Philippe Joanny : Survivances (Quatre-vingt-quinze)

Philippe Joanny 95 (détail de la couverture © éditions Grasset)

Le titre du roman de Philippe Joanny, Quatre-vingt-quinze, fait écho à celui de Victor Hugo, Quatrevingt-treize. Cependant, de l’un à l’autre, l’époque a changé, la littérature aussi. Et l’événement historique n’est pas non plus le même. La Terreur postrévolutionnaire a laissé place à un autre événement, une autre terreur : celle liée à l’épidémie de Sida, à une mort omniprésente, à une décimation quotidienne, indifférente.

Le roman de Philippe Joanny est un concentré de cette période qui peut paraître lointaine mais qui ne l’est pas : l’épidémie n’est pas terminée et les effets ou échos des premières années de celle-ci n’ont pas disparu. Les morts demeurent morts mais ils demeurent aussi parmi nous, avec nous – un peuple de morts et de mortes qui demeure présent. Comment se rapporter à ces morts ? Comment se rapporter à cet événement ? Comment se rapporter à la présence actuelle de ce peuple d’ombres dont les visages nous parlent, nous sourient encore, ne cessent, devant nos yeux, de vivre et de mourir encore ?

La pandémie de Sida a fait des millions et des millions de victimes – millions de victimes qui sont aussi la conséquence de politiques homophobes ayant choisi d’ignorer cette pandémie, qui ainsi ont assassiné des millions d’individus. L’événement est planétaire, les cadavres partout s’amoncellent. Au lieu de traiter celui-ci de manière épique, grandiose, Philippe Joanny prend un parti qui rejoint celui de la littérature moderne : le quotidien, le fait quelconque, le temps banal de la vie. Le drame existe et se révèle non à travers un temps exceptionnel, des attitudes héroïques, des paroles remarquables. Le récit épique devient murmure ou simple constat énoncé dans un langage commun, les héros sont n’importe qui vivant la vie la plus banale, le décor est celui, quotidien, de nos villes.

Philippe Joanny évoque un groupe d’ami.e.s gays confrontés au Sida, à la mort, en particulier à la mort de l’un d’entre eux : Alex. « Ils tombent les uns après les autres » : ils meurent d’overdose ou de la maladie, ils meurent très jeunes, souvent seuls, le plus souvent seuls. Alex est un de ces morts, venant après d’autres, déjà morts d’overdose ou des conséquences du Sida, en même temps que d’autres (Nino), et en précédant d’autres, proches ou anonymes, innombrables. Ce n’est pas que la vie continue, comme on le dirait platement, c’est que la catastrophe se confond avec le quotidien, qu’elle en est une dimension. Quatre-vingt-quinze est une nécrologie, un récit des morts, une liste de morts, le récit d’un monde, notre monde, habité par une mort proliférante.

Alex est mort d’une overdose, sur son canapé, une mort qui en précède une autre, annoncée, puisqu’Alex était aussi séropositif, et qu’en 1995, être séropositif équivalait de manière très probable à un arrêt de mort. Philippe Joanny fait le récit de ces êtres en sursis qui, conscients de l’être, sans espoir d’autre chose que leur mort, deviennent des corps et des esprits habités par un désir de vivre de la manière la plus intense, la moins contrôlée, la vie ici n’ayant pas de finalité extérieure à elle-même, à son intensité, à sa joie ou son plaisir ici et maintenant : drogue, alcool, boîtes de nuit, abandon des impératifs sociaux, professionnels, familiaux. Imprégnés par la mort, les personnages de Quatre-vingt-quinze le sont aussi par la vie, étant traversés par un désir intense de vie, d’autant plus intense que la mort les frôle en permanence. Le livre de Philippe Joanny est centrée sur la mort mais aussi sur la vie, étant lui-même un point de vue de la vie qui a duré, qui dure, qui se retourne sur la mort dont elle a, en un sens, réchappé. Récit, donc, d’un survivant et d’un témoin : témoin des morts, témoin de la vie.

De fait, Quatre-vingt-quinze n’est pas seulement un récit sur l’épidémie de Sida, sur tel ami décédé. Il s’agit d’un livre qui dresse le portrait d’une communauté d’ami.e.s, une communauté d’individus qui cherchent à vivre autrement, à trouver d’autres façons d’être ensemble, d’être amoureux, d’être vivants. Quitter les murs trop étroits de sa province et de sa famille, quitter un travail aliénant, ne plus considérer comme valable ce que la « réussite » sociale implique, ne pas reproduire les schémas conventionnels du genre, de la morale, du discours dominant, de la sexualité, se rapporter autrement à son corps et à celui des autres – tout ceci traverse le récit qui expose la recherche non pas désespérée mais exaltante d’autres façons de vivre et de penser. Le désespoir, les morts du Sida, ne sont pas uniquement la cause du mode de vie destructeur qui caractérise les personnages, ils en sont surtout des éléments parmi d’autres, inattendus, repris, intégrés, rejetés – ils sont les obstacles autant que les accélérateurs d’une recherche ou d’un espoir qui étaient déjà là mais qui, du fait de la pandémie, du désespoir, de l’événement mortel et trop grand qui s’abat, peuvent mal tourner, se retourner contre soi, échouer dans la destruction de soi et, effectivement, la mort. Les corps désirants deviennent alors des corps catatoniques, des corps-zombies, des corps empoisonnés par l’héroïne, foudroyés par l’overdose, des possibilités soudainement et dramatiquement effacées.

