Publiquement né en 1924 avec le manifeste d’André Breton, le Surréalisme n’en finit pas de fasciner depuis près d’un siècle.
Le Musée d’Art moderne de Paris proposait en 2020-2021 une exposition dédiée à Victor Brauner, « Je suis le rêve. Je suis l’inspiration », avant une exposition consacrée à Toyen en 2022, « L’écart absolu ». Dernièrement, la collection Poésie, chez Gallimard, réédite des recueils essentiels et fondateurs sous l’intitulé « Surréalisme, le réel augmenté » : Les Champs magnétiques de Breton et Soupault, Le Mouvement perpétuel d’Aragon, Corps et Biens de Desnos, Le Grand Jeu de Péret, L’Homme approximatif de Tzara, Clair de Terre de Breton, L’Ombilic des limbes d’Artaud. La présence des femmes dans le mouvement s’est fait plus difficilement reconnaître, avec pour principaux jalons entre autres le numéro de la revue Obliques « La Femme surréaliste » en 1977, l’ouvrage Les Femmes dans le mouvement surréaliste de Whitney Chadwick en 1988, ou encore la publication en 1998 des actes du colloque La femme s’entête : la part du féminin dans le surréalisme, organisé par Georgiana Colvile et Katherine Conley. Parmi les éditions d’œuvres littéraires rassemblées et presque complètes, on peut saluer Prose et Poésie de Joyce Mansour en 1999 chez Actes Sud, et les Œuvres complètes de Valentine Penrose chez Joëlle Losfeld, en 2000.
Aussi bien autrice qu’artiste, Leonora Carrington est à l’honneur actuellement, avec l’exposition Revelación consacrée à sa peinture au musée de la Fundación Mapfre à Madrid jusqu’en mai 2023, après la grande exposition Cuentos mágicos au Musée d’Art moderne et au Palais des Beaux-Arts de Mexico, en 2018. Avec la publication ambitieuse de l’œuvre écrit de Leonora Carrington, grâce à l’engagement sans faille de Laurence Loutre-Barbier, les éditions Fage offrent un accès sans précédent à un ensemble important de prose surréaliste de la plus belle eau. Si Flammarion a longtemps distribué le recueil La Débutante et les romans La Porte de pierre et Le Cornet acoustique, publiés grâce à Henri Parisot, plusieurs textes étaient devenus introuvables, sans parler de ceux jusqu’alors inédits. Ils sont désormais tous réunis en trois beaux volumes reliés.
La vie de Leonora Carrington a très souvent éclipsé son œuvre peint et sculpté comme ses écrits. Non sans raison : la somme de rencontres décisives et d’épreuves déterminantes en une seule existence a de quoi faire tourner la tête. Et justifie le nombre d’ouvrages biographiques, parfois fantasmés, souvent brillants, toujours portés par leur sujet. Julotte Roche avec Max et Leonora (1997) se concentre sur le couple Ernst-Carrington, de manière romancée et lyrique mais très fidèle, en s’intéressant surtout au sort de la jeune femme. Susan L. Aberth avec Leonora Carrington : Surrealism, Alchemy and Art (2004) livre un bel ouvrage d’art complet mais qui ne vérifie pas toujours ses informations. Dans la monographie Leonora Carrington, la mariée du vent (2008), Annie Le Brun revient sur l’histoire avec Max Ernst, et sur son amitié avec André Breton ou Pierre Mabille, pour confirmer le surréalisme complet de sa personnalité et de son art. La mexicaine Elena Poniatowska retrace la vie complète de son amie dans Leonora (2011), en la romançant considérablement, imaginant scènes et dialogues, tout en s’appuyant sur une abondante bibliographie. Joanna Moorhead apporte sa vision subjective mais toujours minutieusement documentée et enrichie des confidences de sa cousine avec The Surreal Life of Leonora Carrington (2017). On aurait tort cependant de s’en tenir à une vie certes surréaliste : son activité créatrice mérite la plus grande attention, en particulier ses écrits. La connaissance de sa biographie n’en permet pas moins de suivre son œuvre et de mieux la comprendre. Des contes flamboyants, le témoignage de la folie, la mise en scène de la rapacité de la société ou encore des romans nourris de rêve et de fantaisie, voici qui vaut bien la peine d’être (re)découvert.
