrivaine n’empêche pas une ancienne prix Goncourt d’y aller récemment de sa petite sortie, trouvant l’écriture de Colette, avec le recul, « emberlificotée et vaine ».

Marguerite Duras qualifiait déjà cette prose « d’eau de bidet ». Et comment la lecture de Duras ne dissuaderait-elle pas de lire Colette  – Colette l’épicurienne, Colette la frivole  –  au nom d’une conception nihiliste, profondément dramatique, de la littérature ? Voyons les choses comme elles sont. De même qu’on lui refuse la grande exposition parisienne à laquelle a eu droit Proust, Colette ne peut guère compter sur le tapis noir médiatique déroulé à Céline. Plus inquiétant : les nouveaux douaniers de la bibliothèque universelle vont-ils laisser circuler les livres de cette étrange prosatrice qui ne récusait pas, loin s’en faut, l’attribut de « femelle », quitte, plus grave encore, à en tirer de la jouissance ? Et l’on peut imaginer ce que Colette, si attachée à tirer des mots, de son propre aveu, une « griserie phonétique », aurait pensé de celui d’ « autrice » ! En bref, le fantasme d’un matrimoine tout comme le projet d’une littérature aux bienfaits écologiques suffiront-ils à imposer cette expérience fortement érotique qu’est la lecture de Colette à des êtres humains que la technologie sépare progressivement de leurs corps, isole de leur environnement physique, dissocie de leurs sens, éloigne de leur peau ? Sans compter, pour notre époque pétrie de vertu, les manquements au nouveau cahier des charges humaniste. L’occasion est trop belle, au XXIe siècle, de réduire un écrivain important à une biographie sommaire entraînant une exécution qui ne l’est pas moins. La preuve : « Colette n’est pas vraiment tournée vers les autres. Quelle que soit l’admiration pour l’œuvre de cet immense écrivain, force est de constater son égocentrisme, son ingratitude. » C’est Anne de Jouvenel, la petite-nièce de Colette, qui s’exprimait ici, en 2003, comme elle aurait pu le faire ce matin sur les réseaux sociaux, pour présenter la correspondance entre sa tante, Colette de Jouvenel, la fille de Colette, et l’auteur des Claudine (Lettres à sa fille (1916-1953), Gallimard, 2003). Si la société n’a jamais plaidé en faveur de l’impunité artistique, il est troublant de constater combien les condamnations à l’encontre de la vie des écrivains majeurs vont presque toujours contre le sens, pour ne pas dire la grandeur spécifique de leur œuvre.

Colette égoïste ? Ses livres témoignent au contraire d’une attention à son environnement qui dans l’histoire de la littérature n’a d’équivalent, à bien y réfléchir, que celle de Proust. Colette ingrate ? Comment expliquer, dans ce cas, la générosité de sa phrase, qu’on peut lire comme un don en réponse à celui du monde. Colette narcissique ? Alors qu’on a rarement vu écrivain si peu préoccupé du destin de son œuvre, en dehors du présent de la tâche. Une indifférence envers la littérature et sa mythologie que la romancière ne se sera jamais privée de tourner en dérision. Mais si Colette revendique à juste titre sa simplicité, elle est loin d’annoncer le règne de la post-littérature, que caractérise une indigence militante. Sa langue, toujours copieuse, toujours proportionnée, porte au contraire, on le sait, la marque d’un extrême raffinement. Attention, ne comptez pas sur Madame Colette pour laisser derrière elle une phrase démantelée. Elle avance sans bruit, abandonnant à d’autres les ambitions trop conscientes. Si elle chahute le lecteur à coup d’oxymores audacieux, c’est toujours avec discrétion, tact, et même nonchalance. Si bien que ses initiatives les plus hardies flottent à la surface de la page, au risque de passer inaperçues. Et pourtant… Après le renouveau de Chéri et sa structure légère de dialogues volants, Colette redouble de liberté à l’encontre du récit et de conventions romanesques auxquelles, à partir de l’Occupation, avec L’étoile Vesper ou Le fanal bleu, elle impose définitivement sa grande fantaisie narrative, anticipant à sa manière  –  paisible, calme, « ronde » –  sur bien des revendications formelles à venir. Mais ce n’est pas tout : phrases à la pliure improbable (« Je saluai, inséparables, ma mère, le jardin et la ronde des bêtes »), verbes utilisés comme des adjectifs (« un feuillage tendre que le vent peigne, divise, écarte et referme »), adjectifs remplacés par des adverbes (« hantés de négoces dangereusement »)… de même qu’il y a un génie grammatical de Flaubert selon Proust, il y a un génie grammatical encore sous-estimé de Colette, auquel s’ajoute un talent de « sonoriste » que pourraient lui envier bien des ténors de la littérature dite moderne. Se souvient-on de sensations auditives dans le Journal du voleur ? Du timbre d’Anny ou de Françoise dans La Nausée ? Du son des rires dans Le Bleu du ciel ? Non, trois fois non. Et ne parlons pas du Nouveau Roman. On est loin, très loin, du matériau vocal abondant de La Chatte ou de La fin de Chéri.

