« Le vivant, cet inconnu »: Pierre Jakob, Flèches & Plaies. Essai d’une métapsychologie de l’écoute

Détail de couverture Flèches & Plaies. Essai d’une métapsychologie de l’écoute © Éditions La Route de la Soie

Le titre de l’essai de Pierre Jakob est inspiré d’une citation de Kafka rappelée en exergue : « Il suffit que les flèches soient à la mesure des plaies qu’elles ont faites ». Cet élan aphoristique entre en tension féconde avec le sous-titre plus propice au traité : « Essai d’une métapsychologie de l’écoute ». Ce dernier pourrait, à bon droit, laisser penser que le propos se situe sur le terrain de la seule psychanalyse. Ce n’est pas le cas. Certes, les références à Freud (sur lequel Pierre Jakob a naguère écrit) ou à Lacan sont nombreuses, mais ce dont il est question ne saurait être circonscrit à quelque champ balisé. Tandis que le propos emprunte également à la philosophie (Pierre Jakob a enseigné cette discipline), son véritable lieu est la mystique. Cette situation de confluence intertextuelle et interdisciplinaire est assumée d’emblée. Mystique est bien l’argument de cet essai, aussi simple que renversant : le « vivant » s’ignore tel. Le lui rappeler, telle est la bonne nouvelle que porte ici Pierre Jakob.

Quel est-il donc, ce « vivant » ? C’est ceci qui apparaît dans le sentiment inéluctable de la « faute », quand toutes les ressources identificatoires du « soi » chutent et que, partant, la « puissance de l’inconnaissance » en est libérée. C’est ce qui n’est pas assignable, sur lequel aucun terme définitif ne peut être apposé. Dans le passage du « soi » au « vivant », le psychologique cède au mystique : la « dynamique de l’idéal » s’ouvre à ce qui n’a plus d’étayage narcissique symbolique ni imaginaire. C’est sur cette ligne de crête que Pierre Jakob s’avance tout du long.

Toute l’entreprise de cet essai consiste ainsi à distinguer radicalement le « vivant » du « soi » (bien que le « soi », on s’en doute, soit inévitablement le « vivant » en puissance). Cette distinction en commande une série d’autres. Le rapport du « vivant » aux principales dimensions de l’existence – au monde, à autrui, au langage, au temps – diffère radicalement de celui du « soi ». Du côté du « vivant », il y a la « mémoire » qui se fait écoute créatrice de la tradition (contre le « souvenir » d’ordre psychologique) ; il y a l’« immédiat » qui est l’élément même du poétique (contre le « réflexif » qui toujours généralise et risque d’enfermer) ; il y a l’« engendrement » (contre l’« expression » qui fonctionne avec du toujours déjà révolu). Mais il ne faut pas s’y tromper, un terme n’est pas ici le contraire de l’autre, il ne le mesure pas : pas de relève dialectique, mais un « changement d’ordre ».

Le rapport du « vivant » au temps s’en trouve bouleversé. Tandis que le « soi » est pris dans l’ordonnancement du temps autour du moment présent, selon les habituelles synthèses de la temporalité subjective, le vivant est dit « synthèse du temporel et de l’éternel » pour parler comme Kierkegaard que cite Pierre Jakob. A la faveur d’une telle transmutation ontologique de la temporalité, le passé « sort des brumes de l’oubli » et l’avenir est ouvert à nouveaux frais : « le vivant ne peut s’identifier au récit de soi au fil des jours et la biographie ne le saisit pas ». Il ne peut en fait s’identifier à aucune figure, les idoles ne lui sont plus d’aucun secours : telle est la veine fortement iconoclaste de Pierre Jakob. Il faut préciser que les idoles ne sont pas les pauvres images pieuses mais bien plus décisivement tout ce qui enrégimente le « soi », à commencer par les inévitables « verdicts » familiaux et sociaux, corollaires de ses expériences socialisatrices. L’irréversibilité banalement tautologique du temps ne doit plus, dès lors, être confondue avec la notion de l’« irréparable » qui ne se donne, elle, qu’avec cette « faute ».