Fille d’une Irlandaise et d’un industriel du textile qui a ses entrées à la cour, bercée par sa nourrice de contes celtiques, Leonora Carrington développe très tôt une forte imagination et un anticonformisme chevillé au corps. Étudiante en Art à l’Académie Ozenfant, intéressée par l’art d’avant-garde, elle découvre le surréalisme lors de la première exposition londonienne du groupe en 1936. Elle y est foudroyée par un tableau-collage, Deux enfants sont menacés par un rossignol. Le coup de foudre se confirme lorsqu’elle rencontre l’artiste à l’exposition qui lui est dédiée en juin 1937. C’est le citoyen allemand Max Ernst, peintre confirmé de trente-six ans, alors qu’elle en a vingt et n’est pas encore majeure aux yeux de la loi. Son père lui interdit de fréquenter cet artiste sans le sou et menace de lui couper les vivres. Cela ne lui fait ni chaud ni froid : elle part en août pour Paris rejoindre Ernst et le groupe des Surréalistes. L’effervescence artistique est à son comble, elle est contagieuse, Leonora Carrington se lie à Man Ray, Nusch et Paul Éluard, elle s’essaie à l’écriture et au français simultanément : entre 1937 et 1940, elle donne une première salve de contes écrits non dans sa langue maternelle mais dans la langue de Molière. L’écriture automatique chère aux surréalistes suit spontanément un fil narratif aussi décousu que les rêves, avant une fin abrupte. La narratrice se lie d’amitié avec un cheval qui l’invite au Château de la Peur, cette dernière portant une robe de chambre « faite de chauves-souris vivantes cousues ensemble par les ailes. À leur façon de s’agiter, on eût dit que cela ne leur plaisait pas ». La narratrice passe des heures au zoo à discuter avec une hyène, qui lui propose d’aller à sa place au redouté bal des débutantes : il lui suffit de prélever le visage de la bonne pour parfaire le déguisement. Tour à tour, la narratrice de ces contes est invitée chez la reine ou par une aristocratique dame ovale, et la fantaisie débridée ne masque pas la révolte contre le père ou le système monarchique : au contraire, elle l’exacerbe.
La Maison de la peur paraît dès 1938, avec une préface et des illustrations de son compagnon, qui la présente comme « la mariée du vent » qui « se chauffe de sa vie intense, de son mystère, de sa poésie ». Puis, La Dame ovale rassemble en 1939 ses premiers textes. Une atmosphère morbide imprègne la plupart de ses récits, une ambiance de cauchemar plane sur des décors pourrissants, et des personnages de contes de fées, affolés par l’angoisse, émettent des paroles énigmatiques. Cela peut paraître surprenant chez une jeune femme en plein épanouissement, mais reflète bien le contexte politique et social d’alors, teinté d’inquiétude et de sombres pressentiments. Le couple achète une maison à Saint-Martin d’Ardèche, qu’ils décorent de fresques et de sculptures, et où ils reçoivent Leonor Fini, André Pieyre de Mandiargues, Lee Miller et Roland Penrose. Parallèlement, Leonora Carrington peint un autoportrait onirique, « A l’auberge du cheval d’aube », des satires de l’aristocratie anglaise, et un portrait de Max Ernst. Elle compose quelques contes, comme « Quand ils passaient » ou « Jemima et le loup », de même que le récit autobiographique Histoire du Petit Francis, écrit en anglais en 1940. Francis et son oncle Ubriaco fuient la fille tyrannique de ce dernier et prennent la route du Sud. D’après les biographes, les personnages transposent le couple anglo-allemand harcelé par Marie-Berthe Aurenche, la deuxième femme de Max Ernst. Le récit rapporte aussi l’expérience de l’installation en Ardèche : « La chambre était agréable sinon propre, et habitée par plusieurs scorpions et une armée de mouches. » L’écriture se fait synesthésique pour évoquer les journées de camping, la rencontre avec la fille d’un marquis, le souvenir d’une séance de spiritisme ou les rêves d’un cordonnier opiomane, des fêtes violentes ou des scènes cruelles. Lorsqu’Oncle Ubriaco quitte Francis pour suivre sa fille Amélia, Francis se voit pourvu d’une tête de cheval et récite les « Litanies de Satan » de Baudelaire. Les réminiscences des Enfants terribles de Cocteau et des romans d’Evelyn Waugh s’effacent devant la force du délire surréaliste.