Et tout ça avec le plus grand naturel ! La seule école littéraire que Colette n’aura jamais fréquentée ? L’école des chats. À observer un chat, la réalité change sans cesse de nature, s’agite, se déplace, se transforme : solide, liquide, agressive, voluptueuse… Tout l’espace respire. Or c’est exactement le sentiment que vous font éprouver les meilleurs phrases de Colette : celui d’être présent à l’intérieur des phénomènes, au plus près de leurs métamorphoses, si secrètes soient-elles. À l’aide de son écriture oblique, Colette se loge dans la substance du réel et envahit le secret de conversions continues qui vont des personnes aux paysages, des animaux aux objets. Soit un état de concentration hors du commun. Il ne serait pas faux de dire que Colette a inventé « le ralenti » en littérature.

Colette par Henri Manuel (Wikicommons)

Voilà pourquoi on lit Colette en guettant les surprises de son style dont elle semble la première étonnée, tant les curiosités de sa plume coulent de source, tant elle bat tranquillement le tempo de ses audaces, tant elle s’éparpille avec concision, tant elle chasse avec douceur, comme on souffle sur une poussière, la moindre approximation. Mais il n’y a pas que le bonheur, le bleu, la lumière printanière des préambules… La zone grise de la souffrance amoureuse, la torture noire de la jalousie, ou tout simplement la douleur, sont des ingrédients chimiques avec lesquels Colette aime composer. Une douleur physique qui a rarement été scrutée d’aussi près et décrite de manière si originale, Colette explorant avec une curiosité héroïque la souffrance qui résume la fin de sa vie, défiant  sa « dure maîtresse » qu’est l’arthrite au travers de phrases toujours plus souples, relevant sa ligne d’écriture aux tendances volatiles d’un métal noir à bas bruit. Tout un travail sur le corps, féminin et masculin, qui la rend plus proche des Impressionnistes que des littérateurs de son temps. Colette, premier écrivain d’extérieur ? Quoique d’une précision exorbitante, il est vrai qu’elle paraît écrire en plein air, à distance de sa table… d’écrire en fredonnant. S’absorbant dans son encre comme dans une liqueur… Laissant agir dans sa phrase sa sauvagerie innée… Derrière un pacifisme trompeur, la prédatrice s’affirme, refusant d’humaniser son style. Certaines des phrases de La naissance du jour semblent bien avoir été arrachées au règne animal, avant de prendre place sur la page, moins tracées à l’encre bleue de la légende que rouge : un rouge féroce. « Tu te retireras dans une jungle » lui dira un de ses maris. Jungle où Colette emportera son secret de singe tout sauf savant. Loin, si loin, des bibliothèques. L’anti-lettrée.

À lire la correspondance de Colette, sa vie artistique paraît en effet se réduire à un travail de copiste plus au moins détaché, d’artisan plus au moins paresseux. Une vie dénuée d’effusion créatrice. Nulle citation pour embellir ses lettres ; nulle allusion à d’éventuelles lectures déterminantes. Aucun attendrissement sur un roman réussi ; aucune rumination sur un raté. Se plaint-elle de son écriture dans une lettre à sa fille, c’est d’un point de vue strictement graphologique, en ce que ses rhumatismes l’handicapent pour tracer les lettres. Et surtout, pas le moindre conseil de lecture à « Bel-Gazou » durant toute sa vie. Si… Mais il faut attendre l’âge de ses 27 ans. Nous sommes en 1940 : Colette de Jouvenel s’ouvre à sa mère de velléités d’écriture (elle tente alors d’élaborer une revue de Résistance), pour se voir recommander timidement la lecture de Stendhal. Un livre ? Pour caler la table du jardin, éventuellement. Et l’on se dit que c’est sans la moindre affectation que Colette prononcera ces mots au micro de la RTF en 1950 : « Je supporte de plus en plus mal la littérature. Quelles que soient ses sources et sa signature. » En témoigne le désintéressement avec lequel elle laissera son dernier mari Maurice Goudeket mettre au point la publication de ses œuvres complètes. Les livres seraient tristes, contrairement à la chair ?