Le passage suivant, au mitan de l’essai, éclaire ce qu’il en est de cette « faute » qui n’est pas à identifier dans quelque code constitué, mais à éprouver comme ce qui, précisément, révèle au « vivant » qu’il n’était pas le « soi » : « La conversion au vivant s’accompagne du sentiment d’injustice : le soi aperçoit sa tyrannie qui enfermait le vivant dans la réclusion. Il le laissait en souffrance et n’en savait rien ; tout entier à ses promesses et à ses élaborations, le soi laisse le vivant forclos. L’inconnaissance de la passiveté qui donne voix au poétique rompt avec l’injustice du soi, qui ne sait pas qu’il ne verse aucune larme sur ce qu’il opprime ; le soi n’a aucune idée de la voix poétique comme écoute du vivant, tendue dans la traduction du silence parce qu’il n’a aucune connaissance de la blessure : l’auto-érotisme du soi est dénégation de la blessure vers laquelle ne s’avance que l’angoisse dont le fantôme est objet de conjuration et de rites personnels. »

La « passiveté » n’est pas ici la passivité de l’objectivation traumatique du « vivant » par la force ; elle est ce qui accompagne le « non » que le « vivant » intime aux discours psychologisants du « soi » qui le méconnaissent. Si Pierre Jakob déjoue en moraliste les ruses de la conscience qui ne veut rien savoir de ce qu’il appelle le « spectre », à savoir le gardien du « vivant », ce n’est pas pour les fustiger, mais dans un geste en direction de la « voix poétique » qui ne saurait se satisfaire du compromis. La « voix poétique » est le « style du vivant », elle également parole spectrale. Aussi le spectre est-il messager de vie.

Tous ces motifs, le « vivant », le « poétique », la « faute », le « spectre » (il y en a d’autres), organiquement solidaires, sont amenés à la faveur d’une écriture musicale, par variations et « reprises » ; c’est que l’écoute n’est jamais achevée, ne connaît pas de dernier mot. Aussi l’écriture de Pierre Jakob performe-t-elle ce qu’elle énonce ; son énonciation n’est jamais en-deçà de son énoncé. Cette écriture musicale se meut, on l’aura compris, dans l’élément d’une mystique d’inspiration d’abord biblique et chrétienne. Mais elle s’efforce de faire l’économie d’éléments doctrinaux, que l’expérience humaine dans sa plus grande universalité ne requiert pas pour se penser. Comme toute véritable mystique, celle-ci est rude, sans pour autant céder aux illusions narcissiques de l’ascétisme qu’elle récuse explicitement. Elle est « réaliste » contre l’idéalisme platonicien : le corps est « l’âme de l’âme ». Sa question est celle de la Genèse : « Où es-tu ? »

Pour le « vivant », plus rien ne vaut de ce que le « soi » croyait savoir dans les subterfuges de la vie psychique. Cette « inconnaissance » n’a strictement rien de l’ineffable romantique, pas davantage d’un vague supplément d’âme : c’est le « sans consolateur », du côté de l’insubstituable « mal qui fait mal ». Nulle pente non plus vers le « numineux », pas de « halo lumineux », pas de « cuisine du soi par le soi », mais « l’humilité » que seule la « rencontre » réelle peut imposer. « La dynamique de l’idéal, bien loin de se perdre dans l’exaltation de l’ineffable ou les dithyrambes du vide, prend au sérieux dans le vivant son histoire comme rien d’autre ne saurait le faire ». Le « moment secret » du « vivant » se pense ainsi avec la plus grande rigueur, dans un dialogue serré avec la psychanalyse : « Cela s’entend en basse continue dans l’œuvre de Freud, toujours désireux de renvoyer aux énergies de la vie, où ça vit en-dessous des représentations : c’est-à-dire bien autre chose que ce qu’un regard condescendant y voit comme scientisme ». Mais si Pierre Jakob marque ici son accord, la question du « vivant » excède celle de la levée du refoulement ; le « vivant » n’est pas le « soi » apaisé ni guéri.

Cette mystique appelle une pensée du poétique. Seule cette « inconnaissance » s’ouvre à la « totalité » qu’est le « vivant », ce que l’œuvre d’art peut intuitionner ; tel est son « mot » : totalité signifiante qui va au-delà de la désignation, en vertu du travail de la forme. En effet, le « vivant » ne peut pas être désigné. Pour reprendre avec Pierre Jakob les mots de Joë Bousquet, c’est cela qui ne peut être que « traduit du silence » : « L’oralité du spectre mêle le silence et la parole sur un mode où ils cessent d’être l’opposé l’un de l’autre. Avant de livrer son contenu, la voix du spectre impose son rythme ; sa forme est son lien vivant à l’inconnaissance. Cette inconnaissance est l’expérience d’un dehors, d’un autre qui n’est pas contenu dans les limites de la réserve mentale de l’individu. »