Le couple est saisi par la déclaration de guerre : en tant que ressortissant allemand, Max Ernst est conduit en camp de prisonniers en septembre 1939. Cette épreuve inspire à sa compagne une première pièce de théâtre en français, Bon appétit. Elle prévient le lecteur d’emblée : « Ne crois pas trouver de la philosophie, ni de la politique ici. Car en poète, en cheval et en hyène, j’ignore la morale ». De fait, un sens aigu de l’absurde règne. Les soldats de la pièce sont tour à tour caricaturaux et nostalgiques, le prisonnier, Liebe Vogel (Cher Oiseau), maître du Vent (« Cet homme, c’est toi, Max ») partage sa prison avec un squelette de poulet qui berce la prison de ses chants tristes. La maîtresse de Liebe Vogel, Salonique, est une femme-cheval qui a pour confidente une hyène répugnante et douce. Grâce à l’intervention d’amis français haut-placés, Max Ernst est libéré. Leonora Carrington écrit une deuxième pièce, cette fois en anglais, La Fête de l’agneau, publiée pour la première fois en traduction française dans le recueil La Débutante en 1978. Dans un décor de roman gothique, la belle Théodora passe son temps dans la nursery pour fuir son époux, Philip. Elle s’éprend du demi-frère de Philip, Jérémie, un homme à tête de loup blanc. Des dialogues venimeux, des fantômes, des rites sacrificiels jalonnent cette pièce, hymne funèbre à l’amour fou indissociablement uni à la mort. La pièce est adaptée en drame musical sous le titre Bählamms Fest en 1997-1998, sur un livret d’Elfriede Jelinek et une partition d’Olga Neuwirth. Suit encore Le Cheval Tartar, une courte pièce fulgurante retrouvée dans les archives d’André Breton, où l’on retrouve la nursery et son cheval à bascule.
Max Ernst est à nouveau arrêté en mai 1940 et placé au camp de déportation des Milles. Restée seule, en pleine détresse, Carrington accepte d’accompagner des amis dans leur fuite de la France. En juin, elle cède la maison pour une bouchée de pain et abandonne tout derrière elle pour l’Espagne. Des textes perdus, Histoire du Petit Francis et quelques contes, seront retrouvés quarante ans plus tard par Werner Spies, un spécialiste de Max Ernst, et publiés en 1986 dans le recueil Pigeon vole. Ce périlleux périple en Espagne, elle le racontera en 1942 dans un témoignage sobre et poignant, intitulé En bas, récit d’une véritable descente dans la folie. Dans le voyage avec ses amis, elle se sent en totale communion avec la montagne et avec les animaux. « J’étais bouleversée de cette entrée en Espagne ; je la croyais mon royaume ; la terre rouge était le sang desséché de la révolution. » Arrivée à Madrid, elle se sent investie d’une mission christique, de sauver le monde en guerre. Elle rencontre un agent nazi et deux phalangistes. L’un d’eux, raconte-t-elle, « me jeta sur le lit après avoir déchiré mes vêtements et tenta de me violer. Je lui opposais une telle force rigide qu’il se lassa et me laissa me lever ». (Dans la traduction anglaise parue dans VVV en 1944 et revue par l’auteure en 1987, la version diffère : « après avoir arraché mes vêtements, ils me violèrent l’un après l’autre. ») Elle va voir le consul d’Angleterre pour le convaincre « que la guerre mondiale était faite à base d’hypnotisme par un groupe de gens, Hitler et Cie. […]. Ce bon bourgeois britannique constata immédiatement que j’étais folle ». Elle est internée dans un hôpital psychiatrique à Santander, où elle donne un sens symbolique, biblique et cosmique aux différents pavillons. Elle subit des injections de cardiazol, un violent épileptique qui la plonge dans des états de douloureuse catatonie : « Je pensais que l’on me faisait subir les tortures de purifications pour me faire atteindre la Connaissance absolue et qu’alors je pourrais vivre En Bas. Ce pavillon était pour moi la Terre, le Monde Réel, le Paradis – l’Eden – et aussi Jérusalem. » (En bas)