Colette photographiée par Henri Manuel
(vers 1910, Wikicommons)

La contrepartie, c’est une correspondance en grande partie réquisitionnée par l’obsession de la nourriture et des plantes, de la cuisine et de la botanique. Mais il y a la manière… Colette conseille-t-elle un vin, c’est un blanc « sec et spirituel » ; recommande-t-elle des fleurs, ce sont « les pélargoniums un peu saouls »  ; remercie-t-elle pour le cadeau d’une oie, c’est parce que cuisiné « l’oiseau répand sa divine odeur composée du parfum de très vieux lieux d’aisance d’hôtel de province et de phosphore ». La casserole déborde, l’encrier se vide. Qu’on ne s’y trompe pas : Colette travaille. Elle caresse son instrument quel qu’il soit, traque le vide négligé, hume le détail que l’ombre avale déjà, capture un arôme qu’elle libèrera dans ses phrases au bouquet toujours unique… Il n’est pas jusqu’à la dégradation physique de Maurice Goudeket, relâché du camp de Royallieu et de retour au Palais Royal, qui ne se traduise par une métaphore gourmande : « la plus parfaite imitation du haricot vert a retrouvé son domicile depuis hier soir ! » Soyez certain qu’il n’est pas seulement question d’un souci de discrétion par rapport à la Gestapo. Aussi vrai que Goudeket n’est pas Antelme, Colette n’est pas Duras, elle ne se vivra jamais comme la médium prétentieuse d’une catastrophe indicible. Ni sorcière, ni soumise : si elle empoigne le monde comme une paysanne, c’est d’une main de fée.

Inintimidable Colette ! Vous n’exercerez sur elle aucun chantage, de même qu’elle n’en exercera jamais sur le lecteur. Qu’on le veuille ou non, les seules bottes dont elle se soucie, ce sont celles des asperges, dont le bruit est volontiers silencieux. Ce sont celles des œillets, dont l’image est toujours intime. Elle, Colette, qui a été directement confrontée à la barbarie nazie au moment de l’arrestation de son mari… Mais non, rien. Tout se passe comme si elle était incapable de prendre le mal au sérieux, un mal soluble dans un paradis à portée de main. Et la voici qui polémique sur « le véritable rose dont est capable un nymphéa », au moment où l’humanité s’enfonce dans le carnage, où tant de gens de sa connaissance sont expédiés dans les camps… Le drame n’est pas la religion de Colette, que voulez-vous. En voilà une qui se refuse instinctivement à pratiquer « cet amour du lointain » que raille Nietzsche, cent ans avant le déchaînement numérique. J’imagine la réponse de Colette à un lecteur lui reprochant d’avoir trop peu évoqué la mort dans ses livres : « Je ne parle jamais de ce que je ne connais pas. » Autrement dit : je goûte, donc je sais. Un appétit pour le vivant sous toutes ses formes plus scandaleux qu’on ne l’imagine, j’y reviens. Enfin quoi, comment le lecteur du XXIe siècle, saturé de moraline, féru des écrivains à rétention, pourrait-il approuver les livres avides de Colette ? Et se laisser rouer de couleurs, de parfums, d’échos, de lueurs… ? Comment goûter autrement que du bout des yeux le feu d’artifice de La naissance du jour quand on est un adepte du « ressenti », cet avatar sentimental de la sensation ? On ne me fera pas croire que ce regain d’intérêt qui entoure depuis quelques années la créatrice des Claudine tient à la liberté insolente de l’auteur. Non mais voilà, on sait y faire. À grands renforts de clichés biographiques et avec l’appui des magazines, on sait comment expédier les questions qui fâchent. Plutôt que de la dénoncer, on rachète l’amoralité colettienne en la diluant dans un projet plus général d’émancipation féminine ; on compense la figure de la jouisseuse sans scrupules par celle de la victime de Willy, comprenez du patriarcat  ; on évite la vindicte de la collectivité à cette « Dionysos en sandales » en la situant dans un passé folklorique que le cinéma authentifie. Si présenter un profil contemplatif peut être mis sur le compte d’une révolte muette honorable, combien plus compromettants sont ces instants de félicité mugissante retranchés à la réalité sociale ? Mis bout à bout, ils composent les romans de Colette.