Quatre-vingt-quinze retrace les quelques jours qui séparent la mort d’Alex de son enterrement. Le récit alterne le présent de la narration et le passé. Si un narrateur est chargé d’articuler le récit, celui-ci est également énoncé par des témoins de cette époque, les amis qui ont connu Alex, l’ont accompagné durant son existence, ont traversé avec les autres les quelques jours jusqu’à la mise en terre. Le récit alterne un présent narratif qui renvoie à un passé, lequel est mêlé au passé utilisé par ceux qui, sous la forme d’un entretien, se souviennent du passé. Cet aller-retour entre narration au présent et au passé, la présence de témoins évoquant leurs souvenirs, construit un dispositif narratif et temporel dont l’effet et la fonction sont divers. Par ce dispositif, Philippe Joanny dessine le portrait de chacun des intervenants, d’un ensemble de personnages, de leurs trajectoires, mais aussi du mode de vie qui était le leur, du Paris des années 90. Entre fêtes, prises de drogues, rencontres amicales et sexuelles, morts, difficultés financières, parcours plus ou moins chaotiques, joies et souffrances, plaisirs et mélancolie, les personnages du livre circulent à l’intérieur d’un Paris révolu, pauvre, sale, certains des lieux les plus chers et branchés d’aujourd’hui (le Marais, le 10e) étant alors des zones en décomposition, abandonnées, où les immeubles vétustes coexistaient avec les poubelles et la crasse (le délabrement, la décomposition de cet espace extérieur pouvant aussi résonner avec les états internes des personnages). Ce Paris, remplacé par un autre, chic et très cher, revient dans ce livre, survit dans l’esprit et les discours, telle une ombre portée sur les devantures des commerces branchés et des machines à fric qui constituent aujourd’hui ces zones autrefois (il y a moins de trente ans !) délabrées.

La survivance de ce qui a disparu, son retour fantomatique, est également, et évidemment, au cœur du rapport au personnage d’Alex et plus généralement avec les autres morts. Si le livre de Philippe Joanny est un retour en arrière, dans le passé, il est surtout un retour du passé dans le présent, un retour incessant puisque ce passé ne passe pas. Comme le Paris des années 90, Alex revient dans le présent de la narration, il revient dans ce qu’évoquent les témoins : sa jeunesse, son parcours, ses rencontres, ses excès, son corps, son allure, ses paroles, etc. C’est bien lui qui revient, qui est là, dans le discours – comme reviennent les autres personnes évoquées, le temps de leur vie, le temps de leur mort. La construction du roman, son ancrage dans les récits des différents témoins sont orientés vers ce processus de retour ou de survivance : les morts sont morts mais survivent d’une façon étrange, selon un mode singulier de la survie – morts et vivants, survivants dans le discours, dans la mémoire, dans les images mentales, dans les paroles que la communauté échange et produit (« Avec ce phénomène étrange qu’il resterait dans le flou, comme une silhouette sans contour, à la fois proche et lointaine, de plus en plus lointaine »).

Quatre-vingt-quinze trouble la flèche du temps, sa linéarité, lui imposant des boucles, des retours répétés du passé, comme un retour incessant de la mort mais aussi comme une insistance de la vie qui sans cesse revient. Le dispositif narratif choisi par Philippe Joanny est celui non pas du deuil, non pas de la mélancolie, mais de la survivance : les morts y sont morts mais vivent de leur vie fantomatique, ils vivent de la seule vie qui est possible pour eux, la vie des fantômes, des revenants. Les morts ne passent pas, les morts et mortes du fait du Sida ne passent pas, ils et elles demeurent parmi nous, avec nous, sans cesse mourant, sans cesse morts, et sans cesse revenant, vivant encore. Quatre-vingt-quinze est le livre de ces revenants : l’histoire y revient, puisqu’est rappelée cette histoire de l’épidémie et l’hécatombe qui est déjà, étrangement, oubliée par le plus grand nombre, par l’Histoire ; mais elle revient aussi avec les visages, les paroles, les corps, les désirs de ceux et celles qui sont morts à l’âge de vingt ans, de trente ans, de vingt-cinq – tout un peuple de revenants qui sont là, parmi nous, jusqu’à ce que nous-mêmes soyons engloutis par la mort.

C’est ce qui apparaît à la fin du livre : « Tous les protagonistes ou presque de cette histoire sont morts, eux aussi », les morts du livre mais aussi ceux qui, dans le livre, étaient vivants, les témoins, ceux qui construisent ou ont construit le récit. Nous les pensions vivants alors qu’ils sont eux-mêmes déjà morts, qu’ils étaient peut-être déjà morts alors que nous écoutions, dans le livre, leurs paroles vivantes : paroles de morts, paroles de vivants pourtant morts, comme un tour supplémentaire dans la logique temporelle du livre. La question se pose : que deviendront ces morts, nos morts, lorsque nous aurons nous-mêmes disparu ?

Philippe Joanny, Quatre-vingt-quinze, éditions Grasset, février 2023, 192 p., 19 €