Quand André Breton intègre le conte « La Débutante » dans la nouvelle édition de son Anthologie de l’humour noir en 1950, il reconnaît en elle la « folie lucide » prêtée par Michelet à la figure de la sorcière, et salue « un de ces voyages dont on a peu de chance de revenir et qu’elle a relaté dans En bas avec une précision bouleversante ». Elle finit par sortir de son état délirant, et grâce à l’intervention de sa famille, est envoyée à Lisbonne. Lors d’une sortie, elle parvient à déjouer la surveillance et à gagner l’ambassade du Mexique, où elle retrouve le diplomate et poète Renato Leduc, qui fréquentait lui aussi le cercle surréaliste de Paris. Elle l’épouse, ce qui lui permet de partir avec lui à New York en juillet 1941. La même année, une seconde salve de contes paraît dans des revues new-yorkaises, comme « Lapins blancs », « Les Sœurs » ou « L’Attente ». De son côté, Max Ernst avait réussi à quitter la France pour l’Amérique en compagnie de Peggy Guggenheim. Ils se revoient alors, et Leonora Carrington écrit un texte en son hommage, publié en 1942 dans le magazine View : « Le Supérieur des oiseaux attache la Peur par la queue aux flammes du feu et trempe ses bras ailés dans la couleur ».
Au lieu de rester à New York, où l’attendent la gloire et la célébrité, elle retourne au Mexique et décide d’y rester. Elle se consacre à sa peinture, composant de nombreuses toiles inspirées de Jérôme Bosch et nourries de références ésotériques, auprès de sa grande amie Remedios Varo, épouse espagnole de Benjamin Péret et elle aussi peintre visionnaire. Elles se créent un petit groupe d’amis avec Kati et José Horna, Gunther Gerzso, Esteban Francés, et de loin en loin Diego Rivera, Frida Kahlo, Octavio Paz. Divorcée de Renato Leduc, Leonora Carrington épouse un photographe hongrois, Imre « Chiki » Weisz, en 1946 ; ils ont deux fils, Gabriel et Pablo. Elle continue aussi à écrire, cette fois directement en anglais, ou en espagnol. Des pièces de théâtre : Une chemise de nuit de flanelle, de 1945, est traduit par Yves Bonnefoy et publié en 1951. La singularité de cette pièce repose dans l’exécution simultanée de ses cinq scènes, dans cinq pièces différentes, habitées par des personnages de mythes celtiques, « âmes solitaires dérivant au hasard ». Elle coécrit avec Remedios Varo Le Saint Corps gras en 1947. Elle écrit aussi, pendant les années cinquante, deux longs récits en anglais, La Porte de pierre et Le Cornet acoustique. La Porte de pierre commence par une scène énigmatique dans une demeure d’architecture composite. Ailleurs, au Mexique, une femme, Amagoya, lit le journal d’une amie disparue à réputation de sorcière. Bientôt, les récits de rêves du journal intime envahissent le récit. Encore ailleurs, Zacharias, un petit garçon juif hongrois fuyant les persécutions, entre dans une étrange école, avec pour viatique : « Souviens-toi que tu es juif, et souviens-t’en toujours avec orgueil et dignité, quoi que puisse faire ou dire le monde extérieur ». Peu à peu, les frontières se brouillent entre le rêve et le réel, entre les différents lieux et les temporalités. Si le roi des Juifs et le petit garçon renvoient au mari de Leonora Carrington, Chiki Weisz, la narration, dans son flux propre, transmet une forme d’occultisme merveilleux tout à fait original, plus onirique que le réalisme magique d’Amérique latine. Le roman paraît d’abord en France en 1976, traduit par le fidèle Henri Parisot, avant de sortir au Royaume-Uni dans une version un peu différente, certains passages étant supprimés et d’autres ajoutés.