Mystique continuellement définie comme « connaissance de l’esprit par lui-même », où l’esprit n’est en rien le psychisme du « soi », mais ce qui sait le vivant « sans chez soi ». Nul argument dogmatique, mais une intuition dépliée tout du long : le propos est aux prises avec les difficultés réelles qui sont celles dont aucun être humain ne peut faire l’économie ; difficultés qui ne sauraient davantage être déniées, sauf à ce que soit reconduite comme en contrebande l’illusoire maîtrise du « soi ». C’est bien la « peur de la peur », celle du maître de la dialectique hégélienne qui risque sa vie pour la reconnaissance, qui coupe le « soi » du « vivant » et, en définitive, l’enferme dans une lutte qui ne le concerne pas. Toute la rigueur argumentative a pour but d’ouvrir à une conception de l’amour mystique au sens le plus exigeant de l’expression (qui n’a vraiment rien de sentimental, on l’aura compris).

La lecture s’étoile dans de multiples directions, mais toujours au service de l’effort d’élucidation. Elle jette une lumière originale sur quelques grandes œuvres de la tradition : Qohélet, Livre de Job, parabole du Bon Samaritain, patrimoine que chacun croît bien connaître, qu’elle reprend à neuf, là où tout est pourtant sous les yeux. Elle considère aussi bien l’« angoisse » kierkegaardienne que la sombre mais inéluctable leçon sadienne sur laquelle il serait trop facile de fermer les yeux. Elle séjourne auprès de quelques auteurs stratégiques de la modernité : Artaud, Benjamin, Blanchot, Simmel, entre autres, par-delà modes et chapelles. Qui dit le « vivant », le « spectre », pense à Bergson, à Derrida : références qui sans être absentes ne sont pas les plus sollicitées. Elle mobilise quelques théoriciens du poétique, en particulier Meschonnic, pour ce qui est de la portée de « l’oralité » pour une pensée du « vivant ». Elle fait droit à des œuvres qui en savent un bout sur la « blessure », chez Joë Bousquet surtout, mais aussi Charlotte Delbo, qui ont trouvé dans le poétique des ressources pour se tenir au plus près d’elle. Elle chemine, sur des points clés qu’il serait trop long d’expliciter, auprès de quelques contemporains, le philosophe Pierre Michel Klein, le psychanalyste et écrivain Alvaro Molina Escobar : dialogue qui est à chaque fois un modèle d’écoute, où la voix de l’autre se déploie pleinement dans son épaisseur propre, sans que la direction argumentative du propos ne soit jamais perdue. Puisqu’il est question d’écoute, il faut savoir se mettre à celle du phrasé de Pierre Jakob, qui fait véritablement entendre une voix : condition à laquelle sa touche se fait profondément fraternelle.

Que le lecteur tatillon passe sur les quelques problèmes typographiques, notamment dans les notes de bas de page, et qu’il salue plutôt La Route de la soie d’avoir accueilli l’une ces rares œuvres qui font rencontre dans une vie. L’essai parlera à chacun selon sa praxis : aux artistes et littéraires qui entendront ici le « poétique » dans sa relation native avec la mystique ; aux philosophes bien entendu, que le propos décalera de leur position de maîtrise ; aux thérapeutes qui pourront s’appuyer sur d’éclairants passages, fort concrets, relatifs à l’institution et à la place que le « vivant » peut y prendre. Concernant les groupes de parole, Pierre Jakob écrit ces lignes, parmi plusieurs pages vraiment admirables : « Dans la création de ces espaces d’écoute, la réticence, au lieu de se murer dans l’enfermement, est accueillie comme dynamique possible où le vivant peut se saisir de sa voix. Pour qui a participé à ces colloques, l’intensité et la gravité de ce qui est échangé sur la vie vécue, qui peut s’étendre de longues heures durant quelquefois, ne peuvent s’oublier : une société d’adultes qui ne se dissout pas dans les bavardages et le bruit du quelconque n’est pas une expérience si courante. »

Mais comme il est artificiel de départager les choses ainsi, de même que l’inévitable réduction d’une parole vivante à l’exposé ne peut lui rendre justice. Flèches & Plaies mettra surtout le lecteur sur la voie de cette « inconnaissance » où s’intuitionne son inassignable singularité. En définitive, il serait malhonnête de taire que l’auteur de cette recension connait l’écoute de Pierre Jakob en sa pratique et que, pour le dire aussi pudiquement que possible (mal dissimulé derrière cette troisième personne de bon aloi), il espérait que ce livre adviendrait. Qu’il touche au plus vif de ses lecteurs, tel est le vœu.

Pierre Jakob, Flèches & Plaies. Essai d’une métapsychologie de l’écoute, éditions La Route de la Soie, janvier 2023, 340 p., 20 €