Le Cornet acoustique a pour narratrice Marian, une dame âgée de quatre-vingt-dix-neuf ans (quatre-vingt-douze ans dans la version originale en anglais). Anglaise exilée au Mexique, elle se languit des neiges de son pays natal. Sa meilleure amie, la fantaisiste Carmella, lui offre un cornet acoustique, et la nonagénaire édentée et sourde découvre soudain que son arrière-petit-fils Galahad (son fils dans la VO) veut l’envoyer dans un hospice nommé « Le Puits de la lumière fraternelle ». Marian se retrouve alors dans une sorte de secte alchimico-religieuse délirante, logée dans un phare miniature, et prenant ses repas avec les autres pensionnaires dans un château orné du portrait d’une mystérieuse nonne. Tout en racontant les intrigues qui se nouent dans ce lieu étrange, elle a une fâcheuse tendance à digresser, à confier ses opinions excentriques ou ses souvenirs du temps où elle était surréaliste, ou encore à sombrer dans des rêveries sans rapport avec le reste. La narration est alors un patchwork farfelu, émaillé des lettres insensées qu’elle reçoit et de parodies de textes alchimiques, qui culmine avec la biographie de l’abbesse du couvent de Santa Barbara de Tartarus, désopilant pastiche de vie de saint du XVIIIe siècle. Ce roman profondément anticonformiste, lui aussi d’abord publié en traduction française en 1974, a été analysé dans les années 1990 entre autres par l’universitaire américaine Susan Rubin Suleiman, spécialiste du surréalisme et du postmodernisme, qui en a souligné l’autodérision, le raffinement de la narration et la symbolique complexe autour de l’identité féminine, au prisme de la subversion littéraire.
Abandonnant le genre romanesque, Leonora Carrington revient au théâtre. L’Invention du Mole paraît en 1956 dans une revue mexicaine, Pénélope (1946), qui reprend le cycle de Tartar, arrive par miracle à se produire en 1961, avec une mise en scène d’Alejandro Jodorowsky, des décors et des costumes de l’autrice. D’un projet commun avec Jodorowsky est restée la pièce Le Prince bleu Coucou. Le prince bleu est l’expression espagnole pour le prince charmant, qui part en quête de sa sœur l’araignée. Il en tombe amoureux et l’épouse. Sur cette trame, avec pour récitant Arlequin, s’inscrivent des chansons bouffonnes proférées par une pléiade de personnages fantasmagoriques, avec des scènes « paniques » dignes d’Arrabal, dont les didascalies sont pour le moins difficiles à mettre en scène. Judith (1961) assume les résonances bibliques de son personnage-titre en une charge anti-patriarcale aussi poétique que violente : son père Issachar ordonne à son prétendant Esrom de la violer. Opus sinistrum (1969) met en scène un docteur qui souhaite exterminer toute vie sur Terre grâce à un virus lunaire. Les autorités politiques, religieuses et financières, entraînées dans une logique économique aveugle, restent sourdes au danger, et c’est une ancienne mère maquerelle, Mina Mina qui s’exclame : « Vous avez réduit la terre en esclavage, assassiné ses filles, tué vos frères, vous avez pollué l’air et délabré la nature. Nul être vivant ne peut plus respirer ». Faisant défiler pour personnages un croquemitaine, douze cannibales incarnant les signes du zodiaque, Hitler, Tarzan ou encore un ordinateur, la pièce adopte une forme mouvante et entièrement libre pour délivrer une nouvelle charge saisissante contre l’absurdité de la politique mondiale. Pompus et sanctificant unt met en scène un cube, un buste romain, un perroquet et un enfant à roues, pour un dialogue automatique indéchiffrable. Bouillon de corbeau (2007), écrit avec son fils Gabriel Weisz, est une réécriture d’Une chemise de nuit de flanelle, avec son dispositif ramené à quatre pièces d’une maison vues en simultané, où l’on retrouve Mina Mina d’Opus sinistrum. Ces pièces ne paraîtront pas avant 1978 en traduction française dans La Débutante, ou 2022 dans le troisième volume de son œuvre écrit.
Les trois volumes de ses œuvres, préparés et menés à bien par Laurence Loutre-Barbier et les éditions Fage, permettent de découvrir enfin dans sa quasi-totalité une œuvre riche et flamboyante. Ne manquent que « Le Squelette en vacances », sa part d’un cadavre exquis narratif (L’Homme qui a perdu son squelette, avec Hans Arp, Marcel Duchamp, Ernst, Éluard ou encore Gisèle Prassinos), et ses contes pour enfants réunis dans Le Lait de rêves (Ypsilon, 2018). On sait aussi qu’elle a écrit des textes de non-fiction comme ses réponses aux enquêtes surréalistes ou le texte « Jezzamathatiques » (dans la monographie chez Gallimard et la Maison de l’Amérique latine, 2008). Cette entreprise de réunir l’œuvre écrit de Leonora Carrington représente aussi une initiative sans précédent dans aucune langue. Certes, les éditions américaines Dorothy Project ont publié The Complete Stories of Leonora Carrington en 2017, et la New York Review Books a réédité Down Below et The Hearing Trumpet en 2020, avec une postface d’Olga Tokarczuk, qui déclare aimer dans la fiction les fins ouvertes et une folle métaphysique, ce qu’elle trouve à profusion dans Le Cornet acoustique. Mais ces trois courts volumes sont loin de couvrir l’ensemble de son œuvre. Au Mexique, le Fondo de cultura económica réédite La trumpetilla acústica, et en Espagne Alpha Decay republie Memorias de abajo, mais aucune édition complète n’est encore proposée en espagnol.
Il faut profiter alors de la chance insigne de pouvoir lire un premier volume de vingt-six contes, un deuxième volume rassemblant quatre récits longs, et un troisième réunissant douze pièces de théâtre, dont cinq inédites et deux publiées auparavant seulement en espagnol. Cet ensemble permet d’évaluer une œuvre née sous les auspices du surréalisme, exprimant la révolte envers l’autorité paternelle ou politique sous une forme profondément libre dans ses formes et ses images. Le témoignage de la plongée dans la folie En bas expose une véritable « délivrance par le langage », comme le note Jacqueline Chenieux-Gendron. La Porte de pierre est un bijou de récit onirique, et Le Cornet acoustique un sommet d’humour et de subversion, capable de revenir sur son passé surréaliste pour dynamiter les représentations. Un théâtre tout aussi libéré prend peu à peu des dimensions inattendues et trouve des affinités anarchistes et monstrueuses avec le mouvement panique d’Arrabal, Jodorowsky et Topor. « Leonora Carrington était une dramaturge visionnaire d’une grande capacité narrative », conclut Karla Segura Pantoja dans une préface remarquablement documentée. Il n’est pas inutile de découvrir ou de relire les écrits d’une surréaliste qui n’a cessé de parsemer sa vie de textes singuliers, aussi baroques et spirituels qu’éclairants et libérateurs.
Leonora Carrington, L’Œuvre écrit I : Contes, préface de Marc Kober, éditions Fage, août 2020, 207 p., 19 €
Leonora Carrington, L’Œuvre écrit II : Récits, préface de Jacqueline Chénieux-Gendron, éditions Fage, mai 2022, 430 p., 28 €
Leonora Carrington, L’Œuvre écrit III : Théâtre, préface de Karla Segura Pantoja, éditions Fage, mai 2022, 374 p., 28 €